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ANALYSE

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Orientations et limites de la nostradamologie

par Jacques Halbronn

    La nostradamogie abrite plusieurs écoles, comporte diverses demeures : il y a ceux qui pensent qu’il convient de restaurer les quatrains dans leur présentation littérale d’origine, approche synchronique ; il y a ceux qui veulent trier les quatrains en les classant chronologiquement, approche diachronique. Chacun de ces voies peut à son tour se subdiviser. Parmi les nostradamologues synchronistes, il y a ceux (1) qui cherchent, comme un Roger Frontenac (cf. infra) des clefs, des codes, des sources pour retrouver le texte/message d’origine et ceux (2) qui s’intéressent avant tout à relier les quatrains avec des événements passés ou futurs. Parmi les nostradamologues diachronistes, il y a ceux (3) qui dressent des bibliographies en s’appuyant sur les dates figurant sur les éditions et ceux (4) qui cherchent à redater les dites éditions en reconstituant la genèse du corpus nostradamique. Quel est le bilan actuel de ces quatre voies, en cette année 2004, quelle est celle qui est désormais la plus prometteuse, qui a les meilleurs états de service ?

   On peut dire que deux écoles (2 et 3) ont eu leur heure, il y a une vingtaine d’années : la voie 2 est celle empruntée au début des années 1980 par un Jean-Charles de Fontbrune et son Nostradamus, historien et prophète (1980) , la voie 3 est celle empruntée par Daniel Ruzo avec son Testament de Nostradamus (1982), suivi par Michel Chomarat1 et Robert Benazra.2 C’est la voie des bibliothécaires, de ceux qui étudient les activités des libraires, s’intéressent au choix des caractères d’imprimerie plus qu’au contenu.

   L’école (4) - celle que nous représentons - a fait, nous semble-t-il, une percée assez remarquée en matière de redatation du corpus nostradamique - et probablement inattendue - qui a porté ombrage à l’école (3) qui en a permis l’émergence : on pourrait parler d’ancienne et nouvelle école diachroniste, recourant à des méthodes/méthodologies assez distinctes. En revanche, l’école (1) qui semblait être prometteuse piétine n’a rien donné encore de très concluant et il importe de comprendre pourquoi.

   L’approche de cette école pourrait être qualifiée de structurale sinon de structuraliste. Elle considère qu’il y a un corpus de quatrains et que ceux-ci constituent un ensemble comportant une certaine homogénéité, une réelle unité thématique mais que celle-ci a été peu ou prou corrompue et doit donc être restaurée. On peut trouver là encore un certain nombre de tendances. Il y a ceux (A) qui pensent pouvoir s’appuyer sur les règles de la versification puisque les quatrains sont supposés respecter un certain cadre de par le genre auquel ils appartiennent. Il y a ceux (B) qui s’efforcent de retrouver ce à quoi les quatrains se référent ou empruntent (noms de lieux, événements historiques, données astronomiques). Il y a ceux (C) qui essaient de faire apparaître un schéma d’ensemble, des récurrences (leitmotive, codes).

   Quels sont les obstacles auxquels se heurte ce groupe, par ailleurs assez hétérogène, de chercheurs ? Il nous semble que le premier problème tienne au fait que le sens du texte n’est pas toujours obvie, c’est le moins que l’on puisse dire et qu’il est donc souvent hasardeux de vouloir corriger un mot grâce au contexte, comme on le ferait pour un récit, une narration comportant une certaine unité. Ici, il semble que les quatrains renvoient à des événements extrêmement divers du passé, ce qui ne permet pas de disposer d’un ensemble de référence bien défini, bien délimité. Certains rapprochements semblent aussi discutables que ceux proposés par le groupe (2) à propos de ce que Nostradamus aurait prévu. Le groupe (1) cherche à se démarquer du groupe (2) en se refusant à relier les quatrains à des événements postérieurs à telle date, notamment 1555 et 1558, ce qui conduit ses membres à refuser toute connexion de ce type, c’est notamment le cas de P. Brind’amour.3 Par ailleurs, on sait que l’on peut toujours trouver des répétitions, des répartitions au sein de n’importe quel corpus sans que cela soit bien concluant : on sait aussi que les contrefaçons adoptent certains tics, certains thèmes, sans que cela garantisse une quelconque unité du dit corpus. En ce qui concerne les variantes, il en est qui sont le fait de corruptions involontaires, de copie ou de mémoire4 et d’autres tiennent aux besoins et aux exigences de l’interprétation ; pour faire sens, on change alors un mot et le quatrain devient aussitôt plus compréhensible mais est-ce son état premier ?

