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JUDAICA

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Juifs et Chrétiens et le rapport masculin / féminin

par Jacques Halbronn

    On parle de civilisation judéochrétienne, il conviendrait de se demander s’il y a là la marque d’une certaine complémentarité, d’une dualité qui aurait à voir avec la relation masculin / féminin. Nous pensons qu’un tel questionnement est de nature à expliciter les tensions mais aussi les proximités existant entre ces deux “religions” au cours des siècles. Nous aborderons ce sujet à la lumière de nos travaux d’anthropologie sociale.1

   Déclarons d’entrée de jeu, il y a du féminin dans la théologie chrétienne, dans ce Dieu qui se donne un fils et qui par conséquent s’incarne ; il y a là passage de la puissance à l’acte, du virtuel au réel ; avec le christianisme, Dieu est plongé dans l’histoire avec ses aléas et ses pesanteurs : il est arrivé quelque chose à Dieu et d’aucuns disent même qu’on l’a tué et qu’un certain peuple est coupable de déicide. Comment donc pourrait-on avoir tué Dieu ? Et ces Juifs qui auraient démérité, qui n’auraient pas fait ce qu’il aurait fallu pour Dieu. Là encore, on est en plein dans l’anecdote, dans l’accident de parcours : l’Histoire interfère avec la théologie.

   Pour nous l’Histoire est d’essence féminine, elle enferme la virtualité dans un carcan événementiel et réduit toute virtualité à un seul des (com) possibles, allant même jusqu’à soutenir que les choses ne pouvaient pas être autrement qu’elles ont été. En cela, elle est aux antipodes de la Philosophie, qui refuse de réduire les concepts à une univocité, qui affirme une polysémie tout en considérant que toute manifestation, toute concrétisation, ne constitue qu’un scénario parmi bien d’autres. La Philosophie ne peut que relativiser la signification de l’Histoire même si pour Hegel, philosophe chrétien par excellence, selon nous, ce qui arrive est ce qui est ou ce qui est est ce qui arrive.

   Le débat entre judaïsme et christianisme nous apparaît comme typique des discussions entre hommes et femmes, entre l’homme et la femme, dans le couple. L’homme veut préserver les potentialités, la femme veut les épuiser et les mener à un terme parmi tous les termes possibles, à commencer par faire un enfant. Faire un enfant à Dieu ! Il faut penser à un Dieu androgyne, au sein duquel se combattent les forces du masculin et du féminin, à moins qu’il ne s’agisse, tout simplement, du couple Dieu / Satan. La femme introduit ce faisant une tentation, celle de l’accomplissement, de l’avènement, bref de la fin de l’attente sinon de la fin des Temps. Le christianisme serait donc la féminisation de Dieu, d’un Dieu doté d’un Fils, d’un descendant ; le christianisme serait la face, la dérive féminine du judaïsme.

   On peut donc tout à fait comprendre ce qui a pu conduire les Juifs à refuser de tomber dans une telle tentation, celle du Verbe incarné, d’une prophétie réalisée, aboutie. Les Juifs n’ont pas, dans tous les sens du terme, reconnu ce fils de Dieu.

   Quelque part, cette féminisation du divin serait occidentale, propre au Couchant par opposition à l’Orient, au Levant. D’où l’importance accordée à l’individu, en tant que manifestation spécifique alors que les sociétés orientales privilégieraient davantage le collectif.

   Il est clair que l’approche historique tend à fausser la perception des modèles dès lors que ceux-ci en s’incarnant sont susceptibles de revêtir des formes aléatoires, atypiques. Le christianisme nous apparaît comme un culte de l’Histoire, une sanctification de ce qui existe, de ce qui s’est imposé, d’où l’importance de l’Eglise, dont la pérennité serait la preuve d’une certaine vérité.

   La présence - on parle volontiers de témoignage - des Juifs au sein de la civilisation chrétienne est un rappel de la source, du Père, de ce qui était avant, à l’origine, non pas seulement historiquement mais virtuellement. Les Juifs auraient un certain mal à s’incarner, à se poser et l’on peut se demander si le sionisme ne serait pas une nouvelle tentation féminisante, propulsant les Juifs dans l’Histoire - tentation, faut-il le souligner - largement alimentée par les Chrétiens, ceux qu’on appelle les Sionistes chrétiens. En ce sens, christianisme et sionisme correspondraient à deux basculements marqués par la tentation féminine de la réalisation, de l’aboutissement, de l’accouchement.

