Le combattant de la peste
(1544 - 1545)


   Nostradamus rédigea vers 1543 une traduction en vers des Hiéroglyphes de Horapollon, et qu'il dédia à la Princesse de Navarre, manuscrit qui ne fut sans doute jamais publié.

   Au mois de novembre de l’an 1544, il va pleuvoir abondamment en Provence, nous disent les historiens, provoquant une inondation qui fit renverser une partie des murailles de la ville d’Avignon. Le Rhône déborda, et on contemplait avec horreur les corps déterrés, provenant de ses cimetières, qui en sortirent et flottèrent sur les eaux telles de petites barques. Le Rhône avait tellement débordé, que depuis la Durance jusqu’à la mer, toute la campagne ne faisait qu’un avec elle, à tel point, nous dit Honoré Bouche que l’on pouvait se rendre par bateau de Château-Renard à Eyragues ou à Saint-Rémy.

   C’est certainement de là que naquit en Provence, pendant les deux années qui suivirent, cette terrible maladie contagieuse que Michel de Nostredame avait rencontré alors qu’il n’était qu’un étudiant : la peste.

   Au même moment, Nostradamus se trouvait à Marseille. Il aura l'occasion d'étudier la peste avec son confrère Louis Serres.

   Note :

   Les descriptions qui vont suivre, concernant ce terrible fléau, pourront paraître incroyables, voire exagérées, mais elles sont attestées par plusieurs écrivains contemporains de ces événements, et que nous avons retrouvé dans différents traités de la peste du XVIe et XVIIe siècle.

La peste dans l’imagination populaire

   La superstition, engendrée par une foi naïve, s’est toujours développée dans un climat favorable à l’éclosion des grandes épidémies qui désolèrent l’humanité. La crainte de la mort s’éveillait à la simple évocation de cette maladie effroyable.

   La terrible angoisse inspirée par la peste et les pestiférés était plus mortelle que le fléau lui-même. Le nom même fut souvent donné à des maladies qui n’avaient en commun avec elle que d’être des épidémies à grande mortalité.

   Si les épidémies de peste frappaient massivement les individus et répandait la terreur parmi les populations, c’est essentiellement pour deux raisons indissociables :

   * Premièrement, on attribuait une cause surnaturelle à cette épidémie dévastatrice qui saisissait les foules et décimait la population, tel « un fléau que Dieu s’est réservé pour la punition de noz péchez », rapportent les traités de l'époque. Ainsi, les médecins eux-mêmes contribuaient à répandre une telle interprétation. Pour la population résignée, il s’agissait donc d’un châtiment divin afin de punir les hommes de leurs péchés.

   * La seconde raison réside simplement dans l’ignorance la plus absolue des causes de la peste et de son mode de transmission. La méconnaissance des principes les plus élémentaires de l’hygiène associée à la misère étaient éloignées des pensées de la plupart de nos anciens médecins. L’abattement moral, l’angoisse perpétuelle et la résignation étaient autant de facteurs de propagation du mal.

   Par ailleurs, lors des épidémies de peste, on n’a pas manqué de relever les phénomènes météorologiques exceptionnels qui les avaient précédées : les éclipses de soleil et de la lune, les conjonctions extraordinaires des planètes, particulièrement de Mars et Saturne, et surtout l’apparition des comètes. Si on ajoute à ces mauvaises conjonctions astrales et autres phénomènes astronomiques la coïncidence avec les inondations, sécheresses ou tremblements de terre, on peut sans peine imaginer ce que ressentaient des esprits angoissés face à ces sinistres présages.

   A côté de ces « catastrophes naturelles », le peuple croyait voir dans le ciel des formes macabres et terrifiantes. Les nuages ressemblaient à des fantômes armés de glaives qui menaçaient une population épouvantée. Même les médecins de la Renaissance partageaient la crédulité de leurs contemporains, attribuant parfois l’origine du fléau au dérèglement des saisons, quand l’hiver était chaud, au lieu d’être froid, et inversement.

Les origines de cette maladie contagieuse

   Le simple contact des malades ou des vêtements lui ayant appartenu suffisaient à montrer la nature éminemment contagieuse de la peste. Elle se propageait donc au moyen de germes qui pénétraient dans le corps soit par la peau, soit par la transpiration.

