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ANALYSE

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Production néonostradamique et sources précenturiques

par Jacques Halbronn

    L’étude de R. Benazra, “L’utilisation des Quatrains des Prophéties hors du contexte centurique” (sur Espace Nostradamus) nous invite à précise la question des origines des quatrains centuriques. Comment en effet a-t-on constitué des Centuries de quatrains sinon en rassemblant des quatrains qui pouvaient très bien leur préexister et qui devaient avoir un certain profil ? Dans le domaine nostradamique, il importe de faire preuve d’un minimum de bon sens, si l’on veut se donner quelque chance de restituer, un tant soit peu, comment les choses se sont passé. Entendons que le cas Nostradamus ne doit pas être appréhendé autrement que toute entreprise d’édition, avec le problème des sources et celui des additions, ce qui implique la mise en évidence d’un prénostradamisme et d’un néonostradamisme, ce dernier ayant également pu être un précenturisme.

   Quand nous signalons, dans une précédente étude (sur Espace Nostradamus) un certain nombre de quatrains “hors du contexte centurique”, est -ce à dire pour autant que ces quatrains seraient issus des Centuries ? Pourquoi dans ce cas tel Emblème d’Alciat n’aurait-il pas emprunté aux Centuries puisqu’on trouve des formules communes aux deux corpus, comme l’a montré P. Guinard ? Il faudrait distinguer les emprunts et les traces. On peut, en réalité, tout à fait inverser la proposition et considérer que les Centuries ont récupéré ou remanié les quatrains en question. Il se trouve en effet qu’aucun de ces quatrains ne comporte une quelconque numérotation renvoyant à une quelconque présentation centurique. Une seule et unique exception, celle que l’on trouve dans L’Androgyn de Dorat, en 1570 - et que nous avons d’ailleurs été le premier à signaler - et qui mentionne un quatrain avec son numéro d’ordre canonique dans la Centurie : 1, 45. Ajoutons une mention de la “seconde centurie”, sans indication de quatrain, dans les Significations de l’Eclipse de 1559, un autre faux. Nous avons montré dans une précédente étude à laquelle nous renvoyons qu’il s’agissait d’une contrefaçon des années 1580-1590 - réalisée à partir d’un traité latin d’Arnaud Sorbin sur les prodiges en date de 1570 comportant le texte de Dorat - et précisément une telle précision quant à la numérotation s'avère éminemment suspecte de par son caractère atypique.

   Mais, tout de même, ce n’est pas parce que dans on désigne par “carmes” des quatrains que cela signifie que lorsque Couillard utilise le même terme “carmes”, cela doive avoir nécessairement la même acception ! Mais dans le cas Couillard, on a un texte authentique alors que dans celui de l’Epître à Larcher signée de Chevigny, il s’agit d’une contrefaçon postérieure à la parution des Centuries mais qui a au moins l’intelligence de se référer à la mort de Nostradamus, ce qui n’est pas le cas de l’édition Benoist Rigaud 1568. Nous ne sommes pas ici en présence d’un corpus d’un seul tenant qui impliquerait que tel usage dans tel texte conditionne l’usage propre à un autre texte, comme on a pu le faire pour la Bible.

   Certes, Couillard parle de “trois ou quatre cent carmes”. Il faudrait tout de même noter ce caractère fort approximatif. Si l’on avait eu affaire à des centuries dûment numérotées, la formule, selon nous, eût été autre. Il s’est agi là de désigner toute une série de versets dont on ne veut pas prendre la peine de déterminer le nombre exact, d’où une formule à la louche.

   Certes, R. Benazra a-t-il raison de noter que les Prophéties de Couillard de 1556 permettent de dater la première Epître (non centurique) à César d’avant cette date. Mais on peut néanmoins s’étonner de ce que l’Epître centurique à César porte la date du Ier mars 1555, et que cette date puisse en fait correspondre au début de 1556 tout comme c’est d’ailleurs le cas du texte de Couillard qui, lui, porte la date de janvier 1555, qu’il faut lire janvier 1556. Nous ne soutenons pas que l’Epître à César dont Couillard rend compte portait la date de mars 1555 - on ne dispose pas de cette Epître et Couillard n’en donne pas la date de rédaction. Nous observons seulement que l’Epître centurique comporte la date de mars 1555 et que cette date n’est peut-être pas celle qui figurait dans l’Epître décrite par Couillard.1 Pourquoi donc quand Couillard imite Nostradamus, il se servirait d’un autre système de calendrier que son modèle ? Il est possible que par quelque excès de zèle, les faussaires - à une époque où on ne pratiquait plus depuis une vingtaine d’années le style de Pâques en France - aient cru bon de remplacer Ier mars 1554 par Ier mars 1555. Signalons, en passant, que la bataille de Pavie qui vit la capture de François Ier par les troupes de Charles Quint eut lieu début 1525, mais était considérée, à l’époque, comme correspondant à 1524. Quant à l’épître de Nostradamus à Henri II, datée de janvier 1556, située en tête de ses Présages merveilleux, si elle est bien du début 1556, cela placerait le voyage de Nostradamus à la Cour en 1555.2