   Certes, nul n’échappe à l’Histoire et tout phénomène vit une Histoire, la question est celle de son identification à celle-ci ou encore ce que l’Histoire nous en apprend de façon plus ou moins confuse. Les tentatives pour modéliser l’Histoire ont souvent paru vaines et l’on se contente trop souvent d’une approche a posteriori des événements. En ce sens, la recherche d’un plan divin transcendant l’Histoire et la mettant en perspective nous apparaît comme spécifiquement juive, masculine. Il ne s’agit pas d’ignorer l’Histoire mais de ne pas la sacraliser, de savoir la décanter. D’une certaine façon, la sociologie et l’anthropologie voire l’économie ou l’astrologie2 ; on sait le rôle qu’ont joué les Juifs dans le développement des sciences de l’Homme et même dans la tentative de constituer un “Nouvelle Histoire” qui ne serait pas repliée sur elle-même : on pense à Marc Bloch, à Karl Marx, à Emile Durckheim, à Marcel Mauss, à Claude Lévi-Strauss, à Sigmund Freud et bien d’autres nous apparaissent comme des méthodologies visant à dépasser le champ historique, à en relativiser l’importance, à passer les faits historiques au crible d’un certain nombre d’exigences, de paramètres.

   Si l’on en revient à l’Histoire de Jésus - illustrée récemment par le film de Mel Gibson, la Passion du Christ, on voit à quel point l’idée de Dieu a pu être féminisée, réduite à une série d’événements qui sont tous censés faire sens et suffire à faire basculer toute une théologie. Il y a là, pour nous, un scandale de l’historicisation de Dieu et c’est probablement cela qui empêche, en profondeur, les Juifs d’adhérer au christianisme perçu comme une prise de pouvoir de l’Histoire sur la Philosophie, de l’application - une parmi tant d’autres - sur l’unicité du concept. Pour cette religion de l’Histoire, ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été alors que pour l’anthropologie, telle que nous la concevons, seule une approche plurielle, statistique, fait sens et fait ressortir l’essentiel par delà le pittoresque de chaque manifestation en particulier. Pour les Chrétiens, ce qui était attendu s’est accompli, pour les Juifs cela ne s’est pas accompli, parce que rien de ponctuel, de limité dans le temps, ne saurait l’emporter épistémologiquement si ce n’est au niveau de la conscience / consciencialité.3 D’ailleurs, les Chrétiens, du moins certains d’entre eux, n’attendent-ils pas un Second Avènement du Christ ?

   Certes, bien avant le christianisme, le judaïsme avait déjà flirté avec la tentation historique, le Pentateuque en témoigne pour ne pas parler de l’Ancien Testament dans son ensemble, en dehors de la littérature sapientielle, qui se situe précisément au delà de l’Histoire. Les Juifs ne célèbrent-ils pas, à Pessah (Pâques) la sortie d’Egypte, en tant qu’événement qui plus est miraculeux ? Ne voient-ils des signes de la volonté divine dans ce qui leur arrive ? Il y a là certainement une dérive qui conduit au message (Evangile) du Nouveau Testament. Mais en même temps, il y a chez eux une volonté de dépasser l’unicité événementielle pour y trouver l’expression d’un processus plus vaste, répétitif, matriciel. Il est vrai qu’il n’est pas facile de prendre de la distance par rapport à une évenementialité forte, prégnante ; on peut se demander si le judaïsme laïc n’est pas une réaction face à ce trop grand poids de l’Histoire chez les Juifs, accentué, de surcroît, par l’aventure sioniste. Au fond, la laïcité juive se voudrait an-historique, encore que parfois elle soit à son tour obnubilée par le drame de la Shoah, ce qui à nouveau nous renvoie aux pesanteurs de l’Histoire. Mais force est de constater que le judaïsme contemporain européen a heureusement dépassé la Shoah et sait se tenir à distance, en pratique, de ce qui se passe en Israël.

