BIBLIOTHECA HERMETICA


Accueil ASTROLOGICA NOSTRADAMICA PROPHETICA

PALESTINICA JUDAICA ANTISEMITICA KABBALAH

AQUARICA HYPNOLOGICA GALLICA

Editions RAMKAT




GALLICA

16

Modalités de l’emprunt linguistique

par Jacques Halbronn

    Un certain nombre d’obstacles entravent les études de linguistique comparée et notamment celles qui sont relatives aux rapports historiques concernant le français et l’anglais. Nous étudierons ici les influences indirectes, celles qui se produisent sans emprunt linguistique stricto sensu, notamment par le biais de calques et d’emprunts morpho- phonologiques.

   Ce n’est nullement dans le seul domaine lexical que le français aura marqué l’anglais. En effet, à partir du moment où existe une présence assez massive de mots étrangers dans une langue, il faut s’attendre à découvrir un réseau d’influences quelque peu plus complexe, s’exerçant bien au delà du champ clos du lexique ainsi importé et s’étendant à des aspects purement locaux en apparence.

   Paradoxalement, il arrive que l’on considère tel trait de l’anglais comme typique alors qu’en réalité il est emprunté à tel trait du français dont on avait pu négliger l’impact. Il faut ici faire la part de l’erreur, de la généralisation, de la part de l’emprunteur, ce qui a l’avantage, pour certains, de brouiller quelque peu les pistes et de réduire le bilan comparatif. On a volontiers tendance à ne pas considérer une mauvaise imitation comme une imitation.1

Sommaire :

1 - Les calques
2 - Emprunts morpho-phonologiques
3 - Les différences involontaires
4 - Pour une approche synonymique de la langue


1

Les calques

    Le calque est l’inverse du gallicisme ou de l’anglicisme : le calque est souvent une déformation due à une mauvaise compréhension de l’autre, tandis que le gallicisme serait plutôt une projection de soi sur autrui.

   Deux langues peuvent-elles parvenir à une même solution sans que l’une n’ait emprunté à l’autre ou sans qu’elles n’aient une source commune, ce qui ne semble guère être envisageable pour le français et l’anglais, les ressemblances étant largement dues à une francisation ou en tout cas à une latinisation de l’anglais, le problème se posant autrement pour des langues de même famille, comme c’est le cas pour les langues latines ou pour les langues germaniques. On abordera ici le cas des calques lesquels sont rarement recensés en tant qu’emprunts stricto sensu.

   Un cas remarquable est celui du rapprochement entre comprendre et understand. A première vue, understand ne devrait rien à comprendre, même en tant que calque, puisque visiblement l’on n’a pas affaire aux mêmes racines. Encore faut-il aborder le problème comparatif dans sa globalité sémantique. Qu’est-ce que comprendre, qu’est ce que cela comprend ? Si l’on se situe au seul niveau de l’entendement - “je vous ai compris”, “je ne comprends pas l’anglais” - on s’interdit d’établir un parallèle avec understand. Or, comprendre signifie également comporter, comme dans “tout compris”, la forme “prendre” ne signifiant pas d’emblée une activité d’ordre intellectuel.

   Quel rapport avec understand, nous demandera-t-on. Il convient d’abord de traiter de “under”, et de ne pas s’arrêter à la traduction la plus commune en français: sous (underground, understatement). Ainsi, trouve-t-on under dans undertake, calque de entreprendre ( qui a aussi donné l’emprunt : enterprise2 : dans ce cas under semble avoir été choisi du fait de sa ressemblance formelle avec “entre” ou avec le latin inter. Or, entre, en français, signifie aussi avec, comme dans la forme : “entre nous”, c’est à dire vous et moi, vous avec moi. Avec c’est à dire en latin cum, qui donne le français comme, com-, con- : être comme, c’est être avec.

