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De la guerre des langues à la guerre des mots

par Jacques Halbronn

    Contrairement à certaines idées répandues, il existe bel et bien une guerre des langues, comme il existe une guerre économique, une guerre culturelle et bien entendu des guerres traditionnelles, de conquête, d’indépendance ou civiles. Ce qui nous intéresse dans cette étude sera de montrer les enjeux de la guerre linguistique et d’en décrire les différentes manifestations, tant dans le passé que de nos jours.

   Cette guerre ne se réduit nullement aux statistiques concernant le nombre de personnes dans le monde s’exprimant en telle ou telle langue. Il existe d’autres critères fondés sur le nombre de mots d’une certaine langue passés dans d’autres langues. L’approche par nombre de mots nous semble épistémologiquement plus pertinente que par nombre de locuteurs, même si elle se heurte à certains obstacles méthodologiques qu’il est essentiel de définir et de maîtriser.

   Cela dit, on ne saurait pour autant dissocier la langue du peuple dont elle émane, encore faut-il en repérer la source puisque les emprunts linguistiques sont monnaie courante.

   Quelle est la raison de ces emprunts, parfois massifs ? Il ne s’agit de rien moins, selon nous, que d’un phénomène de mimétisme social, d’appropriation d’un signifiant social autre, ce qui, à terme, ne peut que générer une certaine confusion.

   Il importe d’emblée de distinguer les similitudes entre langues, qui sont dues à l’emprunt d’un certain lexique et celles qui tiennent à une filiation linguistique commune, comme c’est le cas entre langues latines, entre langues slaves ou entre langues germaniques, pour en rester à l’Europe. Encore, une telle division est-elle quelque peu obsolète et d’autres lignes de force sont apparues au cours du deuxième millénaire. On ne peut pas tout le temps remonter au Déluge, car cela risque fort d’écraser voire de télescoper l’Histoire !

   De tels problèmes sont susceptibles de venir sur le tapis, dans le cadre de ce que l’on pourrait appeler une éthique de la langue comme on parle d’une éthique de la science voire d’une éthique de l’économique, du politique voire du militaire.

   Que par ailleurs, les mots d’une langue appartiennent à la langue qui les a forgés nous semble aussi évident que le fait qu’un pays soit propriétaire de ressources naturelles, notamment du pétrole, sans qu’il en ait quelque mérite. Deux poids, deux mesures. En 1974, le pétrole est soudain devenu beaucoup plus cher, mettant ainsi fin à une certaine exploitation qui semblait légitime.

   Certes, la différence entre les mots ou les barils de pétrole, c’est que les mots ne s’usent pas et qu’ils se reproduisent indéfiniment, sans que l’on ait à revenir au fournisseur initial. En revanche, on peut suivre les mots à la trace avec une certaine précision, même de siècles après que l’emprunt ait eu lieu. A la différence de l’emprunt d’argent, la marque de l’emprunt linguistique ne s’efface pas comme on déchire une reconnaissance de dette.

   On peut certes renoncer à utiliser certains mots étrangers - et il y a eu dans ce sens un certain nombre de tentatives plus ou moins vaines - mais généralement c’est une tâche inconcevable puisqu’il faudrait réécrire les textes anciens marqués par les emprunts. On peut, par ailleurs, difficilement imaginer, une saisie des mots empruntés, par voie d’huissier. Les mots sont donc bel et bien une marchandise particulière qui exige un code qui leur soit propre, là où règne actuellement la plus grande désinvolture.

   Pourtant, avec l’essor de l’informatique, ce qui pouvait sembler infaisable, il y a quelques décennies, est de nos jours accessible, où rien n’échappe plus guère au contrôle. On pense au système d'espionnage, Echelon, qui permet de capter, de classer, sur la base de certains mots récurrents, les communications téléphoniques, y compris par internet.