   L’Histoire est un peu comme la nourriture, on ne peut pas s’en passer mais il ne faut pas pour autant en abuser et souvent les Juifs ont eu une indigestion d’Histoire. Il nous semble que dans le rapport des Juifs et des non Juifs, c’est le statut de l’Histoire dont il faudrait débattre en priorité. Tant que les Chrétiens enfermeront les Juifs dans ce qui s’est ou non passé avec Jésus Christ, de ce qu’ils ont ou non fait, il ne saurait y avoir d’entente. Pour les Juifs, ce qui s’est passé aurait pu tout aussi bien ne pas se passer ou se passer autrement et de toute façon, Dieu n’est pas à la merci de ce que font ou ne font pas les hommes. Le fait que les Juifs aient le droit de répudier leurs femmes montrent bien qu’ils revendiquent un droit à l’erreur, à l’échec, ce qui n’est pas le cas dans la tradition chrétienne et singulièrement catholique qui veut qu’un acte nous engage pour toujours, ce qui correspond à une morale féminine.

   Pour la pensée juive, aucun acte, aussi terrible ou sublime fût-il - ne saurait se substituer et réduire le plan dont il émane. L’acte - opposé à la puissance, à la potentialité - par essence féminin est aussi celui par lequel Dieu se manifeste au monde et en ce sens l’homme est fils de Dieu, bien avant que Jésus ne prétende à l’être. La Création est déjà en soi de l’ordre du féminin, du relatif, en dialectique avec le concept absolu de Dieu.

   Il revient aux Juifs de dédramatiser le monde, c’est-à-dire de lui faire prendre de la hauteur, de la distance par rapport au plan de la manifestation; le XXIe siècle pourrait et devrait être celui de la “mort” de l’Histoire plutôt que celle de Dieu. Et d’ailleurs tel n’est-il pas l’enjeu chez ceux qui déclarent ne pas comprendre le “silence” de Dieu face à la Shoah ? Si silence, il y a eu, comme il y a eu silence lors de la crucifixion - Eli, Eli, lama sabachatani ? - c’est bien que là n’est pas l’essentiel. Est-ce qu’un repas raté met en cause l’idée de repas, est-ce qu’un couple en échec met en cause l’idée de couple ? Encore faudrait-il accéder à l’idée de repas, à l’idée de couple pour déterminer un éventuel dysfonctionnement. Le judaïsme est aux antipodes de ceux qui ne croient pas au hasard.

   Ce qui se passe en Israël montre bien de nos jours à quel point la dimension événementielle fait problème pour les Juifs et on notera qu’à nouveau la Palestine, comme du temps de Jésus, devient, à deux mille ans d’intervalle, un traquenard, une impasse, pour l’image du Juif4 dès lors que celui-ci se voue au verdict de l’Histoire et cherche à la faire parler en sa faveur au travers des événements, jouant ainsi à quitte ou double ; cela n’est pas, croyons-nous, de la bonne gestion que de mettre tous ses oeufs dans le même panier.

   En tant qu’historien et anthropologue, nous sommes directement concerné par cette dialectique entre le structurel, le synchronique et l’historique, le diachronique ; nous n’avons pas à nous incliner devant un quelconque verdict de l’Histoire surtout si celle-ci est une mémoire truquée ; l’Histoire doit être lue avec la grille de l’anthropologie et ne saurait être en contradiction avec cette dernière tout comme au Moyen Age, chez un Thomas d’Aquin, la religion devait être compatible avec l’aristotélisme. Nous avons dénoncé une dérive historicisante de la pensée astrologique qui conduisit à en faire une pseudo-science de par sa volonté de tout expliquer tant au niveau événementiel qu’individuel.5 On dit souvent que le judaïsme a rejeté l’astrologie mais cela ne saurait concerner son rôle de modèle mais uniquement ses dérives lorsqu’elle “colle” trop aux faits et ce faisant y perd son âme et trahit sa mission.6 Disons le nettement, l’approche chrétienne, telle qu’elle s’est affirmée jusqu’à présent, est en contradiction avec l’approche scientifique laquelle a, en quelque sorte, un devoir de réserve par rapport à la complexité foisonnante et fascinante du “réel”, où se mêlent le normal et le pathologique, l’ordinaire et l’extraordinaire.

