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Mimétisme et Linguistique

par Jacques Halbronn

    Si l’on vous dit “je parle français”, qu’est-ce à dire ? Quand peut-on dire que l’on parle bien le français ? Suffit-il pour cela que l’on ne commette pas de fautes en s’exprimant ? Peut-on comprendre une langue sans la parler ? Existe-t-il des langues plus accessibles que d’autres ?

   Le fait de prononcer correctement une phrase dans une langue ne prouve pas, pour autant, que l’on “parle” cette langue mais tout au plus, de façon très factuelle, que l’on parle en cette langue. En formant une phrase simple, on peut fort bien ne pas faire de fautes mais qu’est-ce que cela prouvera ? Peut-être a-t-on contourné les difficultés et ne s’est-on servi que d’une portion relativement modeste de la langue, évitant les mots jugés trop difficiles à prononcer ou les tournures trop délicates à manier.

   Mais reconnaissons que nombreux sont ceux qui entretiennent délibérément la confusion, ce qui n’est nullement innocent, dès lors qu’il y a là une certaine forme d’imposture. Je dis que je parle cette langue mais je me comprends quand j’énonce cela.

   On peut d’ailleurs, par dessus le marché, affirmer que l’on comprend telle langue alors qu’il nous est impossible de traduire un propos étranger, tenu en une langue donnée, dans une langue qui nous est familière.

   On dit volontiers que l’anglais est une langue plus facile que le français mais l’on affirme parallèlement qu’elle est beaucoup plus riche que lui. Comment concilier ces deux observations : une langue “riche” peut-elle, en effet, être considérée comme “facile” ? En fait, l’anglais est une langue où l’on peut s’exprimer sans risquer trop de commettre des fautes de grammaire mais où le choix du mot juste fait problème et surtout où l’on risque fort d’être déconcerté par un interlocuteur en pleine possession de cette langue, du fait de l’imprévisibilité des mots pouvant être employés. Inversement, le français fait facilement trébucher un étranger qui s’essaie à cette langue alors que la compréhension en est globalement plus aisée, du fait qu’un vocabulaire plus ramassé et disons-le mieux structuré.

   On comprend donc à quel point il convient de ne pas tout mélanger et notamment l’acte de parler, de façon minimale, une langue et l’acte de comprendre ce qui se dit dans cette langue. Si pour les locuteurs, dont c’est la langue maternelle, le problème se résout à langue active et langue passive, c’est-à-dire les mots qu’on utilise et ceux que l’on comprend, il importe de penser la question du point de vue de l’étranger. Quand quelqu’un affirme que telle langue est facile ou difficile, il sous-entend pour celui qui veut l’apprendre, alors que sa langue maternelle est autre. Mais en s’exprimant de façon ambiguë, et avec une certaine mauvaise foi, ce locuteur étranger ne cherche-t-il pas à laisser entendre que les difficultés qu’il rencontre sont aussi, ipso facto, celles de tout locuteur en la langue considérée ?

   Ce clivage entre relation active et relation passive nous semble essentiel : je peux apprécier une musique tout en sachant très bien que je ne pourrai la reproduire moi-même, du fait de mon incompétence. Je peux aimer la cuisine servie dans un restaurant et me dire que je pourrais faire aussi bien. Je peux aller écouter une conférence et me dire que j’aurais été aussi bon que le conférencier et dans ce cas d’ailleurs je ne serai peut-être pas très bon public. Nos rapports sociaux s’articulent souvent sur la perception de quelque chose que nous savons ne pas pouvoir imiter ou dont nous ne pourrions fournir un équivalent. Telles sont les limites du mimétisme.

   Il convient de nous intéresser à certaines attitudes mimétiques : une simple question peut poser problème : si je demande à quelqu’un comment il “fait”, si j’attends un conseil, j’adopte ipso facto une démarche que nous qualifierons de mimétique. Tout est-il transmissible, demanderons-nous, dès lors que le présupposé du mimétisme est la possibilité de la transmission.

   Nous pensons qu’il doit y avoir une éthique du mimétisme : une chose est de se mettre en phase avec l’autre, une autre de prétendre être ou devenir “comme” lui, pareil à lui, en quelque sorte interchangeable. Les difficultés d’apprentissage d’une langue étrangère devraient apporter un peu d’humilité à ceux qui croient cela possible, ils peuvent en effet constater le fossé qui sépare les nouveaux venus - les “nouveaux riches” - de ceux qui leur ont servi de modèle, et pour lesquels ils éprouvent cette fascination qui nourrit précisément leur projet mimétique d’appropriation de l’autre ou du moins de ce qu’a ou de ce que fait l’autre.