   Ainsi, le under de understand, aurait le sens du préfixe français com. Mais pourquoi ne trouve-t-on pas cette fois take comme pour undertake ? Pourquoi donc stand ? Ce verbe signifie être debout, tout comme d’ailleurs l’allemand stehen. Il semble qu’il s’agisse en fait de se tenir debout et plus simplement de se tenir, mieux encore de tenir. Or, si l’on traduit under par com et stand par tenir, on obtient contenir, qui est synonyme de comprendre (cf. supra). Ainsi, quand en anglais, on dit “I understand”, cela signifie “Je contiens”, je tiens ensemble, je relie. En tout état de cause, il semble que l’on ait tort d’utiliser le verbe comprendre pour signifier entendre : comprendre est plutôt en fait répéter, enregistrer, ce n’est pas lié nécessairement à un véritable processus interactif où celui qui reçoit l’information est en mesure d’y réagir intelligemment.3

   Un type de calque, d’un genre particulier, vient d’une similitude plus ou moins fortuite lorsque un mot anglais ressemble à un mot français - car on conviendra qu’à force de voir des mots communs - si l’on peut dire - aux deux langues, on peut établir des rapprochements discutables ou douteux. On pense au Let anglais qui semble avoir emprunté certains de ses usages au français, laisse/laisser, sans que l’on puisse nécessairement affirmer une même origine étymologique. On voit que là encore une présence linguistique étrangère peut déborder considérablement le cadre de l’emprunt stricto sensu.

   “Laisse” en français n’a pas la dimension impérative qu’il a en anglais : “Let us go !”, il signifierait plutôt en anglais : leave dans Leave her, laissez la. Or, au passé, leave devient left, ce qui ressemble tout de même d’assez près à Let. En allemand, on trouve lassen, à partir de laisser et qui a aussi une valeur impérative mais signifie également l’idée de lâcher prise. Mais conjointement à Let us go, il y a let him go, qui peut signifier “laissez le partir” puisqu’il le veut et non pas nécessairement “qu’il parte”.

   Il est fructueux de comparer un texte français avec une traduction anglaise qui en est faite : on s’aperçoit que la tendance est forte à choisir des mots anglais proches sinon identiques aux mots français et idem en sens inverse, d’ailleurs, puisque le système marche du prêteur vers l'emprunteur et de l’emprunteur vers le prêteur. A un certain moment, il y a le risque - puisque l’on ne prête qu’aux riches - de voir apparaître des rapprochements discutables ou de “faux amis”. Le processus de traduction, tel qu’il se déroule le plus souvent, est révélateur du jumelage séculaire, qu’il soit ou non reconnu officiellement, existant entre anglais et français.

Retour sommaire

2

Emprunts morpho-phonologiques

    Si on examine les relations entre le français et l’anglais, il convient de distinguer d’une part les emprunts littéraux, c’est à dire à l’identique sinon par rapport au français moderne du moins par rapport à l’ancien français, et cela plus au niveau de l’écrit qu’à l’oral et d’autre part les emprunts approximatifs, comportant des variantes plus ou moins importantes par rapport à l’original, sans compter les variations concernant le niveau de l’expression orale. Il convient de distinguer les emprunts phoniques spécifiques sans incidence morphologique et ceux qui servent de marqueurs sans être pour autant phoniquement originaux et que l’on peut qualifier de morpho-phonologiques.

Les emprunts vocaliques sans incidence grammaticale

Selon que l’on se fixera sur le premier ou le second groupe, la perception de l’emprunt variera sensiblement ; cela vaut singulièrement à l’oral, où la prononciation anglaise du français conduit à une certaine distorsion du modèle, encore qu’il conviendrait de s’intéresser à l’origine des modes de prononciation à l’anglaise de certaines syllabes même quand cela ne concerne pas des mots d’origine française : on pense au cas des codes vocaliques en “ay”, prononcés comme le “mais” français (day, say, bay, gay, ray, way, anyway, away, delay, disdain, constrain, train, main, stain, chain, rain, pain, May, O.k., etc) et en “an” (chance, advance, change, strange, ranch, ranger, range, dance, stamp, lamp, constant, camp, tramp, lance, pants, sample, example, instance, France, want) en anglais, calquées sur le français oral, le “an” se rendant parfois comme le ain français moderne dans “la main”, la comparaison avec l’allemand, dans ces deux cas, étant édifiante. Du point de vue de la didactique des langues, il est ainsi des sonorités du français qui sont familières pour le locuteur anglophone même si elles concernent d’autres mots que ceux auxquels il les applique habituellement.

   Prenons le cas de la prononciation du a en anglais, dans certains cas, elle est contaminée par le français, c’est le cas, selon nous, des mots anglais, qu’ils soient ou non d’origine française : make, take, cage, stage, lake, sake, wake, bake, hate, date, age, image, sage, rage, wage, presage, (dis) advantage, damage, cake. On prononce ces mots comme s’ils s’écrivaient avec “ay” (cf supra); mais c’est aussi le cas de certains mots en “ea” comme break. Tant et si bien que lorsque l’on écoute parler anglais, on retrouve des intonations à la française.