   Il importe de relativiser les leçons de l’Histoire. Certes, le monde des principes nous apparaît-il au travers de celle-ci et nous n’avons d’autre choix que de passer par elle pour appréhender ce qui est de l’ordre de la Nature. En revanche, quand les hommes fixent des lois, au sens juridique du terme, ces lois sont en quelque sorte sur-naturelles et leur application ne saurait nous faire perdre conscience de ce qu’elles signifient. On retrouve là l’opposition entre Nature et Culture, la nature étant finalement du côté du féminin et de l’Histoire, la culture du côté du masculin et de la philosophie. Le problème, c’est que l’on tend bien souvent à mélanger ces deux plans et à placer du côté de l’Histoire ce qui est du côté du Droit. On comprend ainsi l’importance de la Loi chez les Juifs et le rejet de cette Loi et de ses contraintes chez les Chrétiens. La Loi permet de dominer la nature, de la modeler, de ne pas dépendre de ses aléas, elle implique une répétition - on pense notamment au Shabbat - et en cela le temps juif est nécessairement marqué par la répétition, la cyclicité, et non par un événement ponctuel, non répétable, non reproduisible, aussi important fût-il.

   Certes, la dimension féminine est respectable, elle conduit à ne pas rester dans le virtuel, mais elle ne saurait empêcher pour autant la répétition, la succession, comme lorsqu’une femme met plusieurs enfants au monde, chaque enfant n’étant que l’expression, l’illustration de potentialités infinies. Quand Einstein écrit que Dieu ne joue pas aux dés, nous comprenons que l’Humanité ne joue pas son sort sur un jet de dés, que Dieu n’a pas voulu créer un monde où tout soit remis en question par un seul homme, par un seul événement. L’idée de Pardon - le Kippour< juif - permet au demeurant de corriger, d’amender - on fait amende honorable - de rétablir les choses dans leur virginité, dans leur pureté conceptuelle, bref d’évacuer toute la pesanteur du passé. Si le féminin doit conduire le masculin sur la voie de l’incarnation, le masculin a pour tâche d’aider le féminin à se vider de l’obsession de la mémoire et pour s’ouvrir à une nouvelle aventure.7

   La confusion actuelle des genres - dans tous les sens du terme - est un fléau. Le couple Juifs / Chrétiens ne saurait fonctionner pleinement s’il y a crise de la relation Hommes / femmes et s’il y a échec épistémologique pour l’Histoire. Au sortir de la Renaissance, la science historique avait tenté de se réformer8, ses tentatives astro-historiques avortèrent probablement du fait de la conception chrétienne de ce domaine refusant tout relativisme qui conduirait à minimiser tel événement fondateur et irréductible.

   En ce qui concerne le dialogue judéo-chrétien, il ne s’agit pas de nier l’importance du vécu, de qui s’est passé ou se serait passé, mais de dé-passer celui-ci, en reconnaissant que les Juifs sont toujours les Juifs, que leur temps n’est nullement révolu car ils appartiennent à la structure fondamentale du monde tel que celui-ci s’est mis en place à un moment donné. On nous objectera que ce moment donné, lui aussi, appartient à l’Histoire. Certes, les Lois que les hommes se sont assigné ou que Dieu leur a octroyées sont arbitraires, elles auraient pu être autres. Les Juifs sont les garants de cet état premier. En revanche, tout ce qui est de l’ordre du miracle ne saurait être qu’une remise en question de cet Ordre primordial et intangible. C’est du fait même de cette immuabilité masculine que le féminin prend tout son sens : chaque application, chaque passage à l’acte introduit une complexité qui va moduler le dit Ordre, qui va lui conférer une certaine diversité, un chatoiement, mais ni plus ni moins, c’est-à-dire sans que l’Ordre puisse, pour autant, être remis en cause et sans que telle manifestation possible conduise à une cristallisation qui empêcherait, à l’avenir, d’autres éventualités.