   Le bilan de la recherche de ce groupe 1 - de ce qu’on aurait pu croire une voie royale - reste assez décevant - ce serait plutôt une voie de garage ! - et ce d’abord parce qu’il tente de trouver une cohérence à un ensemble qui ne l’est probablement pas (cf. voie 3). Certains ont d’ailleurs compris qu’ils devaient s’appuyer sur les résultats de la voie 3 pour asseoir leur travail, ce qui évite de rechercher une homogénéité au sein d’un ensemble constitué en plusieurs fois, à plusieurs époques, par plusieurs auteurs, plusieurs camps.

   Dans l’état actuel des choses, on ne peut que prétendre, selon nous, sur la base de l’école (3) à élaguer : signaler les interpolations, les additions, les substitutions, les filiations entre éditions, mais sans que cela permette de constituer un état originel du texte, sinon en creux et en tout état de cause pour un nombre fort limité de cas, étant donné que quand bien même identifierait-on - travail de rapprochement souvent discutable et discuté - un nombre considérable de sources, celles-ci ont pu subir un certain retraitement.

   Mais ce qui semble particulièrement chimérique serait de croire qu’une telle restauration pourrait rendre service à terme à l’école (2) laquelle s’en est jusque là fort bien passé. Certes, comme le soutient le Britannique Peter Lemesurier, cherchant à relier les écoles (1) et (2), le fait qu’un quatrain parle du passé n’empêche pas le dit quatrain de traiter du futur, donc de resservir.

   Qui contesterait que les quatrains ne doivent pas être décryptés dans la mesure où le genre littéraire le demande : le recours à des anagrammes est une licence prophétique. Un certain flou est de rigueur. Bien des allusions que les contemporains comprenaient à demi-mot nous échappent désormais.

   Est-ce que l’école 4 peut compter sur l’école 1 ? Est-ce que cette dernière pourra déterminer quelle édition est la plus ancienne et la moins corrompue ? Est-ce d’ailleurs que les membres de la dite école 3 sont disposés à remettre en question les acquis chronologiques fondés sur les datations “littérales” des éditions, c’est-à-dire telles qu’elles figurent sur les dites éditions ?

   Prenons le cas d’un nostradamologue roumain, Trajan, que l’on peut lire sur un Site nostradamique (www.nostradamus.ro) : nous y avons trouvé un écho à nos études parues tant sur papier5 que sur internet.6

   Trajan, bien qu’il présente prudemment sa position comme une simple hypothèse, non seulement voudrait que Nostradamus soit l’auteur des Centuries mais il lui semble nécessaire que celles-ci soient porteuses d’un message à décrypter. Pour que sa position soit tenable, il faut effectivement - du moins est-ce là la logique de Trajan - qu’il y ait un seul auteur et un seul code pour l’ensemble des quatrains. Notons qu’en prenant position sur la paternité des quatrains, Trajan multiplie les points qu’il lui faut résoudre au lieu de s’en tenir à la méthode de composition des quatrains, quel(s) qu’en soi(en)t l(es) auteur(s). Qui trop embrasse mal étreint.

   Donc Trajan pose la question “Comment Nostradamus a composés ses quatrains ?” Et de répondre : “Il a d’abord écrit son message en laissant des espaces entre chaque lettre”. Puis il aurait complété avec les moyens du bord : “Nostradamus a du se contenter de vieux livres qu’il avait sous la main, le choix des mots n’était pas facile car l’ensemble devait avoir un minimum de sens et en plus il y avait la contrainte (...) des quatrains rimés”. Et Trajan de conclure à propos de Nostradamus : “Le résultat reflète son génie : il a non seulement réussi à cacher son message mais à créer une oeuvre qui a défié les siècles”. On trouve là une étrange contradiction : voilà une oeuvre qui suscite une suite ininterrompue de commentaires écrits ou oraux, publiés ou inédits, pendant des siècles et dont le message n’est toujours pas connu ! S’agirait-il alors d’un énorme “malentendu” ou bien chacun s’imaginerait-il, tour à tour, avoir décrypté le dit message ?