   Cette contamination phonétique explique d’ailleurs pourquoi tant de mots française sont restés tels quels en anglais, sans subir la moindre retouche, à la différence, par exemple, comme le montre Marie Treps, des mots italiens en français.

Les emprunts phoniques à incidence grammaticale

1 - La marque du pluriel

S’il est normal que les mots d’origine française comportent une marque du pluriel conforme au français, encore ce que l’on connaît des emprunts au français qui ne s’accompagnent pas de ce marqueur, notamment en russe et en allemand, il est encore plus insolite d’observer que des mots non empruntés au français adoptent le même marqueur, à savoir l’ajout final du “s”, à cette différence près qu’en français le marqueur s’écrit mais ne s’entend qu’en cas de liaison, c’est à dire si le mot suivant débute par une voyelle. On voit donc que l’influence d’un emprunt dépasse sensiblement le cadre purement lexical.

2 - La marque du passé en anglais

On fera la même observation concernant les marqueurs du passé. S’il est normal que les verbes français passés en anglais soient utilisés avec leur appareil spécifique bien (pleased, changed, surprised, pushed, expected, posted, excused, encouraged, explained, etc) qu’encore une fois d’autres langues ont emprunté des verbes au français sans adopter pour autant le dit appareil morphologique, en revanche, il est quelque peu étonnant, même si l’on comprend que cela se soit fait par extension, par généralisation, de voir des verbes non empruntés traités comme des verbes d’origine française: guessed, pulled, believed, wanted, waited, worked, lived, wished. Rappelons cependant que l’anglais a conservé des verbes dit forts qui n’obéissent pas à cette règle (I go, went, gone, I break, broke, broken, I speak, spoke, spoken, etc) tout comme il a conservé quelques mots dont le pluriel ne se termine par s : men, women, pluriel de man et de woman, mice pluriel de mouse etc.

   On nous objectera que la forme “ed” n’est pas attestée en français moderne; il s’agit en effet d’une marque propre à l’ancien français et qui a perduré. Initialement, la forme du passé comportait une consonne finale, ce que l’on trouve encore dans les verbes en -ir :écrit, détruit, appris, surpris, compris, mais plus, en effet, dans les verbes en -er, où ed s’est changé en é4 : on retrouve en revanche ce d comme marqueur du passé en espagnol: hablado. Par ailleurs, ce marqueur ed ne vaut pas seulement en anglais pour le passé mais également pour le prétérit: I changed, changed.

3 - Les formes invariables en anglais

Un aspect morphologique qui, en apparence, semble spécifique de l’anglais est le fait de ne pas distinguer le genre et le sexe pour l’adjectif. A y regarder de plus près, les choses ne sont peut-être pas aussi simples.

   D’abord, parce que le français ne distingue pas nécessairement l’adjectif au masculin et au féminin (riche, étrange, ce qui a donné en anglais rich, strange etc) et qu’en outre quand il le fait, la distinction est relativement ténue (grand et grande, fort et forte). En outre, le français ne distingue pas toujours l’adjectif au masculin singulier et au pluriel : un homme dangereux, des gens dangereux; ce qui a donné en anglais dangerous ; idem pour précieux, precious (adjectif rendu célèbre par Tolkien etc).

   Ensuite et surtout parce qu’il ne faudrait pas oublier le cas du participe présent, qui est invariable en français comme en anglais : l’homme, (la femme, les hommes) s’engageant dans la bataille. Or, l’on sait que le participe présent peut avoir une valeur adjectivale et qu’alors il cesse d’être invariable : un homme charmant, une femme charmante, des enfants charmants. Il est possible que l’anglais ait fait la confusion entre ces deux états si proches et conclu - à tort - à l’invariabilité de l’adjectif français. Rappelons que la forme ing, souvent perçue comme un suffixe typiquement anglais est elle-même probablement d’origine française.5

Retour sommaire

3

Les différences involontaires

    Parfois, certains mots anglais, tout en ressemblant au français, semblent présenter des variantes dont on pourrait penser, à première vue, qu’elles constituent une modification significative voire un apport spécifique de l’anglais. En réalité, il convient de voir les choses autrement: prenons ainsi le cas de l’adjectif difficult qui est évidemment à rapprocher du français “difficile”. On se rend compte assez vite qu’il convient de prendre en compte le substantif adjectival français: difficulté, à partir duquel a été forgé l’anglais difficult, générant ainsi une sorte de barbarisme. Il en est de même pour certains verbes : élire en français donne elect en anglais en passant par élection/ elect-ion.