   Il est vital pour qu’il y ait respect de l’autre que l’on ait conscience de ce qu’il peut nous apporter ; faute de quoi, à terme, la relation risque fort de se dégrader car la gêne de la différence n’est pas compensée par le sentiment d’un manque. Il ne suffisait pas, comme nous l’avons écrit lors de précédentes études, de signaler la dualité du remplissage et de l’évacuation chez la femme, du plein et du vide, encore convenait-il de souligner le fait que la femme ne pouvait se vider - et pas seulement se remplir - que grâce à l’homme. Ce processus de deuil qui seul permet à la femme de pouvoir resservir dans un autre cadre, dans un autre contexte, il convient de le préciser, il passe par le masculin, à un niveau philosophique, psychanalytique, en ce qu’il implique un retour aux principes, non sans une certaine forme de régression, d’involution, de retour aux sources, à une certaine virginité. La vierge, ce n’est pas seulement la femme qui n’a jamais été pleine, c’est aussi celle qui a su se vider; qui s’est re-virginisé. Se vider, cela signifie, pour la femme, déconstruire ce qui a existé, se défaire d’anciens habits / habitudes, faire table rase, au sens où l’entendait Descartes, des préjugés, de ce qui ne satisfait pas la raison: approche corrosive, de nettoyage - faire place nette - qui n’est probablement pas dénuée de douleur mais qui assurément est libératrice : la femme ce faisant s’émancipe d’elle-même ou de qu’elle appelait son moi et qui n’était finalement qu’un moi d’emprunt, un moi parmi d’autres moi possibles, d’un moi à la place des autres moi et qui empêchait les autres moi d’exister, de s’exprimer. Le masculin en restant à la traîne du féminin lui sert de repère, de phare, pour pouvoir revenir sur ses pas, dès lors qu’il n’a pas été entraînée par le courant de l’Histoire et qu’il est comme un point fixe - auquel on se fixe - et pour recourir à une imagerie astronomique, comme une étoile fixe vers laquelle une planète - la femme en l’occurrence - retourne, à l’issue de sa révolution. Tout homme, pour ce faire, se doit d’être un peu philosophe de façon à ne pas se laisser submerger par la vie. Mais en même temps, face à ce roc masculin, le jeu de la femme ne consiste-t-il pas à l’entraîner, à le piéger par un choix ultime - sorte de renoncement à l’immortalité - comme gage d’amour ? L’homme qui n’a rien à offrir à une femme, qui a déjà perdu sa force, sa constance, est-il une proie vraiment excitante ? Et la femme qui n’est remplie de rien, qui n’a pas besoin d’être délivrée est-elle vraiment attirante ? Pour en revenir au couple Juifs / Chrétiens, la grandeur du Juif, considéré comme ensemble collectif, est bien dans une certaine forme de non engagement ou d’omniprésence, ce qui revient au même. Le Juif prisonnier d’une histoire étroite - comme le propose le sionisme - fait-il encore sens ? Nous pensons que seul le Juif de la dé-mesure peut se faire respecter. Tout comme le Chrétien qui n’est pas dans une sorte d’amour fou, déraisonnable, au prix de son intelligence, est-il seul susceptible de donner du sens à la présence juive comme antidote, comme dépassement, comme transcendance face au Chrétien immergé dans les sables mouvants de l’immanence.

   Le christianisme est un prolongement du judaïsme tout comme l’existence est une manifestation de l’essence ; en tant que prolongement, il se présente comme une extension, comme une diffusion bien au delà des limites initiales. Mais il n’est qu’un des scenari, des avatars, possibles à partir duquel le judaïsme pouvait évoluer et d’une certaine façon, l’Islam en constitue un autre, grosso modo, à partir des mêmes données et on pourrait en dire autant du Protestantisme si on souligne sa rupture avec le Catholicisme. Selon Max Weber, on le sait le progrès au cours des derniers siècles devrait plus aux pays protestants qu’aux pays catholiques et l’on peut penser que cela tient à cette disposition à la Réforme qui aura permis d’échapper à une certaine sclérose.

   Ce qui est remarquable, c’est précisément que le judaïsme ait persisté dans sa différence ; pourtant, à la lumière de ce que nous avons exposé ici, cela ne devrait guère surprendre : le pôle masculin exige une certaine fixité et cette fixité est d’autant plus facile à maintenir qu’existent des pôles féminins qui en découlent, tel un soleil attirant à lui des planètes qui lui doivent leur lumière. On voit donc à quel point le judaïsme a besoin du christianisme pour rester ce qu’il est et à quel point le christianisme n’a pu se réaliser qu’en raison même de la persistance du judaïsme, lui servant en quelque sorte de garde-fou. On nous objectera peut-être que le peuple juif fait parfois piètre figure en tant qu’archétype du masculin mais cela tient probablement à ce que nous vivions dans un monde matriarcal, qui tend à minimiser la part du masculin au point parfois de vouloir l’éliminer, ce qui a bien failli se produire avec la Shoah. Il est logique cependant que le féminin occupe plus de place que le masculin puisqu’il se situe dans un processus d’incarnation et de procréation, d’application et d’imitation. Inversement, la masculinisation du monde conduit à sa simplification, à sa réintégration au sein d’un espace de plus en plus restreint, c’est d’ailleurs toute la problématique du big bang. Le problème du christianisme tient au fait qu’il a éliminé tous les autres possibles et qu’il est voué à les refouler chaque fois qu’ils pointent à l’horizon. Le judaïsme, quant à lui, admet la diversité des choix mais refuse que l’on en vienne pour autant à chercher à les justifier rationnellement, d’où un monothéisme rigoureux qui refuse de voir la théologie envahie par l’Histoire, le collectif remplacé par l’individuel, un peuple par un Homme, serait-il le fils de Dieu. Pour les Juifs, il s’agit de retrouver ce qui se cache derrière les apparences ; pour les Chrétiens, il s’agit de conférer aux apparences du sens. La Science est une succession de propositions qui sont vouées tôt ou tard à une remise en question, dans le premier cas, elle est féminine, dans le second masculine ; si le masculin n’était pas là le savoir se figerait, si le féminin n’était pas là il n’y aurait pas d’expérience, de passage à l’acte, d’acte manqué.