   L’intérêt de l’approche de Trajan, c’est d’admettre la thèse du remplissage des quatrains avec toutes sortes de documents pris plus ou moins au hasard tout en respectant certaines règles de versification. C’est en effet ainsi que l’on peut supposer que les Centuries furent composées. De là à ce qu’il y ait par ailleurs un message à trouver en quelque sorte “entre les lignes”, c’est une autre histoire. Si ce message est resté jusque là secret, cela signifie que le succès des Centuries aura tenu à ces textes de remplissage subalternes dont il est question - genre Guide des Chemins de France ou telle chronique historique, lesquels n’avaient pas vocation prédictive propre.

   Que serait-ce donc que ce message ? Se trouverait-il à chaque ligne de chaque quatrain de chaque Centurie ? Cela fait penser au livre La Bible : le code secret, de Michael Drosnin (Paris, R. Laffont, 1997) dont le second volume vient de sortir. A l’aide de l’informatique, que ne trouve-t-on pas, en travaillant non plus sur des mots mais sur des lettres prétendument disséminées ?

   Trajan aborde nos travaux concernant Crespin. Il instaure un mauvais procès : il nous cite “versets tirés au hasard et combinés entre eux artificiellement. Un tel procédé relève de ce qu’on appelle la bibliomancie, comme c’est le cas des cartes du Tarot” puis Trajan s’interroge : “Peut-on croire que l’astrologue du Roy aurait pu faire un tirage public à la place et au nom de son puissant patron”. Et plus loin : “Quelle coïncidence que de tirer juste le premier quatrain à l’adresse du Roy et aussi de le garder entier !” Dans la foulée, Trajan accorde la plus grande importance au fait que ce quatrain I, 1 - “Estant assis de nuict secret estude” - ait été dédié au Roi (Charles IX) par Crespin, le premier verset ne parle-t-il pas justement d’un secret ?

   Or, il est assez évident que le procédé que nous décrivons ne concerne pas l’adresse au Roi et ne s’applique qu’à partir de la troisième adresse, comme c’est d’ailleurs le cas pour les Centuries, comme d’ailleurs Trajan le rappelle, en citant un ouvrage de Roger Frontenac. En fait, la première adresse des Prophéties à la Puissance Divine (1572) correspond au premier quatrain centurique. Quant à la seconde adresse, elle n’est même pas censée être de Crespin : “A l’astrologue du Roy de France & de la duchesse de Savoye (Marguerite, soeur d’Henri II, tante de Charles IX, femme d’Emmanuel Philibert, depuis le traité du Cateau Cambésis de 1559), par l’astrologue du grand Turc” ; il s’agit plutôt d’une épître tendant à faire de Crespin Nostradamus le prophète de la guerre avec les Turcs, évoquant notamment la prise de Chypre par ces derniers en 1570-1571. On peut penser qu’on cherche à lui faire avoir annoncé la victoire chrétienne de Lépante, survenue en 1571, à l’occasion de laquelle la flotte ottomane fut décimée : “Tu fus trop vray quand la ruine de son armée tu lui prédis, l’an mil cinq cens septante un, par tes escripyts, dedans Paris”. Notre analyse quant à la composition des adresses crespiniennes ne vaut donc qu’à partir de l’adresse intitulée “A tous les philosophes, astrologues & poètes de ce siècle”. Ceci est à rapprocher du passage de l’Epître à Henri II concernant l’expansion annoncée de Venise : c’est dire que la Méditerranée exerce une certains fascination sur l’activité prophétique de l’époque.7

   En fait, si nous suivons bien Trajan, le quatrain I,1, négligé par Frontenac, qui l’exclue de la partie opérationnelle des Centuries, comporterait une clef permettant d’ouvrir l’ensemble des quatrains centuriques, tout comme dit-il, on a percé certains codes pendant la Seconde Guerre Mondiale, notamment en ce qui concerne les Japonais. Trajan s’intéresse donc en priorité - bien qu’il n’exclue pas que d’autres textes comportent aussi des clefs mais ce quatrain I, 1 est le plus accessible - au premier quatrain de la première Centurie et au texte latin qui lui fait suite dans l’ouvrage de Crespin susnommé. “Si on peut montrer, écrit ce chercheur, que ce texte (latin) est aussi un tirage d’un livre, les partisans de la bibliomancie auront gagné. Sinon, on peut supposer qu’il s’agisse toujours du code caché ou encore que le texte latin n’en contienne pas.” Encore une fois, nous ne pensons pas que le “tirage” ait été mis en oeuvre pour l’adresse au Roi. Il est curieux de voir ainsi un chercheur poser des conditions plus ou moins fantaisistes pour que telle thèse soit ou non acceptée ! Trajan prétend d’ailleurs que I, 1 ne comporte pas de variantes alors que nous en avons signalé tant au sein du corpus centurique que dans d’autres publications dues à Crespin et à de soi -disant disciples de Michel de Nostredame. Il est vrai que ce quatrain a connu une fortune particulière ; c’est le premier quatrain centurique attesté hors éditions des Centuries ; peut-être d’ailleurs figure-t-il en tête de telle publication non conservée de Nostradamus et se serait-on servi de ce quatrain pour donner le change lors de la production de contrefaçons ? Est-ce pour autant qu’il convient de lui attribuer une fonction clef dans l’accès aux autres quatrains voire pour tout ce que Nostradamus aurait écrit ?

