BIBLIOTHECA HERMETICA


Accueil ASTROLOGICA NOSTRADAMICA PROPHETICA

PALESTINICA JUDAICA ANTISEMITICA KABBALAH

AQUARICA HYPNOLOGICA GALLICA

Editions RAMKAT




GALLICA

8

La supériorité des constructions négatives en français

par Jacques Halbronn

    A l’instar des textes, les langues se corrompent et perdent leur génie d’origine. Certaines ont su mieux préserver leur cohérence initiale, d’autres ne fonctionnent plus que sur une médiocre relation signifiant / signifié alors qu’une langue normalement constitué fonctionnerait plutôt en réseau, en ramifications, et non au “mot par mot”. A partir du moment où des structures langagières sont devenues innées, même des formes défectueuses ne sont guère susceptibles d’affecter la compréhension : le signifié éclipse ainsi le signifiant, le relativise.

   Quand une langue emprunte, elle le fait presque toujours au coup par coup, au “mot par mot” précisément. Elle emprunte un sens à un signifiant parmi d’autres sens qu’elle ignore et qui néanmoins sont reliés au dit signifiant. Dès lors, cette langue comporte une grande proportion de mots déconnectés les uns par rapport aux autres.

   Prenons le cas des formes négatives. Comment passe-t-on du positif au négatif et s’agit-il là de signifiants distincts dans un cas et dans l’autre ? Le français a maintenu un tel continuum qui a disparu dans bien d’autres langues et notamment dans certaines autres langues dites latines, lequel continuum s’est précisément maintenu dans une langue qui doit beaucoup au français à savoir l’anglais.

   Prenons ainsi le cas de la forme française “il n’y a personne”, ce qui donne en anglais “there is nobody” mais en espagnol nadien. Tandis que les formes franco-anglaises se décomposent respectivement en “ne… personne” et “no-body”, body signifiant corps, en revanche, la forme espagnole ne permet pas de basculement du négatif vers le positif et vice versa, d’où une solution de continuité. Body et personne existent, en effet, en anglais et en français, respectivement, sans lien avec leur usage négatif, d’où d’ailleurs une certaine ambiguïté comme lorsque l’on demande “qui as-tu rencontré ? ” Et que l’on répond familièrement “personne”, sans recourir à la marque de la négation.

   Il en est de même pour l’anglais nothing, décomposable en no-thing, thing signifiant chose. En français, on dit “ce n’est rien” même si “rien” est déjà à tort, perçu comme une forme négative alors qu’en réalité, la forme positive est “un rien” comme dans la formule “un rien l’amuse”. On notera d’ailleurs, la disparition de tout article dans l’usage négatif : il faudrait dire “je ne vois pas une personne / chose” (cf. infra). Toutefois, on dit bien “il n’y a pas un chat”, pour dire il n’y a personne. Une telle “erreur” d’appréciation ne saurait être commise en anglais, du moins dans le cas considéré, puisque thing est plus couramment utilisé que “rien” en français dont l’usage semble quasiment réservé à indiquer un élément négatif, voire une absence.

   On pourrait en dire autant de la forme “non point”. Contrairement à ce que l’on pourrait croire “point” n’est pas en soi une forme négative, son usage est beaucoup plus large et ne relève pas de la seule morphologie ou du seul méta-discours. Bien plus, point est tombé en désuétude dans cet usage “négativisant” alors qu’il se maintient largement dans le langage courant, à telle enseigne qu’on en oublie souvent l’usage susmentionné. Le choix de “point” dans ce sens “négatif” tient à l’évidence au fait que point désigne un élément très petit, sinon le plus petit possible, parfois difficile à déceler, assez insignifiant. Rappelons que le point est entre autres un élément de ponctuation.

   En fait, un terme manque, est sous entendu- comme l’est souvent le “ne” devant rien ou personne - il s’agit de même et ce même est l’interface entre la forme positive et la forme négative. Dire “il n’y a même pas un point”, c’est affirmer qu’il n’y a rien à voir, ou plutôt, que “même un rien il n’y a à voir”. La forme “même” dans un sens négatif est d’ailleurs attestée dans les langues sémitiques tant en hébreu où (Ein) Af Ehad signifie à la fois “ne (Ein)...personne” (Af Ehad, même un), littéralement même pas (en hébreu, même se dit Afilou) un et en arabe où “Hatta Shei” signifie “ne...rien” mais plus précisément “même (Hatta) pas une chose”, devant s’accompagner d’une marque négative pour mettre “même” en perspective.