   Un autre cas est le recours à un suffixe différent de celui du français :

   Rival (idem en anglais) donne le substantif rivalité en français, rivalry en anglais.

   Poète (en anglais, poet) donne le substantif poésie en français, poetry en anglais.

   Mais la finale “ry” existe bel et bien en français sous la forme “rie”, toujours féminine ; elle aura donc été généralisée, en anglais; au delà de son usage habituel en français : chevalerie qui a donné en anglais chivalry. Idem pour cavalerie/cavalry.

   Prenons le cas de mots comme glory correspondant à gloire en français: là encore, il ne s’agit nullement d’une anglicisation du mot mais du passage par l’adjectif glorieux, qui donne glori, si on lui enlève sa finale “eux” : idem pour victory (victoire, victorieux). On notera que ces mots en y au singulier retrouvent au pluriel la forme français ies: cavalries sur le modèle de cavaleries, victories etc.

   Observons aussi que certains substantifs au lieu d’être décomposés pour donner l’adjectif sont conservés avec l’adjonction d’un suffixe supplémentaire: beauté, beauty, beautiful au lieu de “beau”, de full, plein; dans ce cas, en outre, le suffixe n’est pas d’origine française bien qu’accolé à un mot français. Notons cependant que dans bien des cas, l’anglais utilise des termes français sans emprunter toute la chaîne des formations: il connaît patriot mais pas patrie, par exemple.

   Rappelons aussi que le fait que les adjectifs français apparaissent très souvent en anglais sous leur forme féminine pourrait venir du passage par l’adverbe qui en français se forme à partir du féminin: définitivement à partir de définitive et non de définitif etc, ce qui donne l’anglais definitive. Idem pour active, voire pour courageous, à partir de courageusement, la forme en eous étant proche du français euse. D’ailleurs, à l’oral, on n’entend pas de consonne finale pour les adjectifs en eux.

   En conclusion, on observera - il nous semble bien - que l’influence du français est encore plus étendue qu’on pouvait le penser à la lumière d’un examen trop rapide. Ce qui fait obstacle, ce sont les erreurs d’analyse plutôt qu’une volonté délibérée de se démarquer du français. Il y a là une contribution précieuse à la phénoménologie du mimétisme : celui qui imite quand il s’éloigne de son modèle le fait-il sciemment pour y introduire une spécificité liée à ses origines ou bien est-ce par inadvertance et par méconnaissance, ce qui, dans certains cas, pourrait en effet s’expliquer, en creux, par les particularités structurelles de son bagage initial, encore que cela resterait à démontrer. On risque d’ailleurs, à terme, de rencontrer ce cas de figure, en français, et de voir des formes françaises influencées par la présence de mots anglais - c’est le problème du franglais- en français, l’existence d’un double système, lié au phénomène de la diglossie, conduisant plus ou moins irrésistiblement à un syncrétisme morpho-phonologique.

   Dans un récent film (2003), Japanese Story, de Sue Brooks, une femme australienne explique à un visiteur japonais les arcanes de la langue anglaise (sic) en lui montrant que le mot anglais (sic) desert peut avoir deux sens et donc doit se prononcer différemment, selon qu’il signifie un dessert (prononcer “diserte”) et un désert (prononcer “déserte”). Cela nous a semblé quelque peu surréaliste !

   On peut donc, nous semble-t-il parler de contamination du français en anglais; si l’on entend par là que de proche en proche, nous avons bel et bien affaire à une francisation massive et globale de l’anglais moderne, par opposition à un ancien anglais qui ne serait pas encore francisé, avant le XIe siècle. Quand une langue, comme l’anglais - qui se prétend mondiale, universelle - a les mêmes problèmes d’homonymie/phonie ou de quasi homonymie/phonie que le français6, quand le passage entre les deux langues est bien plus facile que d’aucuns le prétendent, quand les sociétés qui pratiquent cette langue n’en refoulent pas moins ou que davantage la conscience de l’influence du français, eh bien, nous pensons qu’il y a quelque chose de malsain, de pourri, comme dirait Shakespeare, au Royaume de Danemark (Hamlet) On est bien loin des illusions d’un Walter Scott (1771-1832), prétendant que le français ne toucherait que certaines sphères, étant exclus d’autres. Un tel compartimentage n’existe plus si tant est qu’il ait jamais existé et même dans la langue la plus familière, le français est omniprésent en anglais, tant et si bien que rien ne serait plus cauchemardesque pour un anglophone que de se voir interdire, pour s’exprimer, de recourir à des mots ou des formules portant, d’une façon ou d’une autre, la marque du français.

