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ANALYSE

52

L’importance des leitmotive
pour l’herméneutique nostradamologique

par Jacques Halbronn

    Le corpus nostradamique est victime d’une dislocation tant dans la forme que sur le fond, il est devenu un patchwork, il a été recomposé, reconstruit en plaçant ses pièces dans un autre ordre, au prix d’une perte de sens, tant au niveau de l’agencement bibliographique qu’à celui de son herméneutique.

   Il nous a semblé utile d’illustrer notre propos en refaisant le point sur les raisons qui nous conduisent à exclure toute publication des Centuries du vivant de MDN et par ailleurs à refuser jusqu’à l’idée qu’il s’agisse d’une oeuvre posthume. Deux thèses au demeurant distinctes et complémentaires et qui ne sont pas nécessairement indissociables. En revanche, faut-il le préciser, à toutes fins utiles, nul ne conteste que les Centuries aient été un phénomène significatif, notamment sous la Ligue, c'est-à-dire lors de la crise dynastique des années 1580 - 1590, prolongeant la crise religieuse marquée par les massacres de la Saint Barthélémy (1572).

   Ce qui est remarquable, comme l’a encore montré récemment le numéro 26 du CURA, c’est que nombreux sont encore, en 2003, en cette année du cinquième centenaire de sa naissance, ceux qui tiennent absolument à ce que MDN ait publié les Centuries avant sa mort et ne sont même pas prêts - ce qui serait déjà un progrès - à admettre que cela n’eut lieu qu’après celle-ci. On devra s’interroger sur les causes d’un tel blocage.

   On peut d’ailleurs se demander si on a toujours bien compris nos explications. C’est ainsi que Theo Van Berkel tente de les résumer :

   “However, contemporary critics like Couillard and Videl did not use the term Centuries, but the term Prophecies. Both of them did not discuss any quatrain at all. Because of this and other reasons, the thesis of Halbronn is that Nostradamus did not write the Centuries. He classifies the 1555-, 1557- and 1568-editions of the Centuries as counterfeits, which were antedated when published.”

   En réalité, un de nos principaux arguments concerne le témoignage d’Antoine Crespin1 qui, encore en 1572, soit six ans après la mort de MDN, n’a jamais entendu parler des Centuries V à VII2, alors qu’il mentionne des extraits des Centuries I à IV et VIII à X. Voilà qui disqualifie les éditions Antoine du Rosne 1557 !

   Un autre argument est l’affaire des deux Epîtres à Henri II, celle datée de janvier 1556 et celle datée de juin 1558.3 Il y en a une de trop car elles sont en redondance. Or, l’Epître à Henri II, la seconde, est censée introduire les Centuries VIII - X. On nous concèdera qu’un tel procédé est pour le moins suspect et suffit largement à s’interroger sur l’authenticité du document ainsi associé à l’Epître au Roi, dans la mesure où non seulement le texte épistolaire et la date ont changé mais aussi la nature même du corps de l’ouvrage ainsi introduit. On peut raisonnablement conclure que MDN ne se serait jamais prêté à un tel subterfuge.

   Quant à la Préface à César, également censée introduire, dans le canon, les Centuries I à IV voire I à VII, et dont en effet Antoine Couillard se fait largement l’écho, il ne semble pas qu’elle ait alors été placée en tête de Centuries. Il s’agirait donc, comme dans le cas de l’Epître à Henri II, d’un recyclage en vue de crédibiliser l’entreprise centurique à partir de textes effectivement dus à MDN mais sensiblement retouchés et suivis de documents autres que ceux qui étaient prévus au départ.

   Un autre argument qui nous paraît significatif est l’affaire des Centuries incomplètes ou qui l’auraient été à un moment donné de leur formation. On imagine mal un auteur annonçant des Centuries, dont le nom veut bien dire ce qu’il veut dire, et offrant à son lecteur 53 quatrains au lieu de 100 à la dernière, comme c’est le cas de l’édition Macé Bonhomme 1555, sauf bien entendu s’il s’agit d’une oeuvre posthume, restée inachevée à la mort de son auteur. Même problème pour la Centurie VII, qui ne dépasse pas une quarantaine de quatrains et qui figure dans les éditions Antoine du Rosne 1557, ce qui signifie qu’à deux reprises, en 1555 et 1557, MDN aurait été amené à conclure sur une centurie incomplète.

