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Modalités du bilinguisme, interne et externe

par Jacques Halbronn

    Les langues jouent un rôle essentiel au niveau identitaire mais ne constituent-elles pas un repère assez factice en raison même de notre aptitude à nous les approprier ? A l’instar du critère religieux, les langues sont un moyen commode pour classer les populations mais que valent de tels classements ?

   Le fait de parler une même langue peut tenir à plusieurs facteurs et notamment à la conquête, à une certaine prédominance culturelle exercée par un groupe sur un autre. En tout cas, une même pratique ne signifie aucunement une origine commune des populations locutrices, mais tout au plus un croisement historique, à un certain moment, pour une certaine durée.

   C’est pourquoi, la notion de langue sémitique, englobant hébreu, arabe, araméen, ne saurait déboucher d’office sur l’idée d’une seul race rassemblant toutes les populations s’exprimant en une langue sémitique. Un peuple peut fort bien avoir changé de langue comme il peut aussi avoir migré, ceci expliquant parfois cela. Il en est de même pour l’adoption d’une certaine religion qui peut être commune à des populations fort différentes qui s’y sont converti à un certain moment.

   Mais il faut aussi faire la part des syncrétismes, ces emprunts déguisés qui consistent à adopter des éléments d’une langue ou d’une religion tout en maintenant une certaine façade apparemment inchangée. On sait que c’est le cas de l’anglais empruntant massivement au français mais tout en prétendant continuer à être une langue germanique en raison du maintien de certains aspects de celle-ci. De même une religion peut-elle emprunter à une autre sans reconnaître sa dette ou en la minimisant, la masquant. C’est dire que l’on peut aboutir à de fausses conclusions en se satisfaisant de repères assez peu fiables et dont apprécie souvent mal la véritable portée.

   Il est possible, au demeurant, que la dialectique du linguistique et du religieux, c’est-à-dire la prise en compte conjointe de ces deux paramètres, puisse se révéler assez féconde. Dans certains cas, en effet, au sein d’une même sphère linguistique, on trouve des clivages religieux, c’est le cas notamment du protestantisme en France qui vient relativiser aux XVIe-XVIIe siècles l’existence d’une même pratique linguistique. C’est aussi le cas dans le monde d’expression slave, ce qui se manifeste par le recours à des alphabets différents selon que l’on se situe dans une sphère catholique (Pologne) ou orthodoxe (Russie).

   Plus généralement, le fait de tenir les mêmes propos ne signifie aucunement que tous ceux qui les tiennent aient le même statut voire les mêmes facultés. Là encore, l’emprunt peut jouer fortement. Quand j’entends quelqu’un parler et a fortiori lire, est-ce que je sais, pour autant, que ce qu’il exprime lui appartient pleinement ? Il peut tout à fait se contenter de répéter ce qu’un autre a dit ou écrit avant lui ; il peut se servir de plusieurs langues alternativement. C’est ainsi qu’un homme et une femme, un enfant, peuvent tenir le même discours sans que cela implique qu’ils ne différent pas par ailleurs considérablement. On voit que si le langage, en ses diverses manifestations, est un mode privilégié de communication, il a aussi tendance à brouiller les pistes et à occulter le passé.

   Cela dit, il ne faudrait pas croire que le langage ne permet pas de multiples nuances et qu’il n’existe pas des moyens d’observer certains subterfuges et de restituer une diachronie. Comment met-on en évidence l’existence de ces emprunts dont on a dit qu’ils étaient plus ou moins bien assumés ou affichés ? A ce sujet, le cas du français est assez remarquable puisque d’une part, diverses populations sont devenues francophones et que de l’autre, le français a pénétré au sein d’autres langues sans que celles-ci ne soient assimilées à du français. On pourrait parler de deux formes de bilinguisme : d’une part, une langue amalgamant deux langues bien distinctes, de l’autre, des locuteurs pratiquant deux langues voire davantage.