   Il n’est d’ailleurs nullement certain que les premières éditions centuriques numérotaient les quatrains, on n’en a aucune preuve sinon évidemment les éditions des Centuries, elles-mêmes. On note ainsi que Guy Du Faur de Pibrac, dans une édition parue chez Benoist Rigaud, en 1575, ne numérote pas ses quatrains, qui se suivent avec simplement un léger décalage pour marquer le début d’un nouveau quatrain. Ainsi, rien ne prouve que les premières éditions des Centuries aient comporté des quatrains numérotés, à l’instar des éditions (anti)datées de 1555, 1557 ou 1568. Nous trouvons donc abusif de la part de R. Benazra d’écrire à propos d’un texte de Crespin Cf. Pronostication générale pour 1575 : “on peut relever dans ce texte une juxtaposition de plusieurs quatrains complets (...) puis de vers tirés des quatrains etc.” Nous n’avons en effet aucune assurance que ces vers soient “tirés” de tel quatrain dûment numéroté, d’autant que l’ordre des quatrains a pu changer entre le moment de leur parution et celui de leur numérotation canonique. Il faut bien se faire une raison : on ne possède aucune désignation d’un quatrain centurique selon sa numérotation canonique - ou d’ailleurs toute autre - hors éditions, évidemment, des Centuries, avant le Janus Gallicus de 1594, si l’on excepte le cas douteux de l’Epître de Jean de Chevigny à Larcher en tête de la traduction de L’Androgyn de Jean Dorat.

   Ainsi, ce n’est pas parce que tel quatrain ou tel morceau de quatrain figure dans les ouvrages que nous avons cités dans notre précédente étude sur le néonostradamisme que cela implique, ipso facto, que des éditions des Centuries étaient déjà parues ou du moins que les Dix centuries l’étaient. Ce n’est pas davantage parce que tel quatrain est attesté sur tel support qu’il émane forcément d’une édition des Centuries. Bien au contraire, on peut tout à fait considérer que les quatrains ainsi mis en avant aient été produits avant les éditions des Centuries et non pas après. On voudrait que chaque fois qu’un texte apparaisse, il soit forcément une copie d’une édition antérieure des Centuries alors que pour nous il peut tout à fait se passer que le texte en question soit à l’origine d’une édition antidatée, c’est notamment le cas pour les éditions parisiennes ou anversoise des années 1588-1590 qui sont antérieures et non pas postérieures aux éditions datées des années 1550 ou 1560. Il ne faut pas non plus exclure qu’un quatrain ait pu changer de place au sein d’une centurie voire passer d’une centurie à l’autre et l’on ne peut donc, comme le fait R. B., affirmer sans appel que tel quatrain non numéroté doit automatiquement se placer à la place qui lui est assignée dans le canon centurique. Cela dit, si R. B. avait pu montrer que tel quatrain placé dans les Centuries après le quatrain 71 de la VI ou après le quatrain 35 de la VII, avaient été attestés avant 1590 - puisque selon nous ces Centuries ont été initialement conçues comme incomplètes3 cela eut été tout de même appréciable mais ce n’est pas le cas. Le cas de la IVe Centurie est remarquable, en ce que l’on sait que cette Centurie s’est constituée en plusieurs étapes et qu’elle a changé de place au sein du canon, on y reviendra plus loin.

   Rappelons que Crespin ne signale à aucun moment que les textes qu’il utilise dans ses Adresses figurant dans les Prophéties dédiées à la Puissance Divine et à la Nation Française sont de Nostradamus. De même le quatrain I, 1 ne doit pas être attribué d’office à Nostradamus, sa présence sous le portrait d’un néonostradamiste ne plaidant guère en sa faveur. D’ailleurs, les quatrains ou les versets mis en avant par les néonostradamistes ont du paraître aux yeux des contemporains non point comme des extraits des Centuries mais bien plutôt comme des imitations des quatrains des almanachs, et non comme des emprunts. On peut tout à fait admettre qu’il s’agisse là d’échantillons dus à la plume de certains auteurs néonostradamiques et non point d’extraits.

   Cela dit, reprenons les différents points du propos de R. Benazra, dans son “Utilisation”. Il nous faut renvoyer également à de précédentes études pour ce qui est de l’Almanach Barbe Regnault pour 1563.4

   En ce qui concerne le quatrain figurant en exergue à la page de titre de l’Almanach pour 1563, on trouve certes, comme le note R. Benazra, le quatrain III, 34 mais cet almanach ne date en réalité nullement de 1563 mais bien des années 1580. Quant à l’almanach pour 1565, nous avons déjà signalé qu’il s’agissait d’un faux antidaté et non pas d’un faux d’époque. On s’étonnera de ce que l’article de R. B. ne tienne aucunement compte de nos observations à leur propos et ne prenne même pas la peine de les réfuter. Chacun s’accorde d’ailleurs pour en faire un faux mais d’aucuns voudraient que la date du faux soit bonne! Or, il nous apparaît que si l’on a pu signer des textes des noms plus ou moins controuvés de Mi. De Nostradamus ou de Nostradamus le Jeune, on n’a pas la preuve qu’il y ait des contrefaçons du vivant de Nostradamus - en dehors du cas des éditions des Centuries - qui comportent le nom de Michel Nostradamus ou de Michel de Nostredame. Exit donc le faux almanach pour 1563, celui pour 1565 et la Pronostication pour 1562, du moins la version citée par R. Benazra. Ajoutons qu’il nous semble tout à fait excessif de traiter les libraires en question de faussaires uniquement parce que leurs noms figurent sur des contrefaçons conçues probablement bien après leur période d’activité !