   Sommes-nous pour autant anglophobe comme on nous reproche, par ailleurs, d’être islamophobe, xénophobe, ou misogyne ?7 Dès que l’on dénonce des situations qui introduisent de la confusion, et qui sont le fait de mimétismes, on parle de phobie ! Il ne s’agit pourtant pas ici de cloisonner les langues mais au contraire de reconnaître l’existence d’un seul et même espace franco-anglais, dont nombreux sont ceux qui contestent l’existence.

   A ce propos, il conviendrait de ne pas fausser les perspectives et les proportions ; s’il est vrai que le français a lui aussi emprunté et acclimaté certains mots étrangers, c’est sans commune mesure avec l’influence qu’il exerça notamment sur les pays de langue germanique et slave, sans parler des pays de culture musulmane (Turquie, Liban, Maghreb). Le récent ouvrage de Marie Treps8 propose une étude fort intéressante des emprunts du français à l’anglais non sans d’ailleurs préciser qu’il s’agit souvent de mots que l’anglais a empruntés au français, à une autre époque et dans un autre sens. Mais tout cela nous semble assez anecdotique car la plupart des mots en question repris par le français restent assez périphériques. Pour dire les choses carrément, en règle générale, on peut tout à fait écrire en français sans utiliser d’emprunts à l’anglais alors que la réciproque n’est pas vraie. Si on prend un essai philosophique en français par exemple, il n’y a guère prise pour de tels emprunts alors qu’un essai philosophique en anglais est tout simplement inconcevable sans recourir au français. Il y a la quantité et la qualité des mots : le français a très peu emprunté par exemple de verbes à l’anglais alors qu’une proportion considérable de verbes utilisés en anglais sont français. Ce qui est vrai pour la philosophie le serait d’ailleurs à peu près tout autant pour la Presse voire pour les dialogues au cinéma. Les emprunts du français à l’anglais sont en outre bien souvent perçus comme tels, comme étant des mots étrangers que l’on met, dans les livres, en italique ou entre guillemets alors que les emprunts de l’anglais au français sont complètement intégrés et que les locuteurs anglophones n’ont nullement conscience de se servir de mots étrangers.

   En fait, à ce jour, il n’existe guère d’ouvrage qui montre l’importance des mots français ne serait-ce qu’en anglais, constituant ainsi une discipline qui pourrait s’appeler francologie et qui serait le recensement et l’étude des mots français dans le monde. Le CNRS auquel se rattache Marie Treps aurait peut-être mieux à faire en développant un laboratoire dans ce sens.

   Citons ainsi ce passage bien excessif, outré, à sens unique, du livre de Marie Treps qui donne l’impression que le français est une langue lourdement colonisée alors que c’est une langue avant tout colonisatrice, y compris pour l’anglais ; faut-il y voir une “trahison des clercs” ?

   “Comment vivre, y demande-t-on (p. 10), sans entendre, sans lire ou sans prononcer un seul mot d’anglais ? (…) Il suffit de se passer d’un tas de choses indispensables ou futiles (...) il suffit tout simplement de vivre hors de son temps” Cette formule serait infirment plus juste si on remplaçait “anglais” par “français” et s’adressait aux locuteurs anglo-saxons. D’ailleurs, bien des mots anglais passés en français ne le sont, dans bien des cas, qu’en raison de leur origine française; il conviendrait d’intégrer l’anglais dans le champ de la francophonie et de signaler les nouvelles acceptions de certains mots français en anglais comme on le fait pour le québécois, le français de Belgique ou de Suisse Romande, ou pour tel pays africain. On ne contestera pas, en effet, à l’anglais d’avoir enrichi la langue française et d’avoir contribué à son adaptation au monde moderne. Marie Treps d’ailleurs insiste à juste titre sur ce point, sous le titre “Allers et retours” (pp. 240-241) : “avec les mots anglais, l’emprunt n’est bien souvent qu’une réappropriation (...) Autrement dit, bien des anglicismes ne sont autres que d’anciens mots français qui s’étaient perdus au cours des siècles. Quand ces mots reviennent, on ne les reconnaît pas, même si morphologiquement ils n’ont guère changé”. Certes, mais l’anglais utilise, aussi, massivement des mots toujours présents en français actuel.