   Il était donc naturel que l’épidémie de peste frappât certaines villes, notamment à l’occasion des guerre qui marquèrent le début du XVIe siècle, et au cours desquelles le rassemblement et la dispersion de l’armée française se faisaient toujours dans ces villes.

La description des symptômes

   La peste commençait toujours de manière brutale et s’accompagnait de tous les signes que l’on note dans toutes les grandes infections.

   Les accidents ordinaires de la peste débutaient avec de légers frissons suivis d’une fièvre ardente, laquelle se maintenait tout au cours de la maladie, une rougeur des yeux et une inflammation de la gorge, la langue sèche, noire et gercée, une soif inextinguible, l’haleine infecte et la respiration laborieuse. Le malade, à la face livide, avait une démarche titubante.

   Le mal s’attaquait ensuite à la poitrine, et aux premiers symptômes succédaient de fréquents éternuements, une toux violente, la voix rauque, et suivis de nausées, crachements de sang et vomissements bilieux. Puis venaient des convulsions et une fatigue générale.

   La peste bubonique se manifestait par des gonflements des ganglions du cou, des aisselles et de aines, accompagnés de fièvre et de délire. Même lorsque ce n’était pas l’époque des fortes chaleurs, la peau devenait rouge et sèche, puis le corps se couvrait de tâches violettes et de pustules charbonneuses.

   Certains malheureux, pour étancher la soif ardente qui les dévorait, se jetaient dans les rivières ou se précipitaient dans les puits.

   L’éruption de charbons aux points d’inoculation du mal par les piqûres de puces, et celle des bubons, signes caractéristiques de l’affection, était précédée de vomissements spectaculaires, de déjections noires et fétides, ou de sueurs visqueuses et de mauvaise odeur : le corps était teinté de jaune.

   Les pestiférés ne dormaient pratiquement pas, du moins, leurs membres n’étaient jamais en repos, car l’anxiété les habitait. Beaucoup s’abandonnaient au désespoir le plus affreux et attendaient la mort avec impatience. Il semblait que seule cette mort pouvait mettre un terme à leur calvaire, qui arrivait généralement au bout d'une semaine. Les malades expiraient au milieu du délire ou dans un état léthargique. Les chroniqueurs ont même observé des cas d’anthropophagie et d’automutilation.

   Cependant, au milieu d’une tristesse générale, alors que la population s’efforçait par des prières de fléchir la colère céleste, il y avait encore des gens qui se livraient aux mêmes plaisirs qu’auparavant. Ils jouaient, mangeaient, buvaient comme à l’ordinaire, malgré la fermeture des tavernes, et fréquentaient les bordels.

La déclaration de la peste

   Les hommes produisaient dans les villes de grandes quantités d’immondices qui pourrissaient en tas dans les maisons et dans les rues. Les soupiraux des divers lieux publiques recevaient les excréments humains, et les ruelles en particulier recueillaient toutes les eaux croupissantes et puantes provenant des ordures. Il faut ajouter à cela la multiplication extraordinaire des petits animaux, qui se complaisent dans la pourriture, comme font puces, mouches, crapauds, vers, rats et autres semblables.

Les moyens de lutte

   Quels furent les moyens mis en œuvre au XVIe siècle pour lutter contre le fléau déclaré et « médicamenter » les malades de la peste ?

   Dès lors qu’une épidémie de peste était signalée quelque part, la ville envoyait des émissaires sur place pour se rendre compte de la réalité des faits et prendre si nécessaire les mesures immédiates qui s’imposaient, à savoir la rupture complète des relations avec cette localité. Comme c’est par les portes de la ville que la peste ou les semences de la peste entrait ordinairement, avec les hommes, le bétail, la marchandise et la nourriture, il fallait vérifier que rien n’entre de suspect.

   On exhortait le peuple à se porter à la pénitence par des jeûnes, prières, aumônes et autres actions de charité. Dans la ville affligée par la peste, les rues étaient désertes et la vie économiques suspendue ; les boutiques et les maisons demeuraient obstinément closes et on marquait d’une croix les maisons des pestiférés.

   Les médecins de cette époque étaient partisans de la doctrine humorale. En effet, la peste était un poison qu’il fallait combattre et évacuer du corps par tous les artifices.

   Parmi ces moyens thérapeutiques, les plus usités étaient les sudorifiques, les purgatifs, les révulsifs destinés à éliminer le venin, ensuite venaient les antiseptiques internes et enfin les préservatifs.

