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Editions RAMKAT




GALLICA

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Description des langues et coloriage des mots

par Jacques Halbronn

    Comment fabrique-t-on des mots ? Est-ce que l’on peut identifier l’origine des mots ? Est-il possible de déterminer quels sont les mots empruntés au sein d’une langue donnée ? Quand des mots sont communs à plusieurs langues, comment savoir qui a emprunté à qui ? Force est de constater, pour le moins, que les méthodes pour élucider de tels problèmes ne sont pas répandues dans le public et que les gens en sont réduits à consulter des dictionnaires étymologiques, au coup par coup.

   Notons qu’il est des langues qui ont beaucoup emprunté et d’autres qui ont beaucoup prêté. On parlera de langue emprunteuse et de langue prêteuse. Dans le cas où des mots sont communs à une langue emprunteuse et à une langue prêteuse, on peut raisonnablement supposer qu’ils émanent plutôt de la langue prêteuse que de la langue emprunteuse.

   Souvent, la réponse est connue d’avance du fait de certains événements historiques qui ont placé une société sous la coupe d’une autre mais avec le temps, le phénomène linguistique subsiste tandis que les considérations historiques s’estompent dans la mémoire des utilisateurs et il importe d’en arriver à des arguments purement linguistiques, surtout chez ceux qui apprennent une langue qui n’est pas la leur et dont ils ne possèdent pas l’arrière plan socio-historique, au risque de commettre bien des anachronismes.

   Les langues ont des processus de différenciation les unes par rapport aux autres et de façon plus ou moins délibérée appliquent aux mots qui leur parviennent, par telle ou telle voie, des traitements spécifiques.

   C’est ainsi que l’on peut passer d’une langue à l’autre, quand on maîtrise certaines clefs. Mais il est des langues qui semblent incapables de retraiter selon un modèle formel particulier les mots qui circulent en leur sein, elles n’ont pas ou plus de melting pot digne de ce nom, elles ne savent ou ne veulent appliquer des règles précises d’assimilation de mots étrangers, laissant ainsi les mots en question tels quels. C’est comme si les immigrés arrivant dans un pays donné n’évoluaient pas, comme s’ils conservaient leurs habitudes, leurs apparences, voire vivaient entre eux à moins qu’on ne les traite avec un tel respect qu’on n’ose rien leur demander.

   Il convient donc de se demander ce qui caractérise le noyau dur d’une langue, la forme exigée de la part de l’ensemble des mots ou du moins d’un certain contingent particulièrement caractéristique.

   Un critère assez pertinent pour repérer les mots étrangers, au sein d’une langue donnée, consiste à repérer les mots isolés, c’est à dire ceux qui ont des acceptions et des utilisations extrêmement limitées, qui n’ont pas fait souche, en quelque sorte des mots orphelins alors qu’inversement, ces mots, dans une autre langue, ont des développements sensiblement plus importants.

   Le problème, c’est que plus une langue emprunte à une même langue et plus cela risque de brouiller les pistes et au delà d’un certain seuil, les mots de la langue ainsi mise à contribution se comportent peu ou prou comme dans leur berceau. Lorsqu’un mot nouveau ressemble à un mot déjà adopté, il n’a guère de mal à faire son chemin, ce qui maintient une relation sur plusieurs siècles. Mais ces similitudes montrent bien que les mots ont des airs de famille.

   Quand nous parlons d’emprunts non assimilés, nous considérons qu’un simple traitement suffixal, le recours à un cadre morphologique récurrent ne suffit pas pour parler d’une assimilation / intégration réussie, tant pour le mot concerné que pour la langue d’accueil, surtout si le procédé morphologique utilisé est lui-même issu d’emprunts à la même langue.

   Une langue fortement marquée par l’immigration de mots étrangers finit par être obligée de leur accorder un statut à part sur le plan grammatical voire sur le plan phonétique.

   En fait, la base d’une langue, ce n’est pas la langue mais la population qui s’exprime au travers de cette langue. Cette population est forcément tributaire d’une certaine tradition linguistique, est vouée à se confronter à d’autres langues qui constituent son environnement. C’est cette population qui est gérante de “sa” langue, qui en est responsable, qui, par mimétisme, se place dans la sphère d’une autre culture donc d’une autre langue.

   Une ambiguïté existe : l’emprunt linguistique est-il la marque d’une colonisation ou d’une conquête ? En pratique, le résultat nous semble sensiblement le même - on parlera dans tous les cas d’une invasion de mots étrangers - et relève d’un processus que nous qualifions d’hypnologique, impliquant une certaine extension, de diffusion, à partir d’un point / centre donné. En effet, qu’il y ait fascination ou volonté de répandre, cela ne change pas grand chose au final, le conquérant étant souvent le conquis, le voleur étant mu par l’envie. En définitive, un territoire ainsi s’élargit, ce qui émane de lui se répand.

   Même quand on a affaire à un puissant tropisme mimétique d’une population à l’endroit d’une autre, au point qu’à terme l’une puisse se faire passer pour l’autre, il n’en s’agit pas moins d’une forme de délégation, de prolongement, à caractère hypnologique de la part du centre émetteur, qui fait référence.