   Mais il faudrait aussi s’intéresser au cas de la Centurie VI qui, dans les éditions 1557 et 1568 - sauf celles du modèle Du Ruau, lesquelles ne comportent pas un centième quatrain, sauf à considérer comme tel le quatrain latin. Mais même ce quatrain latin ne figure pas dans l’exemplaire de Budapest, dont un fac-similé est paru, introduit par R. Benazra (Ed. Chomarat, 1993), édition datée du mois de novembre 1557 alors qu’il figure dans l’édition datée du mois de septembre (exemplaire d’Utrecht). Pourtant ce 100e quatrain existe, il figure dans les éditions “modèle Du Ruau” dont une est antidatée à 15684 et qui plus est, le quatrain latin lui fait suite dans une version non corrompue : c’est la question du Legis Cautio devenu Legis Cantio dans toutes les éditions datées des années 1557 - 1568, à l’exception de celle susmentionnée, apparemment d’origine troyenne et non pas lyonnaise. Selon R. Benzra, ce 100e quatrain français, à la VI, serait une addition tardive. Nous pensons au contraire que la centurie VII a été, à un moment donné, carrément supprimée et remplacée par le quatrain latin, faisant ainsi de la VI, la dernière centurie introduite par l’Epître à César. Par la suite, on a ajouté 39 articles à cette “dernière” Centurie, qui ont été la base d’une nouvelle Centurie VII, la précédente ayant disparu. Il a du exister - si l’on en croit les pages de titre des éditions parisiennes des années 1588 - 15895 - une fausse édition datée de 1560 ou 1561 et annonçant, en quelque sorte, cette nouvelle mouture de la Centurie VII, d’ailleurs constituée en partie de quatrains de l’Almanach pour 1561. Malheureusement, ladite Centurie se trouve déjà dans les éditions Antoine du Rosne 1557, dont la fabrication est en réalité plus tardive.

   C’est d’ailleurs cette politique de censure et d’élagage, propre à la période troublée de la Ligue qui expliquerait, outre les éditions Antoine du Rosne 1557, l’existence de l’édition Macé Bonhomme 1555 à 353 quatrains (exemplaires d’Albi et de Vienne (Autriche), notamment). Nous dirons donc que les éditions datées des années 1555 à 1568, sans exception, appartiennent à une époque correspondant au plus tôt à la seconde moitié de la décennie 1580.6 On comprend ainsi pourquoi sous la Ligue, à Paris, ne parurent pas les Centuries VIII - X ni l’Epître à Henri II et cela explique aussi pourquoi l’édition Antoine du Rosne 1557 ne les comporte pas non plus.

   En fait, deux thèses sont en présence, l’une selon laquelle les éditions de la Ligue seraient fonction de celles parue du vivant de MDN ou de façon posthume, peu après sa mort et l’autre selon laquelle ces dernières seraient des faux produits à partir des éditions de la Ligue et au delà. C’est pourquoi désormais, le débat entre chercheurs ne peut que tourner autour de la période de la Ligue.7 Ce qui renvoie à un débat sur le fond, c'est-à-dire au contenu et au contexte des Centuries.

   Ce débat est compliqué par le fait que 1° Nostradamus a pu, es qualités, prophétiser les événements de la Ligue et que 2° L’Histoire se répète et que les mêmes événements peuvent s’être produits à différentes époques. 3° Les faussaires recourent à des subterfuges plus ou moins grossiers. Dans un cas comme dans l’autre, on est confronté à un problème majeur qui est celui de la lecture, de l’interprétation, des quatrains. Autrement dit, cette question ne concerne pas seulement ceux qui croient que les Centuries annoncent l’avenir mais aussi ceux qui n’y croient pas tout comme le problème n’est pas tant de connaître ce que MDN a prévu que ce qu’il a vécu.

   Comment déterminer le contexte, la contextualité, selon la formule utilisée dans le TPF, de la rédaction d’un texte en général et d’un texte prétendument prophétique en particulier ? Comment repérer les retouches ?

   D’où l’importance qu’il convient d’accorder aux récurrences et aux convergences. En effet, il ne faudrait pas se contenter d’une occurrence : une hirondelle ne fait pas le printemps. D’ailleurs, cela vaut également pour l’appréciation du prophétisme centurique sur la base d’une seule et unique référence, au sein d’un unique quatrain. Au vrai, il nous semble que l’on doive retrouver un même propos au travers de plusieurs quatrains, car n’est-ce pas ainsi que le lecteur finissait par saisir le message qu’on lui destinait ? L’idée selon laquelle on passerait du coq à l’âne et qu’une même Centurie pourrait servir à décrire, au fil des quatrains, un nombre infini de situations masque mal en réalité un échec herméneutique. En fait, une telle présentation des choses - celle d’un bazar - contribue à brouiller indéfiniment les pistes.