   Que penser d’une telle thèse cryptographique, chère à un Roger Frontenac, cité par Trajan ? Il s’agirait donc grâce à une clef, contenue donc dans I, 1, de renuméroter les quatrains : “car pour rendre le décryptage plus difficile, Nostradamus aurait bouleversé l’ordre initial des quatrains”, Trajan dixit. Ainsi, lorsque la “chronologie des quatrains à l’aide d’une clef cryptographique” aura été rétablie, on disposera enfin, affirme-t-il, d’un document véritablement utilisable et lisible. On se demandera dès lors comment les Centuries ont pu malgré tout avoir un tel succès, à leur parution et depuis, si l’on n’avait pas cette fameuse clef cachée, ce qui a l’avantage de nous ramener d’ailleurs au problème de la réception des Centuries : comment les utilisait-on, quel mode d’emploi en était fourni, comment reliait-on un quatrain ou un verset à un événement, qu’est-ce que l’on considérait comme une corrélation acceptable ? De telles lacunes éditoriales suffisent selon nous à démontrer que nous ne disposons pas, pour l’heure, des toutes premières éditions, contrairement aux allégations de l’école (3).

   Appartenant à l’école (1), Trajan s’est notamment arrêté sur un quatrain qui comporte son nom, à savoir V, 66, dont le verset 4 donne dans la plupart des éditions : “Ardante lampe Traian d’or buriné”. Trajan signale une variante “Trian dor butine”8 et se demande quelle fut la première version. Selon Lemesurier, il faudrait lire “Troyenne”. Cf. Nostradamus, The illustrated Prophecies, Arlesford, J. Hunt, 2003, p. 196 Trajan déclare quelle est la bonne leçon et en déduit que l’édition qui la comporte est ipso facto la bonne, c’est à dire la plus ancienne, le problème étant que telle édition peut avoir pour tel quatrain la “bonne” leçon et pour tel autre quatrain la “mauvaise” et vice versa ! En vérité, en procédant ainsi, on arriverait à constituer une édition idéale qui ne correspondrait à aucune édition conservée. Cette position est assez proche de celle de l’Eclaircissement des Véritables Quatrains de 1656, dont l’auteur, le dominicain Giffré de Rechac, pensait pouvoir corriger les quatrains, faute de quoi ils ne pourraient être utilisés au niveau de l’interprétation. Pourquoi, dans ce cas, ne pas considérer les erreurs de transcription figurant dans les quatrains comme placées volontairement ? Dans ce cas, il n’y aurait pas à supposer l’existence d’une première édition plus correcte. Paradoxalement, les éditions les plus correctes ne sont pas nécessairement les plus anciennes, quand bien même restitueraient-elles un état premier du texte jamais publié. Le problème, c’est qu’il ne suffit pas de donner du sens à un texte pour que l’on soit sûr d’avoir restitué celui-ci. On pourrait, selon une telle logique, rendre un texte prophétique en le modifiant de façon à ce qu’il le devienne, ce qui semble avoir été le cas, par moments, du commentaire du Janus Gallicus.

   La recherche de la clef historique d’un quatrain nous semble en tout cas bien plus raisonnable que celle de tout l’ensemble centurique considéré comme étant d’un seul tenant. Faudra-t-il un jour publier une édition expurgée des Centuries comprenant exclusivement les quatrains contrôlés, dont on a restitué le sens, l’origine, l’assise ? Mais en tout état de cause, même une telle sélection de quatrains ne permettrait nullement de conclure quant à l’identité de l’auteur et à leur date de composition et de publication, deux opérations au demeurant distinctes. A propos de sélection, c’est bien ce que font les commentateurs (école 2) qui ne proposent - marchant sur les traces du Janus Gallicus - que certains quatrains qui “marchent” ou qui leur inspirent quelque pronostic.