Retour sommaire

4

Pour une approche synonymique de la langue

    Revenons, un instant, sur les motivations psycholinguistiques qui conduisent à emprunter des mots étrangers ; nous pensons y voir une l’expression d’une quête jamais assouvie d’individuation.9 L’emprunt, en effet, aurait avant tout valeur synonymique;. il permet d’échapper à une certaine monotonie, en multipliant les façons de dire les choses, ce qui est la base d’une certaine idée de liberté. Au lieu de s’exprimer comme le voisin, on introduit ainsi des variantes s’éloignant peu ou prou de la norme mais néanmoins reconnues comme signifiantes par la société considérée. Si l’on dit “cool”, c’est pour ne pas dire autre chose; il faudrait plus parler de recherche d’équivalence que d’emprunt. Il n’y a pas en effet stricto sensu emprunt, dans la mesure où le mot étranger est en redondance, on pourrait presque parler de troc : je t’emprunte mais tu m’empruntes. Si le français connaît “cool”, l’anglais lui a pris, dans le même sens, “calm”, “quiet” qui sont synonymes : là où le français emprunter leader, l’anglais emprunte chief (chef en français moderne) Il ne sert ici à rien d’épiloguer sur de prétendues nuances qui existeraient entre synonymes : l’emprunt c’est avant tout dire la même chose autrement. C’est aussi une façon de déconcerter l’étranger qui se forge une idée trop rigide de la langue qu’il veut apprendre. Le français a tendance ainsi à verser fréquemment dans l’argot et d’employer des formes peu normatives, décalées par rapport à celles apprises dans les manuels. Certes, dans certains cas, l’emprunt désigne-t-il comme l’écrit Marie Treps, un signifié nouveau mais il y a toujours des équivalents possibles : un mot comme électricité a comme synonymes “courant”, “jus”. Une langue doit produire de la synonymie, ne pas laisser à ses locuteurs un seul choix possible pour s’exprimer et c’est notamment le rôle de l’argot d’y pourvoir. Il conviendrait donc de décrire une langue dans une optique synonymique, à savoir fournir pour chaque mot des synonymes, qui peuvent être aussi des périphrases, comme sous la Révolution avec ses Incroyables. C’est le rôle des dictionnaires des synonymes10 et des dictionnaires analogiques11 de traiter ces questions mais nous préférerions concevoir un dictionnaire des équivalents, qui recenserait toutes les façons de dire les choses autrement, ne serait-ce que pour que cela rime12 ou que cela soit plus euphonique au sein d’une phrase et ce par delà les considérations de niveau de langage. Il conviendrait pour mener à bien ce projet de déterminer un français normatif et pour chaque entrée, proposer des variantes.

   Nous dirons qu’il est légitime de situer dans la même sphère linguistique des parlers participant d’un même système d’équivalence, ce qui nous conduit à repenser les limites de la francophonie.

   Quand on compare la façon dont le français a su digérer ses emprunts à l’italien et la façon dont l’anglais l’a fait pour ses emprunts au français, l’on se rend compte à quel point, comme le montre Marie Treps, le français a imposé son modèle à ses emprunts de sorte de ne pas risquer de contamination phonique ou morphologique - il est exceptionnel qu’un emprunt usuel à l’italien soit resté inchangé - tandis que l’anglais a laissé entrer massivement des mots français sans le moindre changement orthographique - la plupart des différences que l’on peut constater sont dues au fait que le français a évolué après la date à laquelle tel mot lui a été emprunté par l’anglais. En ce sens l’anglais se sera beaucoup plus francisé que le français se sera italianisé. Il nous semble que ce conformisme de l’anglais à l’égard du français relève d’un processus mimétique qui va au delà de l’emprunt : le français a beaucoup mieux digéré et intégré ses emprunts que ne l’a fait l’anglais. Or, si l’on prend le cas de la société américaine, on remarque à quel point elle est composite, communautariste en dépit de son melting pot et en quoi elle se distingue de la laïcité à la française. Si l’on considère que cette société multiculturelle est née plus que toute autre de l’immigration, par et pour l’immigration, on nous accordera que l’anglais est en phase avec elle car tout se passe avec l’anglais comme s’il s’agissait d’une langue née chez des immigrés venus s’installer en France et non pas comme d’une langue ayant ses propres marques. En fait, l’anglais n’appartient à personne, et c’est pourquoi elle peut être la langue de tout le monde, c’est une langue miroir mais force est de constater que ce dont elle s’est imprégnée massivement, c’est bien avant tout du français dont elle est, en tant que langue internationale, l’héritière tout comme le français a succédé au latin en cette qualité. En ce sens, l’anglais serait une lune et le français son soleil, la lumière de l’une n’existant que par le reflet de la lumière de l’autre.