   Certes, R. Benazra a-t-il raison de rapprocher un quatrain figurant dans la Prognostication pour 1567 avec le quatrain X, 80 : “Veut ouvrir les portes d’Arein” serait à comparer avec “Par force d’armes les grands portes d’arain / Fera ouvrir le roy & duc joignant”. Nous avions nous-même rapproché ce passage de I, 1, lequel quatrain, d’ailleurs, semble être la marque de fabrique du néonostradamisme. En tout état de cause, le rapprochement avec X, 80, ne prouve aucunement que le dit quatrain de la Prognostication pour 1567 soit tiré d’une édition antérieure des Centuries. Bien plus, le fait que la rédaction en diffère pourrait indiquer qu’il s’agit d’une mouture antérieure - d’un brouillon en quelque sorte - à celle qui figurera dans le canon centurique. En tout état de cause, nous aurions ici la toute première attestation en 1566, année de la mort de Nostradamus, de l’existence d’un quatrain ou plutôt d’un verset centurique, ce qui coïncide avec l’émergence du néonostradamisme, lequel - répétons-le - n’a pas attendu la mort du dit Nostradamus pour exister, avec l’assentiment de libraires importants.

   Il nous faut encore revenir sur le caractère controuvé de la Pronostication pour 1562.5 On voudrait que Nostradamus lui-même ait commenté “son” quatrain III, 55 - il n’y a là bien entendu pas la moindre numérotation : “comme quand j’en mis : Lors que un oeil en France régnera. Et quand le grain de Bloys son amy tuera etc”, selon R. B., Nostradamus aurait ainsi annoncé jusqu’au nom du “meurtrier d’Henri II”, Gabriel d’Orges de Montgomery, par un jeu de mots sur “grain” (grain d’orge). A notre connaissance, un tel rapprochement entre Montgomery et “grain” ne figure pas avant 1614 dans l’Histoire et Chronique de Provence de Caesar de Nostradamus (Lyon, Simon Rigaud, 1614, p. 782) en complément de I, 35 : “accordant merveilleusement bien avec ce qu’il en avoit dit en quelque autre endroit en ces termes courts & couverts, L’orge estouffera le bon grain, (comportant le) nom de celuy qui porta ce coup de lance tant malheureux etc”. La référence à un quatrain précis est d’ailleurs ici assez confuse - on ne nous fournit aucune numérotation - il pourrait s’agir d’une tradition orale déjà assez ancienne. Toujours est-il qu’on ne trouve pas une telle mise en relation dans le Janus Gallicus (1594) pas plus d’ailleurs qu’un commentaire du quatrain I, 35. On observera d’ailleurs à quel point cette leçon “grain de Blois” est improbable et tirée par les cheveux ; il faut probablement lire “grand de Bloys”, comme équivalent de “roy de Bloys” - attesté par ailleurs - et d’ailleurs “grand” est interprété par le JG comme signifiant Roi, code que l’on trouve d’ailleurs dans les Présages. Attribuer à Nostradamus un tel procédé propre aux commentateurs tardifs nous semble donc bien peu pertinent ; on sait à quel point il y eut des tentatives post eventum pour faire annoncer à Nostradamus la mort d’Henri II.6

   R. Benazra a raison de souligner qu’en 1577, la matière des quatrains VI 33 et VI 38 était connue, chez Crespin Cf. Au Roy, Epistre et aux autheurs de disputations sophistiques de ce siècle (Paris, Gilles de S. Gilles). Nous ne voyons vraiment aucun inconvénient à ce que certains quatrains qui iraient figurer dans les éditions des Centuries de la fin des années 1580 soient apparus à la fin des années 1570. Les sources des Centuries peuvent tout à fait comporter des emprunts à des quatrains ou à d’autres types de textes. R. Benazra a raison de relever que les quatrains des almanachs ne sont pas reproduits par ceux qui citent des passages des dits almanachs, et il en conclut qu’il n’y aurait pas lieu de s’étonner de ce que Couillard ne cite dans ses Prophéties aucun quatrain. Nous lui répondrons que les quatrains sont un élément constitutif autrement important des Centuries que les “Présages” des almanachs pour les almanachs, que l’on possède une traduction anglaise de certains d’entre eux pour 1559, que par ailleurs, Couillard cite bel et bien des passages des Prophéties de Nostradamus qui selon nous ont valeur oraculaire et que ces passages ne correspondent pas aux quatrains centuriques.

   Contrairement à ce que suppose R. Benazra, ce constat ne fait que conforter notre analyse concernant les Prophéties dédiées à la Puissance Divine de 1572 où l’on ne trouve aucun quatrain inclus dans les Centuries V-VII. Selon R. B., Crespin n’aurait pas eu accès à une édition existante des dites Centuries, type Antoine du Rosne 1557 mais seulement au second volet et à une édition à 4 centuries type Macé Bonhomme. Or, en 1577, cinq ans plus tard, des quatrains appartenant aux Centuries V-VII apparaissent ; entre temps, Crespin aurait donc pris connaissance d’une autre édition comportant les quatrains en question. Nous pensons qu’il est plus probable que Crespin ait mis en chantier d’autres quatrains et que ceux-ci seront utilisés par la suite pour constituer de nouvelles Centuries.