   Cette guerre linguistique n’est donc nullement achevée, elle ne fait même peut-être que commencer. Il y a fort à parier qu’elle sera palpitante et fera grincer bien des dents. Il est temps que les sciences humaines sortent de leur tour d’ivoire et interviennent dans l'arène politique.

   La langue est un domaine comme les autres, mais il semble bien qu’il ait été sensiblement préservé, protégé. On joue volontiers, c’est le cas de le dire, sur les mots, confondant la langue avec le peuple du même nom dans le genre : l’anglais est la langue que parlent les Anglais, comme si cela impliquait nécessairement une homogénéité quelconque, en dehors d’une certaine intercompréhension qui se situe sur un plan pragmatique. Rappelons qu’il fut un temps où l’on ne respectait guère la propriété littéraire, ce qui n’est plus vrai de nos jours où l’on est très attentif à la question des droits. on voit donc que les mentalités évoluent. Qui sait si demain, il n’y aura pas un impôt sur les mots utilisés.

   Car, à terme, il conviendra de distinguer la question des mots et celle des langues. Les langues sont des fourre-tout auxquels on a essayé de conférer, assez laborieusement; un caractère scientifique, en développant l’idée structuraliste de phonème, autour d’une science appelée phonologie et qui insiste sur le fait que les locuteurs font attention de bien distinguer les mots les uns des autres, au sein d’une langue donnée. Dont acte. Voilà qui contribue à cloisonner chaque langue dans une sémantique, une phonétique, une phonologie spécifiques en faisant comme abstraction des mots utilisés. On fait donc tout pour relativiser l’importance des signifiants. Et ce n’est probablement pas par hasard !

   Il est temps, selon nous, de remettre l’accent sur les signifiants et de relativiser au contraire les barrières prétendument étanches entre langues. Au fond, il s’agirait de rétablir un certain droit d’ingérence linguistique qui n’est jamais que le corollaire des emprunts de mots qui s'opèrent de langue à langue, avec la plus grande licence et sans le moindre contrôle.

   Qu’à partir des mêmes signifiants, l’on puisse élaborer diverses langues est assez évident. Il suffit d’introduire quelques traitements morpho-phonologiques et autres (déclinaison, conjugaison, marqueurs de genre, de nombre) et le résultat sera que les dites langues seront méconnaissables pour celui qui les observe superficiellement. Les langues sont comme les chevaux, elles ont leurs maquignons indélicats qui savent brouiller les pistes et les provenances. Il est un peu facile, en effet, d’arguer du fait qu’un mot n’a pas tout à fait le(s) même(s) sens dans telle ou telle langue, pour en nier l’origine, de parler de faux amis, de prononciations différentes, ce ne sont là que des retouches, des adaptations inévitables par rapport à des contextes différents qui visent à dissimuler ou en tout cas à intégrer l’emprunt.

   Il nous semble qu’une entreprise de déconstruction des langues comme on l’a fait par ailleurs pour certains textes présentés abusivement comme étant d’un seul tenant - on pense au corpus nostradamique.1 Il est urgent de repenser la genèse des langues car celle-ci pose des problèmes et comportent des enjeux socioculturels, socio-économiques non négligeables. On remarquera qu’il n’existe pas, à proprement parler, d’adjectif pour désigner ce qui a rapport au mot comme il en est pour ce qui a rapport à la langue.

   Le plagiat vaut, en effet, autant pour les mots que pour les textes.2 Dans tous les cas, il s’agit d’une forme de recyclage, comportant un certain nombre de retouches.

   Ce qui nous paraît particulièrement frappant est le cas de mots qui, sous leur forme écrite, passent inchangés d’une langue dans une autre. Comment expliquer, en effet, cette permanence orthographique lors du transfert d’un mot ? Plus que de vol, il conviendrait ici de parler d’usurpation d’identité, d’imposture: on veut carrément se faire prendre pour celui auquel on emprunte ses mots et on ne les change pas de peur que le subterfuge perde de son efficience.