   Reconnaissons, certes, que le français a beaucoup emprunté, ce qui en fait une langue internationale mais qu’il a encore plus prêté, après avoir imprimé sa marque, qui rend souvent ses emprunts méconnaissables, parfois en changeant le sens de ce qu’il avait emprunté, tant et si bien que la formation lexicale de la plupart des langues modernes ne peut s’entendre sans une certaine connaissance du français, digne successeur du latin, comme langue de référence en ce qui concerne le millénaire qui vient de s’achever, puisque la conquête de l’Angleterre (1066) remonte au XIe siècle tout comme d’ailleurs la Première Croisade qui s’acheva par la prise de Jérusalem (1099), deux événements qui conduisirent à une présence importante du français aux deux extrémités du monde des religions dites du Livre.

   Reconnaissons que l’anglais, tel qu’il est devenu, a considérablement contribué à l’influence du français dans le monde, sous une forme certes abâtardie et hybride, qu’il a enrichi la langue française en réactualisant des mots souvent tombés en désuétude ou qu’il a chargés de nouvelles significations. En ce sens, le français en récupérant ces apports sémantiques de l’anglais, voire en pratiquant certains calques, ne peut que se renforcer au point qu’il n’est pas inconcevable qu’à terme, le français ainsi anglicisé n’apparaisse comme la meilleure option en tant que langue de l’Europe.. Il en est de même, toutes proportions gardées, dans le cas de l’hébreu : cette langue a été revitalisée du fait du sionisme qui avant et depuis la création de l’Etat d’Israël a “relancé” cette langue. L’hébreu dit moderne ne saurait pour autant être le monopole de cet Etat, il est le patrimoine des juifs, dans le monde entier, en tant que langue de communication entre eux, par delà leurs engagements dans les différents pays de la diaspora13 ; cependant, il serait probablement souhaitable de parvenir à une latinisation de son écriture.

   L’étude de la formation et des échanges entre langues nous apparaît comme une source inépuisable de réflexions : il est étrange à quel point la conscience des similitudes linguistiques est médiocrement développée. Curieusement, alors que l’on tend par ailleurs à nier les clivages au niveau psychosociologique, en revanche, personne ne trouve étonnant qu’il puisse exister autant de langues, comme si la langue était devenue une sorte de refuge de l’affirmation de la différence. Ainsi, là où il y a de la différence, celle-ci est niée et là où il y en a relativement peu - du fait de l’existence de grands ensembles linguistiques - celle-ci est affirmée. La langue apparaît comme ce qui s’apprend, ce qui se transmet alors que la transmission génétique des caractères acquis reste un sujet tabou.

   Le discours sur les langues nous semble fortement marqué idéologiquement, entendons qu’il peut considérablement varier selon les enjeux que l’on poursuit : on peut, selon son gré, insister sur ce qui sépare ou sur ce qui rapproche une langue d’une autre, avec plus ou moins de bonne foi. Un argument souvent avancé par les différencialistes est celui de l’intercompréhension. Il est clair que le niveau de décryptage par rapport à une langue dite étrangère est souvent aléatoire, il est hypothéqué par toutes sortes de variantes, de variations qui déroutent, égarent, dépaysent mais il s’agit souvent d’un pseudo-dépaysement, de pacotille. Ce n’est, en tout cas, pas dans le champ de la conscience linguistique que notre humanité se montre à son avantage comme si dans ce domaine, on était dans le tout ou rien: ou bien c’est la même langue ou bien ce n’est pas la même langue. Il est pourtant normal qu’une même langue puisse connaître des avatars dès lors qu’elle est parlée par des peuples différents et qu’elle se situe par rapport à des vécus linguistiques différents comme si par ailleurs on ne reconnaissait pas tel légume, sous prétexte qu’il serait préparé, accommodé, autrement: peut-être qu’un enfant, du fait d’une approche plus synthétique qu’analytique, pourrait croire que chaque fois, c’est un produit différent qui est présenté. La cuisine est un lieu idéal d’apprentissage, une école de vie; l’enfant découvre qu’à partir d’un nombre limité d’ingrédients et de modes de cuisson et de préparation, on peut concocter une quantité infinie de plats, de mets.

