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Editions RAMKAT




PALESTINICA

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L’Europe et le Monde Arabe

par Jacques Halbronn

    Les Français ont, a priori, certaines facilités à comprendre ce qui se passe au Proche Orient. Il y a l’expérience alsacienne qui n’est pas sans rapport avec l’expérience palestinienne et ils ont l’expérience niçoise, deux expériences frontalières au demeurant liées à l’histoire du Second Empire. .Or la Palestine, au sens où on l’entendait au lendemain de la Première Guerre Mondiale, relève à la fois de ces deux expériences. Par ailleurs, la France, toujours du point de vue de son Histoire, ne saurait être indifférente au sort de la Palestine, qui n’est nullement une affaire réservée aux Juifs et Arabes. La notion de zone frontière nous semble être une contribution significative à la pensée géopolitique.

Sommaire :

1 - La nouvelle xénophobie face à l’immigration religiosiste
2 - Antisionisme, antisémitisme, antiarabisme
3 - Israël ou la fortune des zones frontière
4 - Les Maghrébins en France : intégration et dhimmisation
5 - Anthropologie de la Guerre Sainte : le fruit défendu
6 - Stratégies d’intégration


1

La nouvelle xénophobie face à l’immigration religiosiste

    Notre article “Radioscopie des prétentions minoritaires des Musulmans”, paru en ligne, l’Eté dernier, sur Encyclopaedia Hermetica, a été repris sur le Site “bladi.net” en nous désignant comme “théoricien de l’islamophobie”. Il n’y a pas si longtemps, un autre texte que nous avions écrit concernant les différentes composantes de la communauté juive de France - article paru initialement sur www.Hommes-et-faits.com - fut repris sur au moins deux Sites et ce texte, également, fit scandale, mais cette fois auprès de certaines associations juives regroupées au sein du Comité de Liaison des Associations Juives Laïques, depuis dissous, qui ont qualifié nos thèses de “racistes”. C’est dire que nos positions ne font l’unanimité ni chez les musulmans, ni chez les juifs. Quel est le point commun entre ces deux populations qui se sentent ainsi agressées ? La réponse est simple : l’immigration, problème qui dépasse largement d’ailleurs le cas des populations en question et exige que l’on réfléchisse sur les conséquences d’un tel phénomène. On peut donc parler ici d’un diptyque dont le premier volet aurait touché aux problèmes posés par l’immigration juive, et le second par l’immigration arabe.

   Ce qui est consternant dans le propos d’un certain Mustapha Lounès qui introduit notre article repris in extenso, non censuré, c’est qu’il ne prend absolument pas la peine d’analyser notre approche ni de répondre à ses arguments et quelqu’un qui ne lirait pas ensuite notre article n’aurait aucune idée de son contenu. D’abord, on relèvera le vocabulaire “il ne faut pas écouter ces démons”, “un texte fou”, “obsessionnelle”. “Paranoïa exacerbée”, “espace fantasmagorique”, “théoriciens de la folie”. Nous avons déjà entendu de telles appellations sur des sujets complètement différents, ils trahissent simplement un rejet, un refus d’entendre, le langage se réduisant alors à l’expression d’un affect.

   On ne pourra donc que supposer ce qui fait problème dans notre article pour provoquer une telle réaction “brute” en commençant par analyser le dernier paragraphe de l’article “Un théoricien de l’islamophobie” et qui se présente, nous ayant catalogué comme ashkénaze, sous un jour ashkénazophobique, cherchant ainsi, à sa façon, à diviser la “communauté” juive de France.

   Reproduisons le dit paragraphe : “Heureusement, nos concitoyens juifs, notamment les Séfarades (...) dans leur grande majorité, savent garder leur raison (...) Ils savent que les pogroms dont les juifs ont été victimes ont eu lieu en Europe de l’Est, principalement, alors que ceux qui vivaient avec leurs frères musulmans dans les pays arabes étaient en totale sécurité (...) A chacun d’entre nous, juif, musulman, chrétien, non croyant (...) de placer notre identité française au-dessus de toute autre considération, d’oeuvrer en commun pour bâtir une société solidaire et exemplaire pour le reste du monde.” Voilà. C’est tout et c’est bien peu, pour engager un débat.