   Les langues, en dépit d’un important discours métalinguistique, sont un point aveugle de la consciencialité contemporaine. A l’époque où l’on parle de mondialisation, ne conviendrait-il pas de repérer ce commerce des mots, les processus d’import et d’export que cela entraîne ? Les mots sont un or gris, étant le résultat de l’activité d’une culture qui peut ainsi rayonner par rapport aux autres. Il est des langues plutôt importatrices et d’autres plutôt exportatrices et, en dépit de certaines représentations, le français est un grand exportateur de mots. On n’a pas de pétrole, mais on a des mots !

   On objectera, certes, que cette “exportation” ne date pas d’hier mais nous avons montré, plus haut, que le temps ne faisait rien à l’affaire et qu’il ne saurait y avoir péremption dans le domaine des mots, dès lors que l’usage s’en maintient, d’une façon ou d’une autre, ne serait-ce que dans la gestion de la littérature des siècles passés. Les mots sont inaliénables : on peut les prêter, les emprunter, mais ils doivent revenir à leurs auteurs, à leurs créateurs, c’est-à-dire à la culture qui les a fait naître.

   On nous fera évidemment un mauvais procès en arguant du fait que le français aussi a beaucoup emprunté. Mais il y a emprunt et emprunt et l’emprunt du français au latin n’est absolument pas du même ordre que celui de l’anglais au français. En l'occurrence, il existe fort peu de mots en français qui soient identiques en latin alors que l’on ne compte plus les doublons entre le français et l’anglais, c’est-à-dire de mots qui peuvent circuler indifféremment dans les deux langues, sans le moindre changement formel. En ce sens, l’anglais et le français partagent entre eux bien plus de mots orthographiés identiquement que le français et l’espagnol (castillan), par exemple, bien que l’espagnol soit aussi une langue latine comme le français.

   A l’heure de l’euro, alors que les pays se décloisonnent et renoncent en partie à leur sacro-sainte souveraineté, où l’on met en harmonie les économies de divers Etats, il n’est pas tolérable que persiste le tabou obscurantiste des mots. Ne jouons pas sur les mots, encore une fois : chaque mot émane bien d’une langue donnée, qui les a forgés, selon son génie propre, mais tous les mots qui sont utilisés par telle ou telle langue ne lui appartiennent pas ipso facto. Evitons les sophismes ! Il est d’ailleurs important d’étudier la façon dont les mots obéissent à un certain design, sont conçus selon certains principes, ce qui les rend traçables et reconnaissables. Et en ce sens, le design français en matière d’esthétique du langage a été capital, comme il l’est dans d’autres domaines, d’ailleurs que l’on reconnaît plus couramment.

   La politique consistant à libéraliser l’usage des mots, sans les taxer, nuit avant tout à la France et à son économie, à son rayonnement, ce qui l’empêche de profiter de la puissance qui lui revient dans le monde ; c’est donc une politique anti-française, d’ailleurs curieusement le fait, dans bien des cas, des Français eux-mêmes, ce qui est quand même un comble ! Un René Etiemble (Parlez-vous franglais ?) aura exercé une influence néfaste en insistant sur les quelques malheureux emprunts du français à l’anglais, sans comparer cette importation avec une exportation autrement important.

   Il est temps de rendre à César ce qui est à César et de ne pas se contenter d’une situation où la langue appartient à tout le monde, surtout quand cette thèse est défendue, avec une plus ou moins mauvaise conscience, par ceux qui sont les plus endettés, à savoir les anglo-saxons qui se targuent de disposer d’une langue très “riche”. Il faut mettre fin à un certain moratoire et faire les comptes. Qui paie ses dettes s’enrichit.

   Il convient donc, au premier chef, de sensibiliser ces derniers et les touristes qui transitent par la France, à la place des mots français dans le monde. On peut certes dire qu’on ne parle pas le français, en tant que langue prise dans une globalité spécifique mais qui peut prétendre qu’il ne connaît pas “un mot” de français ? D’où l’importance de bien distinguer, de découpler, langue et mots, plusieurs langues, on l’a dit, pouvant recourir à un même ensemble de mots ou certains mots appartenir à un grand nombre de langues.