   Passons au cas de Coloni, lequel comporte, dans l’Almanach et amples Prédictions pour 1582 les quatrains qui seront classés dans les Centuries comme IV 75, IV 78 et V 65. Ces quatrains à notre connaissance se trouvent dans les éditions 1588-1590 - on supposera que c’est une coquille qui fait dire à R. B. que selon nous ces quatrains ne furent imprimés qu’à la fin des années 1590 - mais nous avons toujours pensé que l’on trouvait chez Coloni des quatrains qui se retrouveraient quelques années plus tard dans des éditions des Centuries. Encore une fois, la présence de ces quatrains en 1582 ne prouve absolument pas que des éditions des Centuries comportant les dits quatrains aient été publiées antérieurement.

   Quand nous écrivons que les Centuries relèvent du néonostradamisme, est-ce à dire que nous ayons abandonné la thèse d’une publication posthume des Centuries ? On a vu7 que le néonostradamisme se réfère éventuellement à la bibliothèque du défunt Nostradamus et rappelons notre incrédulité à voir une édition prétendument datée de 1568 comme celle de Benoist Rigaud, Lyon, 15688, ne pas même mentionner un décès aussi récent, ce qui aurait pu fort bien conduire un lecteur de 1568 à tout ignorer d’un tel décès. Les néonostradamistes auront profité de la disparition de Nostradamus pour publier, accompagnées d’épîtres en prose remaniées attribuées à Michel de Nostredame, des Centuries, accompagnés très probablement d’une biographie et d’un commentaire qui ne figurent pas dans les éditions dont on dispose et qui seraient parues alors. Nous pensons que les toutes premières éditions des Centuries - à six centuries - comprenaient un certain appareil. Une chose est que les quatrains ne soient pas de Nostradamus, une autre qu’ils aient pu lui être attribués.

   Quant à notre rapprochement entre Crespin et Pybrac, ce n’est certainement pas le fait qu’une Prophétie Merveilleuse pour 1590, à Paris, chez Pierre Ménier - un des libraires parisiens qui publieront les Centuries - soit parue sous le nom de Crespin qui viendra l’infirmer, étant donné que la dite Prophétie est un faux, que nous avons déjà signalé depuis longtemps comme tel, en raison de positions astronomiques factices et visiblement transposés de la décennie précédente, 1580. On notera d’ailleurs que ce titre de Prophétie Merveilleuse avait été utilisé par un néonostradamiste : Prophétie merveilleuse commençant ceste présente année et dure jusqu’à l’an de grande mortalité que l’on dira 1568 (...) Par Mi. de Nostradamus, Paris, Guillaume de Nyverd (Bibl. Ste Geneviève, Paris). Le RCN (p. 79) note par erreur que l’ouvrage était signé “Michel Nostradamus“, alors que Chomarat en reproduit la page de titre.9 Citons aussi la Prophétie ou Révolution Merveilleuse des quatre saisons de l’an (...) par Mi. De Nostradamus, Lyon, Michel Jove, 1568.10 On peut donc tout à fait admettre que Crespin soit mort tout comme son alter ego Pybrac en 1584.

   Il est d’ailleurs assez flagrant que le néonostradamisme n’a pas attendu la mort de Nostradamus pour entrer en scène comme l’atteste la Prognostication ou Révolution avec les Présages pour l’an mil cinq cens soixante cinq, par Mi. De Nostradamus, Lyon, Benoist Rigaud11, ouvrage dédié au duc d’Anjou, le futur Henri III, qui remplacera son frère Charles IX dès 1574. Ce Benoist Rigaud est donc bel et bien un des libraires qui se prête au néonostradamisme et on ne saurait donc s’étonner que par la suite, dans les années 1580 et 1590, il édite les Centuries qui en sont un des fleurons.

   Le néonostradamisme ne saurait, au demeurant, en soi être désigné comme un phénomène postérieur à Nostradamus, il aura seulement instrumentalisé par la suite le décès de Nostradamus. Etant donné que nul ne pouvait prévoir la date de la mort de Michel de Nostredame, on ne saurait parler de postnostradamisme même si cette mort advenue assez vite et de façon inopinée allait peser sur le processus néonostradamique, ce qui est une autre affaire. Ajoutons que les néonostradamistes ne visaient nullement à se faire prendre pour Michel de Nostredame ; on peut tout au plus leur reprocher d’utiliser son nom, tout en prenant bien la peine de s’en démarquer quelque peu, par un détail ou par un autre. Sans ce néonostradamisme antérieur à la mort de Nostradamus, y aurait-il eu aussi aisément une prise de relais lorsque cette mort eut lieu, on peut en douter. D’une façon ou d’une autre, on peut dire que Michel de Nostradamus avait fait école. Ainsi, d’une part avons-nous des textes signés d’auteurs qui ne se présentent pas comme étant Nostradamus “l’Ancien” et dont la production, correctement datée, aura, pour le moins, contribué à forger, dans tous les sens du terme, le canon centurique, sans qu’ils en soient nécessairement responsables ou conscients et de l’autre, nous avons des publications antidatées, se présentant comme l’oeuvre de ce Nostradamus l’Ancien, ou Premier or c’est dans ces deux groupes de publication, pourtant au profil bien distinct, que puise indifféremment, R. Benazra. Faut-il inclure les deux groupes en question sous le label néonostradamique ? Dans le premier cas, les auteurs cherchent à maintenir la flamme nostradamique, à travers une filiation plus ou moins légitime; dans le second cas, les faussaires veulent faire dire à Nostradamus ce qu’il n’a pas dit, que cela soit pour servir quelque intérêt polémique ou pour mieux asseoir sa réputation de prophète. L’ironie de l’histoire veut qu’au bout du compte ce ne soient pas tant les néonostradamistes qui aient profité de Nostradamus que l’inverse, à savoir que c’est l’oeuvre de Nostradamus qui se sera enrichie de la production néonostradamique.