   Revenons d’abord sur notre titre “prétentions minoritaires” : nous entendions par là que les Musulmans ne sont pas une véritable minorité mais la tête de pont ou l’excroissance d’un monde arabe vivant essentiellement en position majoritaire dans le monde, ce qui n’est nullement le cas pour les Juifs, excepté en Israël et Mustapha Lounès conviendra que nous n’avons pas adopté un discours sioniste, ce qui l’aurait pourtant bien arrangé. Voilà donc J. H., un islamophobe non sioniste et c’est justement là tout le problème, mais ce n’est pas dit. Nous pensons, en effet, que l’islamophobie juive en France a été freinée par l’engagement sioniste qui fragilise moralement la communauté juive de France. Et voilà que précisément, nous en apportons la démonstration et cela peut faire peur aux Musulmans de France sur l’après règlement du problème israélo-palestinien. Il n’y a pas que les Israéliens qui ont à craindre ce qu’apporterait la paix dans la région. Nous pensons que l’islamophobie a également été freinée par l’immigration juive en France et singulièrement d’Afrique du Nord. Au fond, ce que nous disons, c’est que sans le conflit israélo-arabe et sans le “rapatriement” - expression bien inappropriée en ce qui concerne la majorité des Juifs d’Algérie - le rejet des éléments islamiques se serait produit bien plus tôt et cela eut été probablement préférable puisque chacun sait qu’à l’origine, la plupart des travailleurs immigrés islamo-maghrébins n’étaient pas censés faire souche en France. On a donc laissé perdurer une certaine situation et on imagine que la solution du problème musulman en France ne pourra que se révéler plus pénible avec le temps qui passe.

   Le texte de M. Lounès parle de tolérance, de coexistence religieuse entre Juifs, Chrétiens et Musulmans, au nom de la laïcité. Autrement dit, M. Lounès veut nous donner des leçons de laïcité et nous trouvons cela tout à fait typique de la part de ceux qui se veulent plus royalistes que le roi et qui font preuve d’un certain formalisme égalitaire, tant il est vrai qu’il est plus facile d’exiger que tout soit identique que de reconnaître le droit à la différence, ce qui exige un tout autre niveau de perception et de connaissance. Il est étonnant que ceux qui ont le plus de mal à s’intégrer revendiquent une uniformité sociale qu’ils sont incapables d’assumer en pratique sinon sur un plan symbolique et superficiel. Nous vivons aujourd’hui dans un monde qui réduit les gens à n’être que des pions, c’est ainsi qu’une personne âgée se verra tancer par un jeune pour ne pas avoir respecté l’ordre d’une queue, ce faisant le jeune en question croit qu’il s’est intégré et qu’il a assimilé les codes qui sont un tout petit peu plus complexes que cela. Certes, on nous répondra que l’on ne sait pas à qui l’on a affaire et donc qu’a priori tout le monde doit être logé à la même enseigne, traité pareillement mais tout le problème est là, celui du manque de repères et d’automatismes.1