   Qu’est-ce que décrire une langue ? Cela ne consiste pas à ignorer ses emprunts, qu’il s’agisse des mots qu’elle a empruntés ou qu’on lui a empruntés. Mais ces deux cas de figure différent sensiblement : dans un cas, il s’agit de mots que l’on doit soustraire de la langue, même si ces mots sont tout à fait usités, dans l’autre que l’on doit ajouter, même si leur usage a fini par se distinguer sensiblement de celui de la dite langue et même s’il concerne un grand nombre de langues emprunteuses à celle-ci.

   On nous objectera que pour certaines langues, une telle soustraction risquerait de conduire à une situation critique, tant les emprunts sont nombreux et ont envahi la langue et que pour d’autres langues, ce serait un travail colossal que de suivre à la trace tous les mots qui ont été empruntés puisqu’il faudrait vérifier au sein de toutes les langues existantes. Mais un tel distinguo montre bien combien les langues ne sont pas logées à la même enseigne, qu’il ne faut pas les traiter de la même façon.

   A considérer certaines langues emprunteuses, on peut se demander si une langue ne se réduit pas finalement à peu de choses, à savoir à un squelette grammatical qui ne comprendrait ni les verbes, ni les adjectifs, ni les noms, ni les adverbes, mais simplement quelques éléments d’encadrement morphologiques et phonétiques, assez superficiels somme toute mais suffisant à colorer les mots d’une façon spécifique. La langue serait un coloriage. Mais aussi, elle se définirait, d’un point de vue sociolinguistique, comme étant utilisée par une population donnée mais nous sortons là des critères proprement linguistiques.

   Ce qui se passe, c’est que lors de l’emprunt d’un mot, on emprunte aussi ce que nous avons appelé coloriage. Ce n’est donc pas tant le mot nu qui est emprunté - ce qui serait légitime étant donné que les mots remontent souvent au déluge, mais le fait que le mot ne soit pas extrait de sa gangue, comme si l’on mangeait une banane avec sa peau. Ce qui nous conduit à souligner le rôle de l’erreur dans les échanges entre langues.1

   Celui qui emprunte, en effet, le fait de façon plus ou moins intelligente. S’il emprunte un mot comportant des traits morphologiques propres à la langue prêteuse, il ne saurait les conserver mais il lui faut bien plutôt leur en substituer d’autres. On devra donc distinguer emprunts bruts, non dégagés de leur emballag morpho-phonétique d’origine et emprunts nets, sortis / extraits de leur emballage.

   Ce qui nous frappe, par conséquent, ce n’est pas tant l’ampleur de l’emprunt d’une langue par rapport à une autre que la façon de procéder, plus ou moins heureuse et qui conduit à faire se confronter, en son sein, plusieurs morphologies, l’une consciente, celle qui est enseignée, l’autre située au sein même de l’emprunt et donc en quelque sorte subconsciente. Il est possible que certaines langues aient une morphologie si subtile qu’on ait quelque peine à le dissocier des mots qui s’y trouvent et qui n’en sont pas moins marquées par celle-ci.

   On voit donc qu’il est nécessaire de redéfinir ce qu’est une langue mais aussi ce qu’est un mot, en dissociant le mot de son appareillage morpho-phonétique, appareillage qui est précisément ce qui caractérise une langue donnée, qui se respecte. Mal définir les mots, c’est donc mal définir les langues.

   Nul ne contestera ainsi que le français a emprunté ses mots “nets” à d’autres langues, y compris aux langues anciennement parlées par la population dite française, mais il a “francisé” / “gallicisé” ces mots selon des procédés appliqués de façon assez systématique, sans pour autant recourir à une déclinaison. Les mots qui sont ainsi passé par le français sont généralement reconnaissables sous leur forme “brute”, dès lors qu’ils n’ont pas été retraités. La question est précisément celle de la difficulté d’un tel retraitement.

   En ce sens, le français n’est pas nécessairement une langue plus prêteuse que les autres mais dont les prêts sont les plus facilement (re)traçables, qui continuent à comporter sa marque de fabrique, sa valeur ajoutée.

   La traçabilité des mots passés par le français lui permet de revendiquer une paternité, selon une sorte de code ADN, non pas tant sur les mots empruntés que sur leur appareillage. Libre aux langues concernées de modifier le dit appareillage et de conserver les mots sous un autre emballage mais elles ne sauraient, en revanche, maintenir l’appareillage français sans une certaine sanction.2 Il semble cependant difficile d’imaginer qu’une langue puisse entreprendre de modifier ou d’évacuer des milliers d’expressions, comportant une telle coloration étrangère, ayant une source bien repérable, dans ce cas, cette langue est tributaire de la langue d’où sont issues les dites expressions.