   En réalité, par delà l’éclectisme affiché du propos centurique, il y a des lignes de force et ce sont elles qui comptent vraiment. Rappelons en effet, que le genre du discours prophétique relève d’un étrange mélange de précision et de flou, d’où le recours à des formules suggestives mais qui évitent de mettre les points sur les I, pour ne pas précisément que l’on suspecte par trop le procédé antidaté, que ce soit en faisant figurer une date, soit en l’attribuant à un auteur dont on connaît plus ou moins les dates de son existence. Car qui contestera que le prophétisme se fonde largement sur des textes que l’on veut faire croire plus anciens qu’ils ne le sont, d’où la tentative de les attribuer à un auteur - Nostradamus ou Jésus - bien situé dans le temps et dont l’existence n’est d’ailleurs pas mise en cause ; ce qui l’est, c’est ce qu’on lui fait dire ?

   On ne fera donc pas l’économie d’un débat de type herméneutique, à savoir que nous disent les quatrains, quel premier message délivrent-ils qui a suscité, au départ, leur existence même ? Ces quatrains, en effet, ne sont pas censés faire sens pour notre temps mais bien pour celui où ils ont été composés ou du moins rassemblés en un certain ensemble.

   Or, de ce point de vue, le temps de la Ligue nous apparaît, à l’expérience, comme singulièrement prometteur et c’est précisément parce qu’on ne l’avait pas compris que l’on a tant erré, tant dans la datation que dans l’interprétation.

   Pour cela, répétons-le, il est impératif de percevoir des leitmotive, comme dirait Wagner au lieu de tirer les quatrains dans tous les sens. On peut d’ailleurs se demander si le Janus Gallicus en imposant une herméneutique particulièrement inconsistante n’a pas ainsi délibérément cherché à décourager toute investigation globalisante et ne s’éparpillant point au travers d’une Histoire de plus en plus cumulative, au fur et à mesure que le temps passait, puisque non seulement il s’agissait de traiter du passé mais d’un avenir en constante gestation, tant et si bien que le vértable moment pour lesquelles les Centuries faisaient sens se retrouvait perdu, noyé au sein d’un flux temporel irrésistible. Le but semble bien avoir été, de la part d’un “éditeur” décidément fort peu scrupuleux8 et bien peu préoccupé de sauvegarder ce qui appartenait réellement à MDN, d’éloigner la recherche herméneutique de l’époque qui était précisément celle qui avait précédé et accompagné la réalisation du Janus Gallicus.

   Plus que la question des sources, il conviendrait désormais de s’appliquer à préciser celle des leitmotive, lesquels se distinguent de par leur insistance et leur recours à la répétition. La combinaison des thèmes ainsi développés ne peut que contribuer, par un système d’ordonnées et d’abscisses, à localiser l’époque. Quand - devra-t-on se demander - était-il question à la fois de tel et tel éléments ? C’est ainsi que nous pensons, à partir de l’analyse des quatrains s’y trouvant, avoir montré9 que la Prognostication pour 1555 était un faux datant de la fin des années 1580, en raison notamment de l’accent mis sur Venise. Encore fallait-il pour cela, identifier cette ville sous diverses appellations, plus ou moins transparentes et savoir l’importance que joua cette Cité dans l’affrontement entre les camps en présence, à cette époque. On voit que le problème ne concerne pas uniquement les Centuries mais également les Présages, comme on les appelle, lesquels ne sont nullement à l’abri des contrefaçons. La combinaison Tours / Venise nous semble bien illuster la méthodologie ici décrite, quand on sait que l’ambassadeur de Venise - le collègue de celui qui en 1560 s’était extasié sur les prédictions de MDN relatives à la mort de François II - se rendit à Tours pour rencontrer Henri de Navarre. Car il nous semble heureux de supposer que les contrefaçons doivent être abordées dans leurs diverses manifestations, tant en prose qu’en vers, tant dans les publications annuelles que dans les Centuries qui sont censées ne pas l’être. C’est précisément cette fausse opposition qu’il nous semble devoir combattre : les quatrains des Centuries sont à appréhender de la même manière que ceux des almanachs, c'est-à-dire pour un horizon à fort court terme. Il semble que le Janus Gallicus ait, au contraire, voulu obtenir le résultat inverse et conduit le lecteur à ne pas limiter les quatrains des almanachs à la période de leur émission. S’il a échoué, finalement, dans ce projet d’englober les quatrains dans le canon - fort rares de nos jours ceux qui se hasardent à recourir aux Présages - il a en revanche parfaitement réussi à désenclaver les quatrains des Centuries, au point que l’on ne sache plus quand et pour quoi ils furent initialement constitués. Notre propos serait donc de réenclaver - donc de reconstituer leur cordon ombilical avec l’époque matricielle qui est la leur - les Centuries, en considérant que le temps de leur fabrication et celui où il convient de les appliquer ne font qu’un : on n’est jamais si bien servi que par soi-même.