   Le modèle linguistique sert d’ailleurs souvent de paradigmes - d’alibi- aux entreprises les plus obscurantistes, c’est un fort mauvais exemple qui justifie tous les syncrétismes et tous les mimétismes, les canons mal ficelés.. En reliant une langue au peuple qui la parle, on cherche le plus souvent à relativiser la part des emprunts. Un peuple peut parler une langue truffée de mots étrangers et ce n’est pas là une petite affaire, elle a pour revers un endettement envers d’autres langues sinon envers les peuples qui parlent ces autres langues. Attention à la bulle linguistique !

   Gageons donc que le XXIe siècle sera celui de la guerre des mots et du déclin de ces monstres que sont les langues. Il importe de dresser un atlas des mots, en faisant ressortir les emprunts d’une langue à l’autre. D’ailleurs, l’anglais n’a fait que succéder au français en tant que langue internationale et a évidemment profité du fait que l’on y retrouvait les mêmes mots, avec une grammaire simplifiée. Si l’on confère telle couleur au français, il faut s’attendre à ce que cette couleur se retrouve peu ou prou dans toute l’Europe septentrionale, d’Ouest en Est. A partir d’un tel constat, il nous semble d’ailleurs devoir envisager la formation d’une nouvelle langue, s’appuyant sur les mots les plus fréquemment utilisés, un peu dans l’esprit de l'espéranto.

   En fait, demain, les gens seront capables d’utiliser les mêmes mots dans le cadre de structures grammaticales multiples, on pourrait d’ailleurs en faire un jeu. On fixe un certain nombre de règles basiques arbitraires, soit sur la base de langues existantes, soit de langues à inventer, tout en se servant des mots français, que l’on pourra prononcer selon divers codes phonétiques, selon tel ou tel mode de flexion (déclinaison, conjonction), tel marqueur de genre ou de nombre etc, voire tel ou tel alphabet. Il importe de relativiser complètement l’idée de langue et de montrer qu’elle peut connaître des variations à l’infini, autour d’un corpus de mots qui, lui, est récurrent. L’arbitraire passe désormais des mots aux langues.

Jacques Halbronn
Paris, 6 juillet 2003

Bibliographie

      - P. J. Calvet, Colonialisme et linguistique, Paris, Payot, 1977, 1988

      - J. Halbronn, Mémoires inédits, réalisés sous la direction de P. J. Calvet, à paraître partiellement sur le Site Ramkat :
               * Linguistique de l’erreur et épistémologie populaire (1987)
               * Essai de description critique du système du français à la lumière des relations interlinguistiques (1989)

      - J. Halbronn, DESS Ethno-méthodologie, Le milieu astrologique, ses structures et ses membres, Paris VIII, 1995.

      - J. Halbronn, “Créativité de l’erreur: pour une errologie”, in Collectif Eloges de la souffrance, de l’erreur et du péché, Paris, Lierre & Coudrier, 1990.

      - J. Halbronn, articles parus, en 2001 - 2003, dans Hommes & Faits, Site Faculte-anthropologie.fr :
               * “De l'ergonomie des langues”
               * “Principes méthodologiques en linguistique comparée”
               * “Essai de linguistique du sujet”
               * “Formes négatives et interrogatives en français et en anglais”
               * “Traduction de proximité et culture linguistique”
               * “Dialogues linguistiques”
               * “Observations sur le système syntaxique du français”
               * “L'usage du préfixe Re en français”
               * “Du prétexte au contexte”

Notes

1 Cf. Encyclopaedia Hermetica, Site Ramkat.free.fr, rubriques Nostradamica et Astrologica. Retour

2 Cf. notre étude sur les Protocoles des Sages de Sion, in Le sionisme et ses avatars au tournant du XXe siècle, Feyzin, Ramkat, 2002. Retour



 

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