   Il y a là justement un refus de ce que l’on pourrait appeler l’être, lequel ne se transmet que par la filiation génétique (masculine) ou, à un niveau plus superficiel, par une imprégnation (féminine) très étroite telle que celle des parents au contact quotidien et dès leur plus jeune âge de leurs enfants. Nous l’avons dit : tout ne se transmet pas, tout ne s’explique pas. Nous condamnons l’idée selon laquelle l’autre pourrait nous transmettre ce qu’il est au point que nous puissions nous substituer à lui, sous prétexte que nous appliquerions ses directives. Il faut au contraire partir du principe selon lequel ce qui est subconscient ne peut se transmettre en quelque sorte que de façon subconsciente. La plupart des personnes qui parlent parfaitement le français seraient bien incapables de transmettre leur savoir-faire, si ce n’est de façon très lacunaire et probablement en partie incorrecte. Et il en est de même dans d’autres domaines sensiblement moins explorés que ceux de la description, de la grammaire, des langues. C’est ce qu’on appelle le non-dit, l’allant de soi, au sens de l’ethno-méthodologie de Garfinkel.1

   Prenons la question juive : quand nous disons que les juifs de souche française sont la référence objective pour la communauté juive de France, dont on connaît l’hétérogénéité, parce qu’ils ont développé un modus vivendi avec la société française, et si on nous demande d’expliciter celui-ci, on risque fort de retomber dans les mêmes égarements. Car il ne s’agit pas d’expliquer comment il faut procéder pour être en phase avec la société française tout en affirmant sa judéité, mais de reconnaître que ceux des Juifs qui sont de souche française sont porteurs d’un certain héritage dans ce sens.

   A cette demande d’information qui peut sembler, au premier abord, légitime, deux objections. La première, c’est qu’on ne remplace pas l’original par la copie, ne serait-ce qu’au nom de l’authenticité. Il y a des gens qui ne savent pas ou plus ce qu’est l’authenticité, c’est-à-dire quelque chose qui est, qui ne s’invente pas, qui ne se fabrique pas, à moins d’être un faux monnayeur, comme dirait André Gide. Est-ce qu’un vin d’un certain cru peut être “imité” ? Pourquoi ne pas respecter l’histoire au lieu de chercher à la trafiquer ? La seconde objection, nous l’avons déjà exposée, c’est l’inefficacité même d’une telle tentation / tentative, c’est la médiocre qualité du résultat qui aboutira à ce que la magie dont nous parlions plus tôt s’évanouira, qui avait généré la fascination initiale, ce qui conduira à un mimétisme et à un consensus mous, qui est le propre des sociétés hétérogènes, si l’on entend par là des sociétés qui ne savent pas gérer leurs différences, leurs clivages et qui mélangent tout. L’hétérogénéité n’a rien à voir avec une dualité bien comprise mais est au contraire le refus de la dualité entre ceux qui dominent et ceux qui sont dominés.2

   Pour en revenir à la linguistique et singulièrement au français, nous observerons que la langue française se comprend plus facilement, pour l’étranger, qu’elle ne se parle et c’est peut-être là un drame. L’étranger qui s’essaie à parler français arrive le plus souvent à des résultats décevants et dont le résultat est bien éloigné de ce que les locuteurs français natifs sont en mesure de produire, d’où une certaine amertume : l’étranger aime le français mais le français, en tant que langue, ne l’aime pas. Ce principe de non réciprocité est déterminant au niveau des relations mimétiques. Le rapport de l’étranger à son modèle ne peut être qu’asymptotique, au sens que la rencontre en sera toujours reportée. Bien plus, plus on croira s’en rapprocher, plus on prendra conscience de ce que l’objectif est encore plus éloigné qu’on ne l’imaginait.

   On nous dit que la société française est en crise, ce qui justifierait une sorte d’égalitarisme entre ceux qui s’y trouvent, à divers titres. Un tel propos vise à exorciser un certain sentiment de marginalité chez l’étranger, l’immigré. Car un observateur objectif ne pourra que constater que cette société est parfaitement capable de distinguer ceux qui sont pleinement en phase avec elle et ceux qui sont, si l’on veut, en porte à faux. En quelques phrases prononcée en français, l’étranger est définitivement repéré comme tel et il le sera par tous les membres à part entière de la dite société française et ce, sans hésitation. Un tel constat ne peut que relativiser le diagnostic d’hétérogénéité. Et encore ne parle-t-on pas ici de vérifier la compréhension qu’a l’étranger de ce qui est dit mais seulement la façon dont lui s’exprime, ses intonations, sa sémantique. Au vrai, le français est une langue, on l’a dit, fort accessible sur un mode passif alors qu’elle est ardue à vivre sur un mode actif. Ceux qui se plaignent de ses conjugaisons, de ses prépositions, de sa prononciation, renvoient au mode actif. Car au niveau du mode passif, quand il s’agit non pas de comprendre mais de parler, qu’importe alors les préfixations et les suffixations diverses du moment que l’on identifie le radical utilisé lequel peut être décliné à l’infini sans que l’on perde pour autant sa trace. Le français, beaucoup plus que l’anglais, facilite la traçabilité, le suivi, des mots. A l’opposé, l’anglais permet aux étrangers de s’exprimer de façon assez primaire sans se faire immédiatement repérer, pour peu que l’on ne prenne pas trop de risque mais, en revanche, l’étranger risque fort, on l’a dit, d’être submergé du fait d’un défaut de traçabilité.