   Au Moyen Age et jusqu'à la Révolution, la peste releva du chirurgien beaucoup plus que du médecin. Au XVIe siècle, La profession de chirurgien se confondait avec celle de barbier, et les mêmes individus s’occupaient à la fois des soins de la barbe et des soins chirurgicaux !

   Un des meilleurs moyens de se préserver contre l’infection consistait à se faire saigner. Bien évidemment, l’incision du bubon inguinal était l’œuvre du barbier, car les médecins répugnaient, le plus souvent, à éxécuter ce genre d'opération.

   Les bubons, manifestations courantes de la maladie, exigeaient ainsi souvent l’incision et les charbons nécessitaient de fréquents pansements.

   Les bubons faisaient leur apparition vers le 2ème ou le 3ème jour, et siégeaient le plus souvent aux aisselles, et communément aux aines.

   On faisait suppurer le bubon au moyen de cataplasme ; après quoi on l’ouvrait à la lancette ou au fer rouge. On supprimait ainsi l’infection et on éliminait les toxines. On les pansait ensuite avec des onguents antiseptiques à base d’acétate de cuivre ou de mercure.

   Au XVIe siècle, les médecins ignoraient que l’air n’avait aucune part dans la communication de la peste, tant l’air respiré par les pestiférés que l’odeur de leur transpiration.

   Tout le monde pensait que l’air était un élément aisément altérable et susceptible de corruption. Et tous les traités de l’époque recommandaient la purification de l’air. On purifiait donc l’air par le moyen de feux publics et particuliers, dans les maisons et dans les rues, avec des fumigations afin... d'adoucir les cieux et surtout d'apaiser l’ire de Dieu !

   Les fumigations étaient composées d’un mélange de substances aromatiques, végétales et minérales. Il existait ainsi toute une panoplie de bois et plantes odorantes, dont on utilisait la fumée pour purifier l’air ; des communs, tels le foin arrosé avec du gros vin ou du vinaigre, la lavande, le romarin, la sabine baccifère, les baies de genévrier et de laurier et diverses poudres, aux plus chers, tels le storax, le benjoin, le mux, les gommes, l’huile de genèvre, le bois de canelle et autres aromatiques. Il y avait aussi les noix de cyprès, les résines odorantes et les gommes comme l’encens, la myrrhe, le ladanum, le thym, le cyste, la fauge, l’origan, la marjolaine, le calement, l’ambroisie, avec quantité de fleurs et de semences, enfin toute sorte de bois à brûler.

   Les chambres devaient être arrosé avec de l’eau de rose et du vinaigre, ou de l’eau froide, toujours avec du vinaigre, lequel ingrédient était le plus recommandé en temps de peste.

   Il fallait avaler du vinaigre à tous les repas, « car il a cette double propriété de s’opposer à la putréfaction et à la corruption », quitte à en corriger les inconvénients pour l’estomac par de la cannelle ou de l’eau de mastic. On devait aussi avaler beaucoup d’ail, lequel était un préservatif excellent. Et surtout, on devait aspirer le moins d’air possible, surtout lorsqu’on se trouvait en présence de malades. On pouvait employer toutes sortes de remèdes, pour neutraliser le venin, tels que l’émeraude, le grenat, la turquoise ou l’améthyste : ce furent des rabbins-médecins qui mirent à la mode cette pétrothérapie.

   Il est intéressant de décrire le vêtement dont les médecins s’affublaient pour aller visiter les pestiférés, et se prémunir de la peste. Pour écarter la contagion, les médecins portaient un habit de cuir rouge, ou taillé dans une étoffe rendue imperméable, disait-on, à la peste, un sorte de cagoule avec un long faux nez de cuir rempli d’aromates antipesteux, et une espèce de chapeau avec hublots protégeant les yeux. Ils avaient souvent à leurs pieds des clochettes ou cymbales, afin que s’éloignent d’eux les habitants égarés. Il faut avouer que le seul aspect des médecins aurait suffit à rendre malade un homme sain ! Au dessous de son costume de cuir, le médecin avait une chemise imbibée d’huiles protectrices et des jus dans lesquels on l’avait trempée ; il gardait dans sa bouche une gousse d’ail prophylactique, qui engourdissait et brûlait presque sa langue ; ses narines étaient protégées par des morceaux de coton, ses yeux par des lunettes.