   Un cas un peu plus délicat est la forme négative, la plus courante en français, construite avec “pas”, expression, encore une fois, qui n’est nullement réservée à marquer la négation et qui signifie bel et bien quelque chose qui n’est pas nul : il n’y a que le premier pas qui compte, pour indiquer que même une faible avancée est signifiante. Dire que “je n’ai pas compris” signifierait en réalité “même un pas vers la compréhension je n’ai pu faire”, pas étant pris au figuré comme un acte minimal. Or, en anglais, le “not” qui équivaut au “ne...pas” français, ne correspond en réalité qu’au “ne”, le “pas” ayant disparu alors que le second membre, on l’a vu, subsiste avec nobody et nothing. Il en est de même en espagnol ou en italien qui ne comportent elles aussi que le premier membre de la négation : no, tout comme nada ou niente ne peuvent guère aider le lecteur à retrouver un élément positif dont on nierait l’existence. Quant à l’allemand nichts, pour “ne...rien”, il est probablement l’abréviation de nicht etwas (quelque chose) En ce sens, l’anglais a mieux conservé que l’allemand, autre langue germanique, une certaine transparence et une certaine transition et il le doit probablement au français, dont on sait l’influence massive, y compris au niveau des calques.

   D’ailleurs, “chose“ est souvent utilisé en français dans le sens attesté en anglais de “nothing” : “je n’ai pas compris grand chose“ est à peu près équivalent à “je n’ai rien compris”. D’ailleurs, l’anglais something équivaut à quelque chose en français.

   On aura compris que nous avons voulu mettre en évidence le passage en quelque sorte asymptotique entre le positif et le négatif, quand le positif se réduit à si peu de chose qu’il en devient négatif, ce qui nous conduit à penser que le négatif n’est qu’un cas particulier du positif.

   Revenons sur la signification de “même”. On dit par exemple “c’est la même chose” mais quel rapport existe-t-il entre cette expression et cette autre “je n’ai même pas invité mon frère” ? Dans le premier cas, nous pensons que même indique l’idée de presque, mais c’est un presque minimal, si minimal que la différence est quasiment indécelable, qu’elle tient à un fil. Dire que c’est la même chose signifie que la différence entre une chose et une autre est aussi réduite que possible. Dans le second cas, il faut comprendre : le moins que je pouvais faire, la moindre des choses, c’était d’inviter mon frère et même cela je ne l’ai pas fait. Autrement dit, si même figure dans les deux cas, c’est que la négation est une équivalence, puisque cela signifie que x = 0.

   Ou encore “je ne l’ai même pas vu” qui signifie que non seulement je ne lui ai pas parlé, ce qui aurait demandé un certain effort mais je même un acte aussi simple que de voir, je ne l’ai pas accompli. Ou encore “je ne lui ai même pas donné un euro”, c’est-à-dire que même une somme minime de cet ordre, je ne l’ai pas donnée, a fortiori pas une somme plus importante. En anglais, same (probablement abréviation de mesme) est utilisé uniquement dans le premier cas et even dans le second, ce qui constitue un appauvrissement, une segmentation de la langue. Le même phénomène s’observe en allemand avec le distinguo selsbst / sogar. Quant à la forme “quand même”, “combien même”, cela signifie: bien que ce soit une petite chose, il faudrait quand même en tenir compte.

   L’anglais a la forme “self” qui peut signifier en français même (lui-même), comme dans “himself” (en allemand selbst). Il faut comprendre “self”, dans un sens restrictif d’une seule personne, même pour une personne. Self est calqué sur seul, au sens d’un seul homme.

   Si l’on reste dans le registre du minimal, nous avons aussi “un peu”, en français, qui correspond à l’anglais “a little” qui est plus explicite. N’oublions pas que l’anglais a emprunté à un français qui n’est plus tout à fait celui que nous pratiquons de nos jours. Peu, en français n’est pas associé à “petit”, sauf dans la formule redondante “un petit peu”. En espagnol, poco est à rapprocher de I>pequeno, petit. Le français moderne dispose ainsi de la forme “peu” qu’il n’est plus guère en mesure d'utiliser comme adjectif alors que l’anglais pourra dire “a little boy” aussi bien que “I speak a little French”.

   Passons à l’usage de “quelque” : “avez-vous quelque raison de refuser cette offre ?” Signifie en fait “avez vous la plus petite raison etc” tout comme “quelque chose”, dans le sens de “c’est déjà quelque chose”. “Quelquefois” signifie “peu de fois”. D’ailleurs quand on dit “j’ai vu quelque chose ou quelqu’un”, c’est restrictif, il faut l’entendre dans un sens minimal. D’où la formule “quel que soit... il faudra en tenir compte”, dans le sens de “si peu que cela soit”. D’ailleurs “que” peut signifier en français “seulement” : “il n’a trouvé qu’une pomme”. On relèvera aussi le cas de “peine”, dans “cela n’en vaut pas la peine”, qui se réduit en anglais à “it is not worth it”. Il convient de rapprocher ce premier cas de la forme “à peine” comme dans “à peine suis-je arrivé etc”, au sens de si peu de temps après mon arrivée. Dès lors, “peine” ne peut que signifier dans l’autre cas, que même le plus plus minime effort, le ples faible effort, la plus petite peine, ne se justifient pas. En fait, même serait au départ un adjectif signifiant minime et se plaçant avant le nom aussi infime, dérisoire, minime (même) soit l’effort, ce serait encore trop. Le mot de Cambronne pourrait également être traité pareillement : il faudrait comprendre : pas même une (ma) m.... tu n’auras de moi. Cette m... chose singulièrement vile je ne suis pas prêt à te la céder. Seraient donc sous entendus : “même cela” et “encore trop”.