   Le bilinguisme ordinaire n’est pas toujours aisé à observer dans la mesure où le locuteur, en principe, ne mélange pas les deux langues mais parlent tantôt dans l’une, tantôt dans l’autre. Il se peut fort bien que l’on ignore l’existence d’un tel phénomène pour un individu donné, en des lieux distincts. L’autre bilinguisme est plus flagrant puisqu’il fait cohabiter deux langues dans un même discours mais il n’est pas toujours perçu par les locuteurs à sa juste mesure. Dans quelle mesure le premier bilinguisme ne génère-t-il pas, à force, à la longue, le second, deux langues finissant par s’interpénétrer, ce qui pourrait expliquer les différences entre langues latines, s’élaborant dans des contextes linguistiques différents ?

   Qu’est ce qui peut amener un groupe à se confectionner une langue aussi bigarrée ? Peut-être la volonté justement de ne pas parler la même langue qu’ailleurs ? Nous y voyons une volonté de se démarquer tant chez les Algériens par rapport à l’arabe et au français que chez les Britanniques, par rapport au saxon et au normand, pour prendre ces deux exemples. On aboutirait ainsi à une langue métissée correspondant à un certain sentiment de métissage identitaire.

   Il est à noter que les Britanniques avaient été envahis par les Saxons puis par les Normands tout comme les Algériens, en ce qui concerne la population berbère par les Arabes et par les Français. En ce sens, le bilinguisme serait l’expression de vouloir se démarquer de l’influence de deux envahisseurs successifs, en les opposant, en quelque sorte, l’un à l’autre.

   Nous avons donc affaire à des langues hybrides, témoignant d’un certain malaise, langues singulièrement riches de par l’étendue de leur lexique et comportant nombre de synonymes. Le problème, c’est qu’à leur tour ces mêmes langues - on pense notamment à l’anglais - peuvent devenir des langues de colonisation et s’imposer à des populations qui ne sont pas autrement sensibles à un tel bilinguisme, à cette diglossie. Autrement dit, le métissage de telle de ces langues ne fait pas forcément sens quand la dite langue devient dominante, s’imposant à son tour à d’autres langues ou à côté d’autres langues. Ce qui signifie que cette hybridité linguistique ne fait pas forcément sens pour tous les locuteurs concernés. Dans le cas de l’anglais, elle ne fait sens que pour la population demeurant en Angleterre et ayant vécu ou s’étant identifié avec une certaine Histoire, soit pour une minorité d’anglophones. D’où une certaine dénégation quant à la reconnaissance d’emprunts massifs au français chez nombre d’anglophones.

   On retrouve là peu ou prou la même attitude que pour des situations d’immigration, avec des populations prises entre deux feux, ce qui fait plus sens pour la première génération que pour la suivante qui saisit moins bien les raisons d’une certaine ambiguïté / ambivalence. Or, le bilinguisme interne - par opposition à l’externe qui est la pratique parallèle de deux langues - maintient cette dualité de façon emblématique et singulièrement palpable et peut donc servir de domaine pilote. En fait, ceux qui ont vécu des situations de double allégeance en conservent les traces tout en cherchant à les gommer pour l’extérieur.

   Ce bilinguisme interne tend à se présenter, néanmoins, comme étant d’une seule pièce, tout en assumant notamment sa diversité lexicale. Ce qui est d’ordre diachronique sera volontiers présenté comme étant d’ordre synchronique, c’est-à-dire se justifiant par des motifs fonctionnels. On connaît les propos de certains anglophones, à la suite d’un Walter Scott dans son roman Ivanhoé, selon lesquels les mots d’origine française ne joueraient pas le même rôle, en anglais, que ceux d’origine germanique. De telles affirmations ne résistent guère, à vrai dire, à une investigation systématique, les mots français en anglais pouvant fort bien être parmi les plus usités et pas forcément parmi les plus savants, comme on l’entend souvent dire. Est-ce que, d’ailleurs, les locuteurs anglophones ont conscience de ce que tel mot est saxon et tel autre français ? Probablement chez les plus éduqués qui ont appris à distinguer les mots d’origine latine - selon une expression assez floue - et ceux d’origine germanique.

   En réalité, tout locuteur éprouve dans sa langue, quelle qu’elle soit, un certain sentiment de dualité qui correspond aux mots entrés plus ou moins tôt dans sa pratique langagière : il y a le langage familier qui est souvent celui de l’enfance. Il établit également une différence entre les mots qu’il comprend mais qu’il n’utilise guère et ceux qui font partie de son expression habituelle, introduisant une notion d’intérieur et d’extérieur, de proche et de lointain.