   Nous avons déjà; en d’autres occasions, souligné le leurre de l’apprentissage du langage comme clef infaillible d’accès à une nouvelle société. La langue serait le cheval de Troie de la pénétration étrangère. Pourtant, nous venons de voir à quel point elle avait du mal à tromper son monde. Un des critères susceptibles de révéler les dysfonctionnements liés aux effets d’un mimétisme par trop envahissant, c’est l’incapacité d’un groupe à se mettre d’accord sur l’excellence. Il est clair en effet que l’habitude de la médiocrité a des effets sur la quête et la reconnaissance d’excellence, par une sorte de nivellement par le bas. On conçoit que les élections soient souvent un cache misère pour dissimuler l’hétérogénéité sociale, ne serait-ce que par le mélange indifférencié des hommes et des femmes, depuis 1946, en France, avec l’adoption du vote féminin. Il est probable en effet qu’une des tares de la IVe République, née en cette même année, soit le résultat d’ une telle mixité des votes, ce qui conduit à des scrutins souvent très diversifiés, et difficiles à gérer quand on recourt à la proportionnelle, comme on le voit, par exemple, en Israël. Il aura fallu recourir à des subterfuges pour faire apparaître de nettes majorités, de façon bien artificielle (scrutin par circonscription à un ou deux tours). On sait à quel point nombre d’élections n’ont été gagnées qu’avec un écart dérisoire, ce dont témoigne l’élection de Georges W. Bush, aux Etats Unis. Cela ne devrait pas exister dans une société vraiment homogène où l’excellence est unanimement identifiée et identifiable, où elle s’impose, en quelque sorte, d’elle-même, sans qu’il faille pour autant parler de fascisme.

   Le drame du mimétisme a-t-on dit, c’est qu’il transforme l’or en plomb, qu’il détruit ce qu’il veut atteindre en tentant de prendre sa place, au nom d’on ne sait quel miracle et ce faisant, il hypothèque le consensus, il rend les valeurs de référence de moins en moins attractives en les diluant dans une sorte de bouillie insipide. Que l’on écoute des étrangers parler entre eux le français et l’on se demande ce que cette langue peut avoir d’extraordinaire, elle n’est plus qu’une rose fanée. C’est là le destin de ceux qui empruntent, ils ne font qu’emporter qu’une plante déracinée et qui ne tardera pas à se flétrir et qu’on aura bien du mal à la fin à reconnaître. On connaît l’adage italien fondé sur un jeu de mots : tradutore, traditore - le traducteur trahit - il pourrait s’appliquer à cet étranger, à cet immigré qui veut - non sans se leurrer et sans que le temps n’arrange vraiment les choses - dans une logique que nous avons ailleurs, qualifié de féminine, changer de peau, être, lui-même, méconnaissable, intraçable et qui, ce faisant trahit fatalement son modèle, le caricature, comme d’ailleurs, rappelons-le, l’anglais l’a fait et continue à le faire par rapport au français.

   Il est temps que l’on prenne conscience de que celui qui peut articuler quelques mots correctement dans une langue donnée, ne la comprend pas nécessairement pour autant. Inversement, celui qui ne parle pas une langue peut parfois la comprendre assez bien. C’est ainsi qu’à un Italien interrogeant un Français en anglais, on peut très bien répondre en français. Il nous a donc semble important de découpler émission et réception, au niveau de la didactique des langues, notamment, c’est la fameuse distinction entre thème et version. Le nombre de gens qui comprennent assez bien le français est infiniment plus élevé que celui de ceux qui s’y expriment avec aisance. Il ne faudrait donc pas croire que la question “parlez-vous français ?” a le même sens que la question “comprenez-vous le français ? ” C’est d’ailleurs une pratique fréquente que celle où chacun parle sa propre langue et sache comprendre la langue de l’autre. On pourrait ainsi enseigner, notamment à des anglophones, à comprendre le français sans avoir à le parler.

Jacques Halbronn
Paris, 4 deacute;cembre 2003

Notes

1 Cf. le volume Que Sais-je ? des PUF. Retour

2 Cf. B. Bonfils- Mabilon & B. Etienne, La science politique est-elle une science ?, Paris, Flammarion, 1998. Retour



 

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