   On voit, en tout état de cause, que l’approche du champ nostradamique ne peut qu’être globale, statistique, c’est-à-dire fournir de grandes lignes, des approximations, des probabilités. Toute prétention à disposer d’un corpus validé en son intégralité, quatrain par quatrain, verset par verset, est présentement totalement utopique et relève du charlatanisme. On comprend dès lors mieux pourquoi nombreux sont ceux à en rester frileusement à la position des écoles 2 et 3, c’est-à-dire à un certain statu quo. Quelque part, en effet, bien que cela ne soit pas dit, il y a une alliance objective entre écoles 2 et 3 et entre écoles 1 et 4. D’un côté, les bibliographes “classiques” se voient conforter par les interprétations, au cours des siècles, de ceux qui appliquent les quatrains de façon prédictive et qui ne s’en plaignent pas ; pour les tenants de l’école 3, d’ailleurs, le texte centurique est grosso modo établi et il ne saurait y avoir de grande variation d’une édition à l’autre, quand bien même découvrirait-on que telle édition est contrefaite - ce en quoi ils se trompent, pensons-nous. De l’autre, il y a alliance entre ceux qui veulent redater les éditions (4) et ceux qui cherchent à relier (1) les quatrains avec des événements précis, ce qui permet notamment aux premiers de contester les dates d’édition pour des quatrains relatifs à des événements postérieurs aux dites dates ou à considérer que les Centuries comprennent des textes prophétiques qui ne doivent rien à Michel de Nostredame. Telles sont présentement les limites de la recherche nostradamologique.

   Mais, dans l’ensemble, toute recherche d’identification d’un quatrain avec un événement passé ou futur reste bien aléatoire ; la voie la plus raisonnable nous semble encore non pas de rechercher ce qui est “vrai” mais de dénoncer ce qui est “faux”, ce qui n’est déjà pas si mal. Il est probable que les éditions qui résistent le mieux à la critique concernant la falsification de leur contenu pourraient également se révéler les plus fiables quant à leur contenu. Mais cette fiabilité sur le fond peut s’accompagner d’imperfections dans la forme alors que la correction dans la forme ne garantit pas l’authenticité sur le fond. Nous préférons, pour notre part, un texte extrêmement défectueux, comportant un grand nombre de maladresses, à l’évidence fort mal reproduit mais situé dans une édition n’offrant pas prise à la critique quant à sa présentation d’ensemble à un texte parfaitement lisible mais comportant des éléments anachroniques. C’est pourquoi nous considérons l’approche au cas par cas des quatrains, quel que soit le critère choisi, comme rarement concluante, en soi, au niveau de la recherche des premiers états centuriques. Les quatrains intéressants sont ceux qui pourraient comporter un élément anachronique tandis que ceux qui ne posent pas de problème, relevant d’un passé plus ou moins éloigné, notamment avant 1550, nous semblent assez insignifiants et ne rien apporter, en tout cas, de bien concluant, d’autant que cela ne nous donne guère de repère pour déterminer leur date de composition. Le passé appartient à tout le monde - je peux écrire aujourd’hui sur la bataille de Marignan (1515) et ce n’est pas parce que j’écris sur Marignan que j’écris au lendemain de Marignan - seul le futur, tel qu’on peut le saisir à partir d’un moment donné, est une chasse gardée, réservée soit aux prophètes soit aux imposteurs, s’il fallait distinguer à tout prix ces deux catégories. Chaque nostradamologue tente d’avancer dans le labyrinthe nostradamique, il y en qui tournent en rond, qui adoptent de mauvais repères qui ne leur sont d’aucune utilité et d’autres qui, en évitant les pièges, parviennent à en sortir.