   Certaines langues se rebiffent contre le bilinguisme interne ; on connaît la croisade contre le franglais de René Etiemble. Le processus n’a fait que s’amplifier depuis sans prendre les proportions qui sont celles de l’anglais moderne. Le locuteur francophone sait quand il recourt à un mot anglais, ce qui n’est pas le cas du locuteur anglophone quand il se sert de son vocabulaire français. D’ailleurs, le mot anglais est écrit en italique pour souligner son étrangeté. Mot anglais qui d’ailleurs est fréquemment d’origine française pour les raisons que l’on sait. Plus les frontières d’une langue sont floues, du fait de sa richesse même, plus il est difficile au locuteur de la dite langue d’affirmer qu’un mot rencontré en fait ou non partie et plus il est aisé pour un mot nouveau d’y pénétrer sans se faire remarquer. C’est donc un signe de bonne santé que de se rebiffer contre certaines influences linguistiques étrangères, lesquelles ne sont jamais justifiées au nom de la modernité, étant donné qu’une langue doit pouvoir remodeler son propre lexique plutôt que de recourir à des mots étrangers.

   Le fait de parler français ne signifie pas que l’on est Français, ou même que l’on appartient pleinement à la culture française. Le français fait partie de ces langues qui ont largement essaimé à la fois au niveau du bilinguisme externe, du fait de la colonisation, apparaissant en tant que seconde langue ou comme langue de communication supranationale, en Afrique ou au niveau du bilinguisme interne dans les langues du nord de l’Europe, depuis l’anglais jusqu’au russe. Mais la francophonie n’en existe pas moins par delà les appartenances politiques, ne renvoyant pas nécessairement à la France, stricto sensu. Encore faudrait-il distinguer entre francophonies externe et interne comme on a ici distingué entre bilinguismes externe et interne. Pour rendre justice à la francophonie, il importe de tenir compte à la fois de ceux qui apprennent et parlent la langue française en tant que telle (bilinguisme externe) et de ceux qui entrent en contact avec elle par l’intermédiaire d’autres langues (bilinguisme interne).

   La langue, en dernière instance, n’apparaît plus, de nos jours, que comme un outil de communication ne renvoyant pas à une quelconque allégeance ni même appartenance, même si elle porte les stigmates infligées ou subies de diverses formes de colonisation. Elle comporte cette contradiction : à la fois elle est spécifique à une certaine population et à la fois elle est un moyen privilégié pour unifier, du moins sur un certain point, les populations les plus diverses. La tentation est parfois grande de confondre, sciemment ou non, ces deux aspects contradictoires et de voir dans le fait de partager une même langue la marque d’une origine commune. La langue ne cesse d’ailleurs de fonctionner sur deux plans opposés : elle rapproche ceux qui la parlent mais elle sépare ceux-ci de ceux qui ne la parlent pas. Et même au sein d’une langue donnée, il peut être tentant d’introduire des mots qui ne sont compris que d’un groupe restreint (argot, jargon) jusqu’au moment où ces mots nouveaux ou ces acceptions nouvelles, finissent par perdre leur étrangeté. Cela pour le bilinguisme interne. En ce qui concerne le bilinguisme externe, on constate de nos jours, notamment dans la population maghrébine vivant en France, une tendance à s’entretenir en arabe ou en kabyle plutôt qu’en français, ce qui peut être perçu comme un rejet de l’influence française, tout en étant parfaitement capable de s’exprimer en français. Une telle dualité de la langue ne fait selon nous que manifester la dualité de la condition humaine qui est de passer alternativement par des phases d’ouverture et de fermeture à l’autre, d’extension et de repli. Or, la langue peut tout aussi bien fonctionner dans un registre que dans l’autre, à condition qu’elle s’inscrive dans le cadre d’un certain bilinguisme, qu’il soit interne ou externe, bilinguisme qui permet aux locuteurs une communication large ou restreinte, au choix. Le bilinguisme souligne donc bien cette double dimension de l’aventure humaine, qui fait songer au comportement de l’huître, fait à la fois de participation et de protection.

Jacques Halbronn
Paris, 14 décembre 2004



 

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