   On conçoit dès lors à quel point judaïsme et christianisme portent un regard différent sur le monde, l’un veut ne voir du monde que le formalisme des lois, à respecter indéfiniment et imperturbablement, quoi qu’il arrive, le second veut enfermer le monde dans une histoire qui n’est en fait qu’une petite histoire, qu’un mélodrame surinvesti, saturé de sens, avec ses rebondissements, ses trahisons, son suspense. L’approche juive serait cyclique, impliquant un renouvellement périodique, où tout changerait et tout resterait foncièrement identique tandis que celle du christianisme serait linéaire et irait toujours de l’avant sans retour en arrière. Le maintien de la présence juive empêche le christianisme de croire complètement à cette vision des choses, puisque ce qui est derrière se trouve aussi devant, ce qu’on a dépassé est à nouveau sur son chemin et cela tient au fait que les Juifs ne sont pas fondamentalement accessibles à la diachronie, qu’ils sont dans une sorte d’intemporalité, dans l’éternel retour, dans un constant recommencement, une permanente renaissance, ce qui leur permet une démarche comparative, nullement axée sur une seule et unique événementialité. Pour les Juifs, la contingence historique est un épiphénomène, qui ne saurait en aucun cas remettre en question l’équilibre structurel du monde tandis que pour les Chrétiens, elle est l’image finale de ce qui était en puissance, en gestation, elle est la Vérité, il n’y a pas de recul, à chaque instant le monde risque de basculer, comme s’il y avait quelque manichéisme, une perpétuelle bataille entre le bien et le mal, qui conduisit les Chrétiens à parler des Juifs comme de la “synagogue de Satan” (Apocalypse de Jean), à les diaboliser, parce que leur modèle comportait une telle grille de lecture et est quelque peu paranoïaque. Les juifs ont, en vérité, une fonction libératrice9 - on pense évidemment à Spinoza - et il n’y a pas de libération sans pardon, sans reconnaissance des erreurs - y compris et surtout sur le plan scientifique - au lieu de s’y enferrer. Un Chrétien nous fera peut-être remarquer que les Juifs devraient reconnaître, dans ce cas, qu’ils ont eu tort de vouloir la mort de Jésus et qu’ils devraient se convertir. Mais le problème ne doit pas être posé de la sorte : force est de constater que Jésus n’a pas apporté ce qu’on attendait qu’il apportât, il y a eu échec, pourquoi ne pas le reconnaître et revenir sur les fondamentaux, à savoir le couple - “divorcé” - Juifs/non Juifs et souhaiter une réconciliation, c’est-à-dire un nouveau départ ?

   Plus le principe masculin sera reconnu dans sa dynamique et plus les Juifs seront compris et respectés. Ce que l’on reproche aux Juifs, on le reproche, en fait à l’homme ; l’antisémitisme serait-il donc d’inspiration féminine ? Il est clair que le juif est probablement plus libre de ses faits et gestes que le non-juif, toutes tendances confondues. Le juif ne saurait prendre tout à fait au sérieux les artefacts de l’Histoire ; certes, dans le couple juif / non juif, le juif peut être fidèle à la dimension historicisante du non juif - il sera donc marqué par telle ou telle culture, telle ou telle langue mais en même temps, il ne peut croire totalement à de tels mirages, il est trop viscéralement philosophe pour cela. On dira que le Juif, de ce fait, souffre moins que le non Juif de ce qui lui arrive et que l’on ne se prive pas dès lors de lui infliger des tourments pour le mettre à l’épreuve. S’en prendre au juif, conclurons-nous, ce n’est ni plus ni moins que s’en prendre à l’homme, ce qui devrait faire réfléchir certains.