   Comme nous l’avions montré, en son temps, pour les sixains12, le corpus centurique aura récupéré des textes probablement inspirés de la production nostradamique stricto sensu mais lui étant extérieurs. C’est ainsi que l’imitateur est souvent voué à être annexé par l’imité - par une sorte de choc en retour - puisque on ne prête qu’aux riches. Quoi d’extraordinaire, par conséquent, à ce que des textes imités des quatrains des almanachs de Nostradamus aient pu passer en fin de parcours pour faisant partie intégrante du canon centurique ?

   Ce qui nous frappe, une fois de plus, dans la démarche de notre ami Robert Benazra, c’est cette façon de croire que le texte centurique est sorti tout armé et qu’il n’a pas changé, puisque force est de constater qu’à quelques variantes près, si l’on admet que les éditions datées de 1555-1557 et autres sont bien d’époque, on assiste à une extraordinaire stabilité. Nous pensons, tout au contraire, que le canon centurique s’est constitué par étapes successives et en recourant à des emprunts, y compris de quatrains que l’on peut qualifier de précenturiques. Il y a là, reconnaissons-le, un va et vient assez étonnant, et qui peut déconcerter, puisque le prétendument authentique se nourrit de l’imitation, en une sorte de symbiose, par une sorte de jeu de miroirs.

   Méditons sur ces propos méthodologiques du grand Martin Buber :

   “Il n’est pas possible d’entreprendre notre investigation en nous appuyant sur la foi israélite en ses premiers stades, c’est à dire sur une matière généralement considérée comme problématique par la science biblique. Pour donner à cette investigation un point de départ sûr, nous devons, à titre d’essai, l’entreprendre à un stade dont nous possédons un document qui soit le reflet irréfutable de son époque.”13

   Or, ce qui plombe les études nostradamiques, c’est le postulat selon lequel nous disposerions de l’état premier du canon centurique. Les études bibliques n’ont heureusement pas eu à connaître d’une telle contrainte. En situant à une date tardive le texte le plus ancien que nous possédions, cela ouvre un champ de recherche passionnant, y compris dans la collecte des éléments qui ont pu apparaître, ici et là, avant d’être regroupés. On est un peu las, avouons-le, de cette référence permanente à un état initial supposé connu et dont tout devrait dériver et être issu et au regard duquel toute variante ne saurait être que le fait d’une corruption. Le cas le plus remarquable concerne peut-être l’édition de 1590, parue à Anvers, chez François de Saint Jaure et qui ne comporte que 35 quatrains à la Centurie VII. Pour notre part, il s’agit là de la mouture la plus ancienne de la Centurie VII, pour d’autres, ce ne serait qu’une édition élaguée où plusieurs quatrains de la VII auraient disparu, puisque l’ “état premier” comporte plus de 35 quatrains à la VII. Il est vrai que R. Benazra semble disposer à admettre que certains quatrains cités hors Centuries pourraient correspondre à une édition disparue mais à vrai dire pourquoi ne pas tout simplement en faire des quatrains précenturiques ? A suivre le raisonnement de R. Benazra, il suffirait que l’on trouvât un quatrain datant des années 1530 ou 1540 ressemblant peu ou prou à un quatrain centurique pour que l’on en conclue qu’il a existé des éditions des Centuries antérieures à la date où un tel quatrain serait attesté, soit aux années 1530 ou 1540 !

   R. Benazra en reste à l’idée selon laquelle une édition à deux volets serait parue en 1568, chaque volet comportant une épître mais comme il n’a pas la preuve qu’avant 1577, Crespin ait pris connaissance des Centuries V-VII, il est obligé de proposer le montage suivant : Crespin “a sans doute (sic) opéré sa sélection dans l’édition Macé Bonhomme de 1555, laquelle comportait seulement 53 quatrains à la IVe Centurie… (il aurait par ailleurs) utilisé une édition comportant seulement les Centuries VIII à X, par exemple la seconde partie de l’édition Benoist Rigaud de 1568, publiée sans doute séparément comme le suggère fortement la double pagination de cette édition, mais pas nécessairement chez Benoît Rigaud”. Exit les éditions Antoine du Rosne 1557 ! Si Benazra laisse désormais, encore qu’assez timidement, la porte ouverte à l’éventualité d’éditions manquantes - ce qu’il faut saluer car cela ôte un certain carcan à la recherche nostradamologique, nous nous devons de faire les remarques suivantes à propos de la présentation canonique en deux volets :

      1 - Le second volet de l’édition Benoist Rigaud 1568 (reprint Chomarat 2000), s’il comporte mention du libraire n’est pas daté à la différence du premier.

      2 - La présentation en deux volets est postérieure aux années 1588-1589. Elle consiste en l’adjonction de centuries qui attestées par Crespin en 1572 ne figurent plus dans les éditions de Rouen, Paris et Anvers. De même, l’épître à Henri II de 1558 attestée par Crespin14 ne figure pas dans les dites éditions, remplacée par l’Epître à César. L’Epître au Roi réapparaît dans le second volet.