   D’ailleurs, la meilleure façon de montrer que tel almanach ou telle prognostication de MDN sont des faux ne consiste-t-elle pas à les rapprocher d’une Centurie ? Revenons un instant sur la Prognostication pour 1555 chère au regretté Daniel Ruzo (qui a eu récemment les honneurs du n° 26 du CURA) : comment ne pas y noter - et cela de façon répétée, la présence de chiffres qui ne sont pas sans évoquer des dates, absentes des quatrains des autres almanachs ?

Mai 1555 : “Le cinq, six, quinze, tard & tost l’on sejourne”
Juillet 1555 : “Huit, quinze & cinq quelle desloyauté”
Août 1555 : “Six, douze, treze, vint (vingt), parlera la Dame”

   On a l’impression de lire des sixains10 comme le XIXe : “Six cens & cinq, six cens & six & sept” et tant d’autres, si ce n’était que dans les sixains on trouve toujours mention de “cens”. Il semble bien, en tout cas, qu’on ait ici le XVIIe siècle en ligne de mire comme avec ce 1606 qui figure dans les moutures les plus tardives de l’Epître centurique à Henri II.11

   Encore, convient-il de rappeler que l’histoire des Centuries est fort intriquée. Nous ne disons nullement en effet que les Centuries sont nées sous la Ligue : des messages successifs se sont recouvert et ce qui nous importe c’est de montrer que celui qui appartient à la Ligue est singulièrement prégnant et qu’il marque de façon indélébile les éditions antidatées conservées. Et cela tient au fait que ce qui ne vient pas du temps de la Ligue n’a pas été conservé ou ne l’a été que sous la forme que cette époque a bien voulu lui conférer. Nous n’excluons pas que l’on ne découvre un beau jour des documents antérieurs à la fin des années 1580 et on ne saurait sous estimer, à ce propos, l’apport des Prophéties dédiées à la Puissance Divine et à la Nation Française de Crespin. Mais si cela devait un jour avoir lieu, on verrait alors que les leitmotive de la Ligue n’y émergeraient pas comme ils le font dans les éditions existantes, quelle que soit la date qui y figure. En conclusion, dans l’état actuel de la conservation du corpus centurique, la Ligue constitue une matrice incontournable. En revanche, pour ce qui est des quatrains des almanachs et d’autres textes, les proportions ne sont pas les mêmes : aux côtés de contrefaçons, comme dans le cas des Significations de l’Eclipse ou d’autres textes cités plus haut, on trouve en effet des textes appartenant bel et bien, dans leur esprit et donc dans leurs leitmotive à l’époque de MDN, et cette fois l’année indiquée sur la couverture ou à la fin de l’Epître dédicatoire est signifiante. Un tel travail appliqué à ces documents annuels contribuerait, par comparaison, à montrer que les Centuries relèvent, selon les thèmes qui les traversent, d’une autre inspiration et d’une autre contextualité. Encore conviendrait-il pour ce faire de se familiariser avec l’actualité de l’époque et de prendre en compte des enjeux qui peuvent, avec le recul, nous sembler dérisoires comme le seront les nôtres pour les générations à venir, tant il est vrai que la littérature prophétique s’apparente au journalisme. La montagne prophétique accouche souvent d’une souris.

Jacques Halbronn
Paris, le 17 août 2003

Notes

1 Cf. nos Documents Inexploités sur le phénoméne Nostradamus, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002. Retour

2 Cf. aussi TPF, vol. 3. Retour

3 Cf. le fac-similé de l’Epître placée en tête des Présages Merveilleux pour 1557 in Documents Inexploités, op. cit. et TPF. Retour

4 Cf. reproduction de la page de titre, in M. Chomarat et J. P. Laroche, Bibliographie Nostradamus, Baden-Baden 1989, p. 62. Retour

5 Cf. reproduction in R. Benazra, RCN, p. X. Retour

6 Cf. notre étude “les années 1580 : les deux ères centuriques”, Encyclopaedia Hermetica. Retour

7 Cf. notre étude “Les prophéties et la Ligue”, Cahiers V. L. Saulnier, 15, Paris, 1998. Retour

8 Cf. notre étude sur “le Janus Gallicus et le recours aux majuscules et aux initiales”, sur E. H. Retour

9 Cf notre étude susmentionnée sur le Janus Gallicus. Retour

10 Cf. B. Chevignard, Présages de Nostradamus, op. cit., pp. 116 - 117. Retour

11 Cf. nos Documents inexploités, op. cit., p. 85. Retour



 

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