   M. Lounès n’hésite pas à donner en exemple de tolérance : les pays arabes (sic). Soyons sérieux ! Il ne s’agit pas ici de faire l’apologie de la Shoa, mais après tout cette crise n’aura duré que trois ou quatre ans (de 1941 à 1945) et elle ne saurait en aucune façon condamner la symbiose judéo-chrétienne en Europe et les Juifs de France n’ont pas besoin de M. Lounès pour savoir ce qu’ils ont à penser de la Shoa2 ; le fait est qu’ils restent en France. M. Lounès aurait pu, par la même occasion, nous sortir l’Affaire Dreyfus ! Quant au paradis que représentait la vie juive dans les pays arabo-musulmans, il s’agit là d’un mythe que nous ne prendrons même pas la peine de déconstruire car il y a bien eu des pogroms aux XIXe et XXe siècles dans le monde arabe, même si le mot pogrom est un terme européen, de même qu’il y a eu des ghettos même si le terme n’est pas arabe ! En tout état de cause, en tant que citoyen français, on ne voit pas très bien à quoi veut en venir Mustapha. Lounès en laissant entendre que la France apprécierait mieux que les Juifs que le monde arabe ; il ne fait ainsi que souligner son décalage ! Il y a une façon d’être juif en France comme il en est une autre de l’être au Maghreb et nous ne souhaitons pas cohabiter avec des concitoyens véhiculant une autre idée, un regard autre sur les Juifs que celle qui existe en France - ni d’ailleurs avec des Juifs étrangers apportant dans leur bagage un soi disant judaïsme qui n’est en fait le plus souvent que la nostalgie du monde qu’ils ont laissé derrière eux - car la vraie raison pour laquelle les juifs de nos jours sont plus heureux dans le monde chrétien que dans le monde musulman - et d’ailleurs il en reste si peu ! - c’est qu’ils peuvent y jouer un rôle qu’ils ne peuvent guère jouer dans une société fort peu progressiste et avancée. C’est aussi simple que cela. Le sionisme, donnons en acte, à Mustapha Lounès a surtout été pensé pour les Juifs d’Europe et non point pour ceux des pays arabes et Herzl pensait qu’on parlerait dans son Etat Juif des langues européennes et non point l’hébreu. La présence de Juifs orientaux aura donc faussé la dimension européenne de l’entreprise pour en faire une affaire concernant les Juifs du monde entier, ce qui déconnecte ipso facto le projet par rapport aux non Juifs. Si, en revanche, seuls les Juifs européens avaient été impliqués et ni les juifs orientaux ni les juifs américains, la dimension européenne n’aurait pas été ainsi gommée. Le sionisme, dès lors qu’il prétendait concerner tous les Juifs sans exception, contribuerait à isoler les Juifs du reste du monde et à relativiser les différences qui les séparent de par la diversité de leurs engagements, c’est une façon de laminer une judéité enracinée parmi les nations.3 Il est vrai que le sionisme n’était pas sans offrir des ambiguïtés, dans la mesure notamment où les Juifs placés sous le contrôle anglais en Palestine n’étaient pas des Juifs anglais mais des Juifs d’Europe de l’Est. Or, les Juifs ne sont pas interchangeables les uns les autres. Aussi, dire de quelqu’un qu’il est “juif”, sans préciser la culture non juive qui l’imprègne nous semble inadmissible. C’est comme si l’on prenait des femmes françaises et les envoyait dans un autre pays en disant “une femme est une femme” et que dire quand des féministes ne trouvent rien de mieux que les femmes vivent entre elles, ce qui nous fait penser au projet sioniste selon lequel les Juifs se retrouveraient entre eux ? Il eut probablement mieux valu que la Palestine fut confiée en mandat à un pays dont les Juifs qui s’y installaient étaient ses ressortissants, mais la Première Guerre Mondiale s’achevant sur la défaite des empires centraux (Allemagne et Autriche Hongrie) et sur le pouvoir bolchevique, l’honneur en revint aux vainqueurs, la France et l’Angleterre puis de fait à la seule Angleterre qui eut à gérer des populations juives qui lui étaient étrangères et qui relevaient des puissances vaincues, y compris dans le cas de l’Empire Ottoman déchu de son autorité sur cette ancienne possession, ou mises au ban de la SDN, comme la Russie. Combien y avait-il de juifs anglais en Palestine dans les années Trente, sous le mandat britannique ?4 La présence des Arabes en Palestine a-t-elle été bien gérée dans le cadre de l’installation d’une nouvelle population juive, étrangère à la région ? Il semble que l’on ait multiplié les handicaps puisque cette terre avait une population locale mais mise sous tutelle par les Anglais lesquels étaient eux-mêmes étrangers à la dite terre tant et si bien qu’ils décidèrent un beau jour de s’en retirer, laissant les Juifs à eux-mêmes face à une population arabe nullement placée en position dominante. Cas de figure, on en conviendra, tout à fait inhabituel pour une population juive accoutumée depuis des siècles, où qu’elle aille, à être plus strictement encadrée au sein d’un ensemble dont elle ne serait qu’un élément et qui ne reposerait pas que sur elle. En outre, cette population juive n’était nullement stabilisée et fut augmentée régulièrement d’autres apports juifs, assez disparates, qui ne trouvaient pas dans la population dominante, à la fois juive et non juive, une référence à adopter et à assimiler. Autrement dit, tant le repère britannique que le repère arabe apparaissaient comme des leurres auxquels les Juifs ne pouvaient se fier et qui, en fait, démissionnaient, fuyaient leurs responsabilités, ce qui faisait des Juifs des sortes d’orphelins un peu sauvages.