      3 - La constitution d’un second volet permettait de conserver les tirages à sept centuries et de leur adjoindre ce qui se présentait comme un supplément. Cela a contribué d’ailleurs à faire attribuer d’office, dans les bibliographies nostradamiques - et ce un peu vite - la même date d’édition au second volet, non daté, qu’au premier volet, ce qui est notamment le cas du second volet de l’édition de Cahors, chez Jacques Rousseau, mais aussi à toute la série des éditions rigaldiennes de la dernière décennie du XVIe siècle.

R. Benazra a, apparemment, quelque difficulté à accepter que l’on ait ajouté des centuries à la fin des années 1570 - pourquoi pas en effet vers 1577 ? - et que celles-ci se soient trouvé à la suite du premier lot de six centuries et d’une addition de quelques dizaines de quatrains. Il vint un temps, attesté par les éditions de 1588-1590, où l’on décida d’évacuer les premières centuries et l’Epître à Henri II qui introduisait le tout si bien que les centuries qui étaient en quatrième position se retrouvèrent en première position, tout étant ainsi décalé.

   On proposera pour simplifier, comme dans la Bible hébraïque, de désigner les Centuries par le premier verset du premier quatrain plutôt que par un numéro d’ordre :

Etat supposé en 158515
Avec Epître à Henri II

Centurie [1] Pau, Nay, Loron plus feu qu’à sang sera
Centurie [2] Dans la maison du traducteur du bourc
Centurie [3] A l’ennemy l’ennemy foy promise
Centurie [4] Estant de nuict secret estude
Centurie [5] Vers Aquitaine par insults Britanniques
Centurie [6] Après combat & bataille navale
Centurie [7] à 53 quatrains Cela du reste du sang non espandu
Centurie [8] Avant venue de ruine Celtique
Centurie [9] à 71 quatrains Autour des monts Pyrénées grand amas
Centurie [10] à 35 quatrains L’Arc du Trésor par Achille deceu

   Note : Les Centuries [8], [9] et [10] sont inconnues de Crespin en 1572.

Etat en 1590 (Anvers) :
Avec Epître à César

Centurie 1 Estant de nuict secret estude
Centurie 2 Vers Aquitaine par insults Britanniques
Centurie 3 Après combat & bataille navale
Centurie 4 complétée Cela du reste du sang non répandu
Centurie 5 Avant venue de ruine Celtique
Centurie 6 complétée Autour des monts Pyrénées grand amas
Centurie 7 à 35 quatrains L’Arc du Trésor par Achille deceu
Addition avec Epitre à Henri II (début XVIIe siècle)
Centurie 8 Pau, Nay, Loron, plus feu qu’à sang sera
Centurie 9 Dans la maison du traducteur du bourc
Centurie 10 A l’ennemy, l’ennemy foi promise

   Les éditions à 4 centuries, auxquelles R. Benazra semble si attaché, depuis sa découverte d’exemplaires, il y a une vingtaine d’années, sont un artefact tardif, attesté en 1588, par l’édition Raphaël du Petit Val. Les éditions Antoine du Rosne 1557 ne marquent pas l’addition de quatrains après le 53e quatrain pas plus d’ailleurs que l’édition Benoist Rigaud 1568. Les éditions à 4 centuries sont une mouture tronquée d’éditions à 7 centuries type 1585 ; elles témoignent d’une période de démembrement, de dépècement, des Centuries, qui aboutit à passer de dix à quatre puis à sept centuries, au cours des années 1580. Reconnaissons cependant qu’il est intéressant, comme le fait R. B., de relever qu’en 1577, les quatrains centuriques IV 75 et IV 78 étaient attestés, même si ceux-ci ne sont pas alors numérotés. En effet, comment se fait-il qu’en 1588, paraisse une édition à 4 centuries, à Rouen, qui ne les comporte pas et comment se fait-il que dans les éditions parisiennes de 1588-1589, ils figurent mais au sein d’une addition, présentée comme telle, concernant les quatrains 54 et suivants, sachant que ces quatrains sont déjà en place dans les éditions 1557 Antoine du Rosne et ce dûment numérotés, sans parler du premier volet de l’édition Benoist Rigaud datée de 1568 ? Il nous semble que cela montre bien que des quatrains déjà parus en 1577, chez un néonostradamiste comme Coloni, n’ont fait leur entrée dans le canon nostradamique que par la suite, soit ici, une dizaine d’années plus tard. En vérité, est-ce que R. Benazra nous a démontré que tous les quatrains figurant dans le corpus néonostradamique dont il se sert, hors éditions des Centuries, correspondaient à des quatrains centuriques ? On voit bien que seulement certains d’entre eux ont été récupérés au sein du dit canon ! Tout l’intérêt de notre étude sur les Prophéties dédiées à la Puissance Divine (1572) tenait au fait que toutes les “adresses” recoupaient certaines centuries et en excluaient d’autres ; on ne fait pas les choses à moitié : l’important, le plus souvent, ce n’est pas ce qui “colle” mais ce qui ne “colle” pas ! C’est là toute la différence : R. B. s’arrête à ce qui lui convient en ne daignant pas prendre en compte diverses anomalies, c’est ce qu’on appelle la politique de l’autruche, la principale question étant ici la suivante : dispose-t-on ou non d’éditions des Centuries et des Epîtres à César et à Henri II, qui soient véritablement parues à la date indiquée avant 1588 ? Une fois que l’on se sera entendu sur le fait que ce n’est pas le cas, on pourra chercher, ensemble, à reconstituer patiemment la genèse du canon nostradamique avec les éléments dont on dispose.