   A contrario, le français a mieux su gérer sa politique d’emprunts et a évité d’emprunter, de façon sauvage, des mots étrangers, en les laissant à l’état brut, on pense notamment aux emprunts à l’italien au XVIe siècle. Or, la règle du jeu des relations linguistiques ne concerne pas l’utilisation d’une racine, pouvant connaître énormément de variantes mais celle d’un système morpho-phonétique étranger. Cette règle implique le recours à des changements orthographiques, au niveau des signifiants, induisant éventuellement des changements phonétiques et phonologiques, elle suppose aussi la substitution de préfixes et de suffixes par d’autres. Le cas des mots empruntés à l’arabe par des langues européennes est exemplaire, du fait qu’elles ont conservé le préfixe “al”, qui n’est d’ailleurs autre que l’article défini non séparé, en arabe, comme d’ailleurs en hébreu, du mot auquel il est associé.(alchimie - mais on a aussi chimie - alcool, algèbre etc). Il faut y voir une certaine méconnaissance de l’appareillage morphologique de l’arabe par les emprunteurs et il conviendrait d’évacuer ce préfixe non pertinent au sein des langues européennes, puisque occasionnant une redondance par le double usage de l’article défini comme dans “l’al-gèbre”. Mais le cas de l’arabe est somme toute mineur, quantitativement; au regard de ce qui s’est passé avec le français, pourtant langue qui aurait du être beaucoup plus familière et connaissable pour les langues des territoires avoisinant concernés au premier chef.

   En conclusion, on soulignera le fait que ce n’est pas l’emprunt des mots étrangers qui fait problème, mais bel et bien l’art et la manière dont l’emprunt a été réalisé. On peut difficilement admettre le maintien d’une telle situation ne serait-ce qu’au nom d’une certaine rationalité.

   Pour nous qui sommes spécialisés dans l’étude des faux, on peut dire assurément que la contrefaçon aura été, dans certains cas, singulièrement maladroite et que les faussaires auront commis bien des bévues, par méconnaissance de la linguistique, comme un voleur qui emporterait un tableau avec son cadre.

   On pourrait imaginer une langue anglaise ayant emprunté au français avec plus d’intelligence et qui aurait su conférer aux mots ainsi empruntés un nouvel air / aspect. Au lieu de cela, nous avons affaire à des procédés grossiers, pour le moins maladroits et finalement assez naïfs, un cas presque unique en son genre dans l’histoire des langues, par son caractère massif et frustre.

   Pourquoi l’anglais a-t-il conservé les finales en -ment (p. ex. Parliament, government), en -ty (p. ex beauty, quantity) et n’a pas imposé un suffixe germanique ? On a l’impression que l’anglais était peu préparé à conduire à bien de tels emprunts, à la fois par méconnaissance de certaines lois propres aux langues en général mais aussi par une certaine immaturité dans la connaissance de son propre mode de fonctionnement, ce qui ne lui permit pas de mener à bien la transposition. En n’évacuant pas le cadre morpho-graphique des mots français ainsi empruntés, on allait ouvrir la porte à une invasion, non plus seulement lexicale, mais morphologique et qui finirait par affecter jusqu’aux mots d’origine germanique. Que penser notamment du marqueur du pluriel en s, appliqué à la quasi totalité des noms de la langue anglaise (des exceptions comme man / men, woman ! women, mouse / mice) et qui n’existe nullement, par exemple, en allemand, ni d’ailleurs en italien mais seulement en français, en espagnol et en latin ? Le cas du s est d’autant plus remarquable qu’il est devenu un trait caractéristique de l’anglais, bien plus que du français, où il est souvent muet, en tant que finale. Le sifflement, parfois lassant, de l’anglais (essayez de prononcer le mot texts) est le résultat de cette politique d’incurie concernant les emprunts de l’anglais au français. Le cas de la marque du passé en ed est aussi tout à fait édifiant : il vient de l’ancien français ed (à rapprocher de l’espagnol ado ou ido) - ce qui montre que les emprunts ne datent pas d’hier - depuis remplacé par é mais il s’applique aussi bien aux verbes d’origine française qu’aux autres comme wanted, même si à côté il existe la catégorie des verbes forts (par exemple go, went, gone). Curieusement, le passé et le prétérit s’écrivent pareillement avec le suffixe ed, à la différence du français, sans que l’on puisse pour autant parler d’un trait spécifique à l’anglais antérieur à l’invasion des mots français.

   Comment dans ce cas ne pas considérer l’anglais comme un lieu d’accueil voire de stockage, d’archivage, pour les mots à la française, au cours de nombreux siècles, et comment l’exclure de l’étude du français, une sorte de français d’outre-mer, colonial, à la façon du dialecte algérien, lui aussi, peu à même de décortiquer les mots empruntés avant de les mettre en circulation ?

   On a du mal à croire que c’est cette langue qui serait appelée à devenir la langue de l’humanité au cours du XXIe siècle car cela démontrerait que la dite humanité, contrainte d’adopter une langue en faillite, ne maîtrise guère son destin et est à la dérive.

Jacques Halbronn
Paris, 7 juillet 2003

Notes

1 Cf. notre étude: “Créativité de l’erreur : pour une errologie”, in >Eloges de la souffrance, du péché, de l’erreur, Paris, Ed. Lierre & Coudrier, 1990. Retour

2 Cf. notre étude, “De guerre des langues à la guerre des mots”, Encyclopaedia Hermetica, Site Ramkat.free.fr. Retour



 

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