   Un cas intéressant est l’usage de “jamais” en français car jamais n’est pas non plus négatif : “si jamais tu passais par là”, au sens de la plus petite probabilité possible. Dire “je ne viens jamais”, signifie que c’est hautement improbable que je vienne. L’anglais a repris la formule dans “however”, que l’on traduit généralement par “en tout cas” ou “quand même”, ou “cependant”, et qui littéralement “si jamais”, comportant une restriction la plus faible possible.

   Abordons un autre aspect du problème : les rapports entre phrase négative et phrase interrogative. Il semble en effet que l’on réponde par la négative à une question posée ou supposée avoir été posée, ne serait-ce qu’à soi-même. Le cas de l’anglais est assez révélateur à ce propos, en raison, dans les deux cas, de l’auxiliaire “do”, “does”. Does he want ? He does not want, là où le français se contente désormais de la négation pure et simple “non”. Egalement, la forme française “n’est-ce pas? ” témoignerait de ce lien entre négation et interrogation. Or, en anglais, même quand il n’y a pas interrogation explicite, on recourt presque toujours à do/does, sauf avec can, must, may etc, lesquels verbes n’utilisent d’ailleurs pas non plus do/does au niveau interrogatif. Mais dans ce cas, au lieu de simple dire “he does not”, répondant à une interrogation, on est contraint de compléter puisque l’on ne saurait pas autrement de quoi on parle, ce qui donne, he does not eat apples, là où le français dira: il ne mange I>pas de pommes. On voit donc qu’en anglais la négation ne maintient pas cette forme asymptotique sauf à préciser “he does not eat any apple”, correspondant au français “aucune pomme”. Aucune n’a pas en effet en soi de signification négative, d’où la forme “d’aucuns” pour dire “quelques uns”. Il est possible cependant que l’allemand kein dérive d’aucun, avec un sens strictement négatif. Aucun ne devient négatif que précédé d’une négation, exactement comme pour personne ou rien. En espagnol, on trouve algo : quelque chose. Il reste que l’anglais a le choix entre la forme not anybody, not anything et la forme nobody, nothing, le français ne recourant qu’à la première, sauf à considérer “rien” ou “personne” comme des négations en soi, dans le langage familier. La phrase “il ne fait rien de bien”, signifie pas “pas la moindre chose”, ce qui ne ressort pas avec “nothing good”, qui correspondrait carrément au zéro alors que “not anything good” correspondrait à la plus petite unité positive possible. Le français cultive l’art de la litote : “figure qui consiste à dire moins pour faire entendre plus” (Larousse). Mais n’est-ce pas aussi l’art de l’understatement ?

   Répétons-le, ces formes directement négatives ne permettent pas de faire ressortir le continuum entre positif et négatif et d’intégrer le négatif comme un cas particulier et extrême du discours positif. Il reste que l’anglais présente d’assez évidentes similitudes de construction avec le français et que le corpus constitué par ces deux langues doit permettre de reconstituer la langue française dans sa logique première, tout comme parfois une traduction permet de contribuer à la reconstitution d’un texte. L’épistémologie populaire contribue évidemment à brouiller les pistes, en empruntant un élément sans en comprendre l’usage initial. La supériorité du français sur l’anglais reste patente de par sa fluidité sémantique et morphologique, c’est-à-dire par la possibilité de circuler dans la langue, au niveau du signifiant. En anglais, dans nombre de cas, on le sait, la chaîne étymologique est brisée, on trouve des participes présents sous forme adjectivale mais sans usage des verbes correspondants, par exemple. On dit dormant comme en français, encore que dans une acception limitée, mais on ignore le verbe “dormir” et tout est à l’avenant. Signalons cependant la forme less en anglais, qui signifie “moins” et qui en réalité est négative : “useless” ne signifierait pas réellement “sans utilité” mais avec la moindre utilité possible. Que dire de la forme française “néanmoins” au sens de “malgré cela” (Larousse) ? Qu’est ce que ce néant ? Il nous semble bien que ce néant renvoie à quelque chose car comment pourrait-on soustraire ce qui est nul ? Ce néant ne peut qu’être une chose très petite, infime, certes mais pas totalement inexistante.

   On note à quel point le signifiant serait fragile s’il n’était point sous tendu par le signifié. Autant il pleut et il ne pleut pas sont distincts du point de vue du signifié et correspondent à des réalités radicalement différentes, autant les signifiants sont-ils extrêmement proches comme dans “j’ai vu personne” (négatif) et “j’ai vu quelqu’un” (positif) ou “j’ai salué une (seule) personne”. La forme “presque” caractérise la ténuité du passage du quelque chose vers le “moins que rien” ; dans près, il y a cette idée d’approcher, d’être près de, donc de voir l’écart se résorber de façon infinitésimale, avec un différentiel très faible. On voit que l’on touche ici à certains aspects des mathématiques.

Jacques Halbronn
Paris, 30 septembre 2003



 

Retour Gallica



Tous droits réservés © 2003 Jacques Halbronn