   Se servir de ces productions tardives pour expliquer les particularités, les “choix”, du travail de Crespin tel qu’il nous apparaît au début des années 1570; comme le propose R. Benazra, souligne le fossé qui sépare désormais les chercheurs en nôtre domaine et nous nous demandons ce que R. B. entend lorsqu’il écrit : “Bien que le RCN remonte à plus de 14 ans, nous ne pensons pas avoir été aussi naïf que voudrait le laisser croire l’historien des textes, les exemples ne manquant d’ailleurs pas concernant tous les textes antidatés que nous avons replacés chronologiquement, sans nous soucier particulièrement des dates figurant sur les frontispices.“ Le moins que l’on puisse dire est que les exemples ne manquent pas cependant d’une certaine difficulté de sa part à redater les documents, qu’il s’agisse d’éditions des Centuries ou d’almanachs et autres prognostications, sans parler des Significations de l’Eclipse de 1559 ou de la Prognostication “avec quatrains” pour 1555, l’idée que ces documents ponctuels dûment datés puissent ne pas être de la date indiquée semblant encore bien difficile à admettre pour l’auteur du RCN lequel ouvrage serait effectivement à reprendre considérablement sous l’angle chronologique; nous ne pouvons, pour notre part, que constater précisément un refus systématique ou en tout cas une incapacité à repenser la datation figurant dans le RCN - on assiste bien au contraire à une tentative acharnée pour sauvegarder celle-ci - alors que tant d’éléments de réflexion nouveaux ont été mis en évidence depuis, que R. B. a d’ailleurs largement contribué à faire connaître dans le cadre des activités Ramkat.

   On regrettera toutefois que R. Benazra ne prenne pas la peine de rappeler que nous avons été le premier à signaler l’intérêt, pour l’étude des quatrains centuriques, de la production Coloni sur laquelle il s’appuie - dont il n’est pas question dans le RCN ni d’ailleurs dans la Bibliographie Nostradamus de Chomarat-Laroche - comme d’ailleurs, entre autres, dans le cas de L’Androgyn daté de 1570.

   Précisons que la présentation de l’ordre des Centuries tel que figurant dans notre tableau revêt un caractère purement conventionnel et avant tout pédagogique ; il est ainsi fort possible que le quatrain “Estant de nuict secret estude” ait pu se trouver en tête des Centuries dès le départ et qu’on ait conservé ce quatrain au début pour donner le change, même après avoir évacué les premières Centuries.

   Faut-il préciser que l’on n’a plus de trace directe ou indirecte extra-centurique de l’Epître à César après les années 1556-1558 avant une mention assez rapide dans “Brief Discours de la Vie de Michel Nostradamus”, in Janus Gallicus, 1594 alors que l’Epître à Henri II est signalée par Crespin au début des années 1570, ce qui correspond à son apparition à la fin des années 1580, sous une forme certainement sensiblement remaniée dans un sens centurique - remaniement antérieurement pratiqué sur la première Epître à Henri II, placée en tête des Présages Merveilleux pour 1557 ? Que dire, dès lors, de la façon dont R. Benazra aborde le cas Besson ? “Nous n’avons jamais dit, écrit-il, que la version Besson des épîtres centuriques était un faux, mais que nous étions en présence d’une copie tardive tronquée et retouchée des Lettres à César (1555) et à Henri II (1558) dernières épîtres que nous considérons comme authentiques” ? Nous pensons que ces épîtres constituent des états antérieurs à ceux des épîtres centuriques et non pas des versions “tronquées”. On ne voit pas notamment pour quelle raison dans l’Epître à Henri II type Besson on aurait pris la peine de remplacer “du restant de mes prophéties” par “mes premières prophéties”.

   En tout état de cause, on imagine mal qu’en 1558 - puisque R. Benazra continue à penser qu’une Epitre au Roi ait pu paraître à ce moment là en une édition non conservée - soit parue une nouvelle mouture de l’Epître à Henri II, datée de juin 1558, faisant immédiatement suite à celle datée de “janvier 1556/1557”. La toute première mouture centurique de l’Epître à Henri II date vraisemblablement du début des années 1570 et introduisait un premier lot de six centuries lequel se terminait probablement par l’avertissement latin (Legis Cautio), à la fin de la VIe et “dernière” centurie, d’où la mention conservée - par un heureux concours de circonstance qui montre qu’à la fin du XVIIe siècle, certaines pièces depuis disparues étaient encore accessibles- dans l’édition Besson de “premières centuries” dans l’Epître. Par la suite, quand cette Epître réapparaîtra en annexe, sous forme de second volet, la formule “premières centuries” ne sera plus de mise et on la remplacera, au début du XVIIe siècle, par “du restant de mes centuries”. C’est ainsi que cette Epître au Roi qui devait ouvrir les Centuries se retrouva déchue et supplétive, comme s’il était concevable que l’on ait fait dire à Nostradamus en personne qu’il adressât au Roi ses fonds de tiroir !