   Il est vrai qu’à voir le médecin courageux ainsi accoutré, plus d’une femme tombait sans connaissance ; quand elle revenait à elle, la sonnette qui, cette fois-ci, précédait dans les rues la charrette des morts, la replongeait dans l’évanouissement, et parfois, elle n’en revenait pas.

   Pour se garantir de la contagion de la peste et de ses ravages épouvantables, le médecin devait donc parfumer ses habits avec du laurier, du romarin, de la marjolaine, du myrrhe ou du bois de genévrier. Muni de quelques préservatifs au nez et à la bouche, de la racine d’Angélique par exemple, il entrait dans les maisons avec une fusée brûlante à la main, puis ouvrait toutes les portes et fenêtres, afin de faire dissiper les vapeurs infectes de l’air enfermé.

   La racine d’Angélique, dont Nostradamus nous a énuméré les vertus, était un excellent préservatif.

   Puis, le médecin allumait du genévrier ou du romarin au milieu des chambres. Ensuite, ils faisaient entrer les « dessouillonneurs » pour jeter par les fenêtres les pailles, ordures et linges gâtés.

   Il fallait aussi nettoyer les pavés et les murailles avec de l’eau, du lexif et du vinaigre, sortir les fumiers et les immondices.

Les semeurs de peste

   La rumeur publique accusait généralement des juifs ou des malfaiteurs, voire des lépreux eux-mêmes, de répandre la peste en retirant les bubons du corps des pestiférés et le réduisant en poudre, puis l’associant à un mélange de consistance graisseuse, il en frottaient les serrures des portes d’habitations, afin que les personnes s’en imprégnaient les mains : on les appelait engraisseurs. Il est certain que la terreur populaire a exagéré les méfaits des « semeurs de peste » qui furent le plus souvent, semble-t-il, de simples cambrioleurs, issus des bas-fonds de la populace, qui avaient tout intérêt à ce que l’épidémie se poursuive et profiter ainsi de l’effroi causé par leurs agissements.

Divers corps de métier au service des pestiférés

   L’enlèvement des ordures ménagères était confiée au tombereau, lequel transportaient les ordures et le fumier loin des villes, au milieu des champs.

   Ceux qui étaient chargé de la désinfection étaient les parfumeurs ou aéreurs. Leur tâche consistait à purifier l’air en faisant brûler dans les maisons contaminées et dans les rues infectées, toutes sortes d’herbes, fleurs, graines, gommes et plantes aromatiques, ainsi que diverses drogues fournies par les apothicaires.

   Toutes les maisons infectées étaient marquées d’une croix rouge. On procédait à la désinfection des meubles et des marchandises dans les maisons ayant abrités des pestiférés.

   Dans les villes où la peste avait élu domicile, on pouvait apercevoir la nuit de grandes flammes qui s ‘élevaient en différents lieux occasionnés par des feux de bois de genévrier, qu’on allumait à tous les carrefours dans le but de purifier l’air.

   Parmi les personnes qui se consacraient au service des pestiférés, il y avait ceux qui enlevaient les morts dans leurs maisons ou qui en délivraient les chaussées : ils recevaient habituellement le nom de corbeaux. Ce mot servait également à désigner les infirmiers. Ils conduisaient aussi les pestiférés dans les huttes qu’on leur destinait. Les morts étaient remis aux mains des enterreurs qui les enfouissaient, à l’extérieur de la ville, avec un simple suaire pour cercueil, afin qu’ils pourrissent plus rapidement.

   Les fosses étaient grandes et très profondes afin de pouvoir enterrer la quantité de cadavres qui arrivait chaque jour, puis on mettait de la chaux par dessus.

   On plaçait les corps sur des civières, le plus souvent insuffisantes, alors, on entassait les victimes dans des tombereaux qui parcouraient les rues plusieurs fois par jour, et qui s’annonçaient de loin, dans un silence impressionnant, par un bruit de clochette, afin que le peuple puisse se retirer à leur passage. C’est pourquoi, les enterrements avaient lieu plutôt la nuit que le jour.

   On recommandait de nettoyer les rues. On fermait les « bourdeaux « et chassait les filles communes. On conseillait même de ne pas abuser des plaisirs de l’amour. Malheureusement, les gens se moquaient généralement de toutes ces précautions, puisque les médecins eux-mêmes ne croyaient pas que la maladie puisse s’attraper par la contagion, tellement ils étaient persuadé de l’origine inéluctable des catastrophes.

 

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