   Certes, si l’on considère le cas du français, comme le souligne Henriette Walter14 - “ces mots qui ont des allures si françaises aussi bien dans leur orthographe que dans leurs sonorités ne le sont pourtant pas à l’origine” - celui-ci aura beaucoup emprunté mais il l’aura fait, à la différence de l’anglais, intelligemment, c’est à dire en posant sa griffe, son style, sa façon, - ce n’est peut-être pas par hasard que la France est réputée dans le domaine de la mode et de la cuisine - de sorte que les mots étrangers en son sein ne sont généralement pas repérables, ne constituent pas un Etat dans l’Etat, du fait même de la diversité des origines, il n’a jamais été fasciné par une langue au point de vouloir lui ressembler ou se faire prendre pour elle. A contrario, il nous apparaît que l’anglais, par delà les emprunts et par leur truchement, aura carrément voulu se franciser, il est donc d’autant moins fondé à nier l’ampleur de l’influence du français, il nous semble donc logique de situer l’anglais au sein de la sphère francophone. De même qu’il existe des pays francophones mais dont le français n’est pas la seule langue- c’est même la règle générale - de même nous dirons qu’il existe des langues qui relèvent de la francophonie tout en appartenant par ailleurs à d’autres familles linguistiques ou si l’on préfère que le français a une certaine aptitude à cohabiter avec d’autres langues.

   Concluons donc sur d’une part la nécessité de constituer 1° un dictionnaire de la francophonie, incluant les mots français utilisés notamment en anglais, dans un sens différent et 2° d’élaborer un dictionnaire des équivalences en français et éventuellement pour d’autres langues.

Jacques Halbronn
Paris, 11 avril 2004

Notes

1 Cf. notre étude “Créativité de l’erreur : pour une errologie”, in Eloges de la souffrance, de l’erreur et du péché, A. Kieser, A. Rose, J. Halbronn, Paris, Lierre et Coudrier, 1990 et J. Halbronn, Linguistique de l’erreur et épistémologie populaire, Mémoire Université Paris V, 1987. Retour

2 Cf. la série Startrek et le vaisseau spatial de ce nom. Retour

3 Cf. “La crise actuelle du langage : l’aveugle et le paralytique”, rubrique Hypnologica, Encyclopaedia Hermetica. Retour

4 Cf. la forme archaïque : les bleds pour les blés. Retour

5 Cf. nos études sur Hommes-et-faits.com et dans la rubrique Gallica, dans l’Encyclopaedia Hermetica. Retour

6 Cf. l’exemple supra dessert/désert. Retour

7 Cf. “La nouvelle xénophobie face à l’immigration religiosiste”, rubrique Judaica et autres textes dans la rubrique Hypnologica, sur Encyclopaedia Hermetica. Retour

8 Cf. Les mots voyageurs. Petite histoire du français venu d’ailleurs, Paris, Ed. Seuil, 2003. Voir aussi le Dictionnaire des mots d’origine étrangère, dir H. et G. Walter, Paris, Larousse, 2000. Retour

9 Cf. notre étude “La nouvelle xénophobie face à l’immigration religiosiste”, Encyclopaedia Hermetica . Retour

10 Cf. P. Ripert, Dictionnaire des synonymes de la langue française, Paris, Booking International, 1993. Retour

11 Cf. Ch. Maquet, Dictionnaire analogique, Paris, Larousse, 1936. Retour

12 Cf. P. Desfeuilles, Dictionnaire de rimes, Paris, Garnier, 1961. Retour

13 Cf. nos études aux rubriques Judaica et Palestinica, sur Encyclopaedia Hermetica. Retour

14 Cf. Dictionnaire des mots d’origine étrangère, op. cit., p. IX. Retour



 

Retour Gallica



Tous droits réservés © 2004 Jacques Halbronn