   En vérité, les observations de R. B. nous invitent à nous demander si les versets qui se trouvent chez Crespin, dans les adresses des Prophéties dédiées à la puissance divine de 1572 ne sont pas eux aussi précenturiques. Rappelons qu’ils ne sont nullement attribués par l’auteur à Nostradamus pas plus d’ailleurs que les quatrains ou sixains figurant dans la production néonostradamique. Il serait étonnant qu’alors que les Centuries circulaient, certains se soient permis de leur faire des emprunts sans même s’y référer explicitement. La thèse selon laquelle il s’agit de textes néonostradamiques récupérés par ceux qui réalisèrent les Centuries - que ce soient les auteurs des dits textes ou d’autres - pourrait conduire à situer les premières éditions des Centuries non pas avant mais bel et bien après 1572. L’argument selon lequel certaines centuries n’étaient pas connues de Crespin peut tout à fait être repris à savoir que les versets figurant chez Crespin et se retrouvant dans les Centuries permirent de constituer, en partie du moins, un premier ensemble centurique correspondant aux Centuries I-III (+ addition)-VIII-X, selon la numérotation canonique. R. Benazra relève que des quatrains correspondant aux centuries IV (fin)-VII sont attestés en 1577, ce qui pourrait nous amener à conclure que la première édition à dix centuries se situe après cette date et avant 1585, date à laquelle Du Verdier, dans sa Bibliothèque, Lyon, B. Honorat, mentionne, pour la première fois, une édition des Centuries de Michel Nostradamus à 10 centuries de quatrains. On nous objectera que Crespin signale à plusieurs reprises une Epître datée de juin 1558 dédiée à Henri II. Mais les termes exacts en sont les suivants : “& si tu ne veux croire à la dicte conjonction de Saturne à Iupiter, que sera au dict an 1583. regarde à une prophétie qui est faite le 27 iour de Iuing 1558 à Lion, dédiée au feu Henry grand Roy & Empereur de France, l’autheur de laquelle prophétie est mort & decédé16 On notera que le nom de Nostradamus n’est pas prononcé ici, qu’en outre, il est rappelé que l’auteur est décédé, mention qui ne figure pas sur les éditions Benoist Rigaud 1568 (reprint Chomarat 2000) - ce qui en dit long sur la probabilité d’une édition dépourvue de toute mention nécrologique en 1568 ; rappelons qu’on n’a pas conservé en tout état de cause d’édition des Centuries avec l’Epître au Roi qui soit datée antérieurement à 1568. Par ailleurs, il n’est pas dit que cette Epître est placée en tête de Centuries mais qu’elle concerne une prophétie relative aux années 1580. On peut donc considérer que cette Epître au Roi remaniée par rapport à celle parue en tête des Présages Merveilleux pour 1557 - si l’on admet qu’elle était attribuée explicitement à Michel de Nostredame, mort en 1566, donc depuis peu - et dont on ignore le contenu exact - fut reprise et remaniée, probablement amplifiée, pour figurer cette fois en tête de la première édition post 1572 des Centuries, au nombre initialement de six. R. Benazra nous fait remarquer, si nous avons bien compris, que cela ne fait pas sens que l’on fournisse une “vie de Nostradamus” comme nous le supposons dans les premières éditions des centuries si celles-ci ne sont pas de lui. Mais précisément, le nénostradamisme est aussi un précenturisme, c’est à dire qu’il sera récupéré, au milieu des années 1570, pour réaliser des Centuries attribuées à Michel de Nostredame.

   De même que les nostradamologues français ne se mettent pas vraiment en peine de comprendre le texte nostradamique puisqu’ils n’ont pas à le traduire mais seulement à le commenter, ce qui certes leur épargne quelques tentations mais les rend aussi un peu trop angéliques, ne réalisant pas à quel point le texte peut et doit être reconstruit, de même, ceux qui acceptent le verdict des éditions telles qu’elles s’offrent à nous n’ont pas à se casser la tête pour constituer une autre chronologie, à partir d’indices et de recoupements plus ou moins subtils et complexes. La nostradamologie française, à en lire plus d’un, ressemble fort au Palais de la Belle au Bois Dormant (Sleeping Beauty). Elle qui, a priori, serait la mieux placée, fait songer à la fable du lièvre et de la tortue de notre cher Jean de La Fontaine, remettant toujours à plus tard la tâche qui l’attend. Pour notre part, nous pensons avoir montré que nous étions capables de remanier nos analyses, nous apercevant d’ailleurs que nous avions encore été trop conciliants et complaisants avec la doxa nostradamologique, car une recherche doit être vivante.

Jacques Halbronn
Paris, le 26 mai 2004

Notes

1 Cf. O. Millet, “Feux croisés sur Nostradamus au XVIe siècle”, in Divination et controverse religieuse en France au XVIe siècle, Cahiers V. L. Saulnier, 35, 1987. Retour

2 Cf. nos DIPN. Retour

3 Cf. nos travaux sur Espace Nostradamus. Retour

4 Cf. le dossier consacré au numéro spécial du CURA, n° 26. Retour

5 Cf. notre étude sur le dossier CURA, sur Espace Nostradamus. Retour

6 Cf. les Significations de l’Eclipse de 1559. Retour

7 Cf. notre étude sur le néonostradamisme, op. cit. Retour

8 Cf. reprint Chomarat, 2000. Retour

9 Cf. Bibliographie Nostradamus, p. 55. Retour

10 Cf. RCN, p. 90. Retour

11 Cf. page de titre, in Chomarat, Bibliographie Nostradamus, p. 43. Retour

12 Cf. DIPN. Retour

13 Cf. La foi des prophètes, Paris, Albin Michel, 2003, p. 23. Retour

14 Cf. nos DIPN. Retour

15 Ref. Bibliothèque Du Verdier. Retour

16 Cf. DIPN, pp. 52-53. Retour



 

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