   En conclusion, la seule position tenable pour le judaïsme face au christianisme est celle de la philosophie et plus spécialement celle de l’aristotélisme. Pour le philosophe, ce qui est du domaine de l’Histoire est un épiphénomène qui ne saurait être pris en considération et peser sur sa réflexion alors que le Christianisme s’inscrit pleinement dans l’historicité au point qu’en raison de celle-ci il est prêt à remettre en question le plan divin et d’oser affirmer que celui-ci ait pu changer, en ce sens le christianisme est un existentialisme. Le malentendu tient au fait que trop souvent, le judaïsme est tenté par la référence historique, ce qui vient nous confirmer dans l’idée que nous n’en connaissons que des aspects décadents ou en tout cas parasités par le poids du vécu; les Juifs, par le Kippour, par le miqvé, (purification des femmes par l’eau) ont régulièrement à se purifier de leur Histoire et à adopter des habits neufs. Le Juif s’intéresse à Dieu, non pas à ce qu’il a pu lui arriver, dans une de ses manifestations / avatars possibles parmi tant d’autres, il ne s’intéresse pas à l’histoire de telle bouteille mais à l’idée de bouteille et ce n’est pas parce que telle bouteille connaîtra tel ou tel aléa que cela changer quoi que ce soit à ce qu’est une bouteille.

   En ce sens, nous dirons que le Juif transcende son Histoire, qu’il la dépasse, qu’il s’en nourrit certes, en s’inscrivant dans un temps et un espace donnés, mais sans réduire ce qu’il est à ce qui lui arrive ponctuellement. Trop longtemps, le Chrétien a voulu enfermer le Juif dans son passé, alors que le passé, même quand il est attesté, ne saurait, si on ne le dégage pas de sa gangue de contingence, nous informer sur l’essence. Grâce au Juif, le Chrétien est amené à dépasser ce niveau d’appréhension du monde et à remonter vers les principes et les modèles. On peut certes, être tenté de faire de ce qui arrive l’expression radicale de l’être, ce serait là sacraliser l’Histoire ; le Juif a vocation à relativiser le verdict de l’Histoire, à rechercher ce qui la sous-tend et la dépasse et en ce sens, le juif assume une fonction masculine, scientifique, face au non juif, au Chrétien en particulier, qui se situerait dans une approche féminine, conjoncturelle, traînant son passé derrière lui, sans savoir en faire le deuil. C’est en cela que la civilisation judéo-chrétienne est viable et le restera. Ce qu’on appelle réforme - pour reprendre cette formule chère aux Protestants - c’est ce travail incessant, indispensable, de décantation, d’évacuation ; il faut faire le ménage, faire la vaisselle, pour que les outils dont nous nous servons ne soient pas tôt ou tard impraticables, remplis et recouverts des restes, des vestiges, de la poussière, du passé, de cette poussière qui fait se confondre le contenant et le contenu quand tout est imprégné d’une même couche de suie.

Jacques Halbronn
Paris, 27 avril 2004

Notes

1 Cf. rubrique Hypnologica, Encyclopaedia Hermetica. Retour

2 Cf. nos travaux sur ce sujet, sur Encyclopaedia Hermetica. Retour

3 Cf. nos études à la rubrique Judaica, Encyclopaedia Hermetica. Retour

4 Cf. notre étude “Esotérisme du judaïsme”, sur le Site hommes-et-faits.com. Retour

5 Cf. nos études sur les obstacles épistémologiques en astrologie mondiale, sur Encyclopaedia Hermetica. Retour

6 Cf. notre étude sur Astrologie et Judaïsme, sur Encyclopaedia Hermetica, et notre ouvrage Le monde juif et l’astrologie, Milan, Arché, 1985. Retour

7 Cf. notre étude sur animus et anima, rubrique Hypnologica, Encyclopaedia Hermetica. Retour

8 Cf. I. Pantin, “Astres, histoire et providence/ Rhéticus disciple de Mélanchton ?”, Politica Hermetica, 17, 2003 et notre étude “De l’astrologie à l’astro-histoire”, Cura.free.fr. Retour

9 Cf. notre étude sur la consciencialité juive, Site Cerij.org. Retour



 

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