   En fin de compte, ce qui nous gène le plus dans l’école 1, c’est qu’elle s’est constituée à une époque où l’école 4 était quasiment inexistante. C’est à dire qu’elle est née dans un contexte où l’on ne s’interrogeait guère sur la date des éditions et encore moins sur l’intégrité globale des Centuries : on partait alors du principe que les quatrains centuriques avaient pu connaître quelques vicissitudes mais que le canon en tant que tel était plus ou moins intangible. Ce postulat est aujourd’hui totalement remis en question par l’école 4 et dès lors le champ de la recherche de pointe s’est déplacé : il ne s’agit plus de déterminer quelle est la meilleure version d’un quatrain mais si ce quatrain existait ou non dans les premières éditions et à quel moment il a commencé à figurer dans les Centuries, en s’appuyant notamment sur des recoupements, comme on peut le faire grâce aux Prophéties dédiées à la Puissance Divine de Crespin, dont l’intérêt principal n’est certainement pas le traitement du premier quatrain de la première Centurie mais bien l’absence de plusieurs Centuries parmi celles utilisées en 1572 ! On est désormais bien loin d’un problème de variantes pour quelque malheureux verset. De la même façon, la voie 3 qui est celle de l’étude des activités des imprimeurs et des libraires a montré ses limites. Elle a certes permis de dénoncer la contrefaçon grossière des éditions Pierre Rigaud 1566 mais depuis elle piétine car elle n’est pas apte à démasquer des faux mieux conçus, ce qui est le propre de la voie 4. La voie 3 se polarise trop sur le seul corpus centurique et n’a accumulé que fort peu de recoupements déterminants : ce n’est pas parce que tel catalogue mentionne tel ouvrage qu’on en connaît pour autant le contenu exact ! Ceux qui se lancent dans la voie 4 ne sont pas toujours assez vigilants : dès que le terme Prophéties apparaît dans un document, on croit que cela renvoie aux Centuries alors qu’il peut s’agir d’un autre type d’ouvrage et parfois le terme “prophétie” n’existe pas dans le texte d’origine : c’est ainsi que dans la Correspondance du Nonce en France Anselmo Dandino (1578-1581), éditée par Ivan Cloulas9, on lit : “A Sciani, (le nonce) envoie une édition française des prophéties de Nostradamus (en note : It(alien). 1676, fol. 194v-195, 31 janvier 1580)” et que lit-on dans le manuscrit italien conservé à la BNF ? “… il pronostico di Nostradamo...” Pourquoi Cloulas a-t-il jugé bon de traduire par “une édition françaises des prophéties”, comme si on ne connaissait de Nostradamus que les Centuries, sans prendre la peine de fournir l’original italien, risquant ainsi d’induire en erreur des chercheurs qui lui font confiance comme Gérard Morisse, qui va citer la Correspondance ? En tout état de cause, en 1580, cela n’est pas un scoop que de montrer que les Centuries étaient parues, mais sous quelle forme, c’est une autre question. Il est d’ailleurs possible que cette lettre ait pu évoquer un passage des Centuries et dans ce cas, cela pourrait nous renseigner sur une récente parution d’une édition à la fin de 1579, ce qui est tout à fait intéressant. Car n’oublions pas que le travail du nostradamologue ne se réduit pas à la seule question de savoir quand les premières éditions des Centuries sont parues mais doit s’attacher à établir une chronologie des éditions, sensiblement différente de celle proposée par les tenants de la voie 3, et ce tout au long du dernier tiers du XVIe siècle, durant tout le XVIIe siècle et au delà, ce qui comporte notamment la redatation des contrefaçons de 1555, 1557, 1568 et 1605, sans parler des éditions non datées. C’est d’ailleurs en étudiant des éditions tardives que l’on se rend compte des similitudes avec des éditions prétendument plus anciennes et c’est alors qu’il faut décider si ces similitudes tiennent au fait que les plus tardives reprennent les plus anciennes ou au contraire à ce que celles qui se veulent anciennes ne sont que des copies des plus tardives. Il ne faut pas s’étonner de certains décalages entre nostradamologues car chaque voie correspond à un bagage voire à un métier différent : on pourrait probablement parler de spécialisations.

Jacques Halbronn
Paris, le 2 mai 2004

Notes

1 Cf. Bibliographie Nostradamus, Baden-Baden, 1989. Retour

2 Cf. Répertoire Chronologique Nostradamique, Paris, La Grande Conjonction- Trédaniel, 1990. Retour

3 Cf. Nostradamus, Les Premières Centuries ou Prophéties, Genève, Droz, 1996. Retour

4 Cf. notre étude sur les variantes, sur Espace Nostradamus. Retour

5 Cf. Documents Inexploités sur le Phénomène Nostradamus (DIPN). Retour

6 Cf. “Du mode d’emploi perdu des Centuries”. Retour

7 Cf. “Les Centuries et les années 1570”, sur Espace Nostradamus. Retour

8 Cf. RCN, pp. 412-413 et 492-494 : Editions Delarue, 1866 et Reynaud-Plense, 1940. Retour

9 A Rome, Presses de l’Université Grégorienne, Paris, Ed. E. De Brocard, 1970, p. 14. Retour



 

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