   En ce qui nous concerne, nous préférons rencontrer de l’hostilité de la part de ceux qui s’imaginent qu’en s’en prenant aux Juifs, ils mettront fin à leurs malheurs de laissés pour compte qu’une “tolérance” de la part d’une société fermée à la présence juive en ce qu’elle a de dynamique et de dynamisant. Si Mustapha Lounès préfère nous pensons que de nos jours les chrétiens sont mieux aptes à comprendre le génie juif que le sont les arabo-musulmans et le cas israélien montre qu’on a les Juifs que l’on mérite. Notons en passant qu’il est assez comique de voir les Arabes parler des Juifs en tant que “Yahouds”, ce qui signifie originaires de Judée, tout en contestant le lien des Juifs avec la Cisjordanie, laquelle englobe la dite Judée !

   Donc, nous le répétons, nous pensons que la présence arabo-musulmane - et non pas simplement musulmane - en France n’est pas une bonne chose pour les Juifs, que les arabo-musulmans y importent une représentation du Juif qui ne nous plaît pas et qui si elle se présente sous un jour différent de l’antisémitisme chrétien, n’en est peut-être que plus redoutable et pernicieuse. Et nous persistons et signons en disant que nous voyons d’un mauvais oeil une certaine instrumentalisation de la communauté juive de France par la communauté musulmane.

   Il y a beaucoup de non-dit dans les propos de Mustapha Lounès : il ne nous dit pas ce qu’il pense des Juifs ; il faudrait le pousser dans ses retranchements. Est-ce que pour lui, ce sont des étrangers comme le sont les arabo-Musulmans ? Oui ou non ? Que pense Mustapha Lounès du problème représenté par les populations étrangères dans un pays donné ? Quelle politique préconise-t-il concernant les étrangers ? Croit-il que les Juifs de France ont le même comportement que les arabo-musulmans en France ? Non, Mustapha. Lounès n’a qu’un mot à la bouche : tolérance. Il est évidemment choqué que nous employions l’image médicale d’anti-virus pour qualifier une position qu’il qualifie d’islamophobique mais nous a-t-il démontré que la présence arabo-musulmane ne constituait pas une menace ? Absolument pas. En fait, Mustapha Lounès, sans l’avouer, s’appuie sur un seul et unique argument : “j’y suis, j’y reste”. Cela ne va plus loin. Et si on lui dit que sa présence est indésirable, il répondra “il ne fallait pas m’ouvrir la porte et me laisser m’installer”. C’est un peu court !

   En fait, comme on l’a dit, la stratégie arabo-musulmane consiste à piéger l’interlocuteur avec ses propres principes : vous avez parler d’égalité, alors appliquez ! Il est probable, en effet, que des erreurs aient été commises quant à la politique d’intégration de la France et que ces erreurs font des victimes dans tous les camps. Faut-il s’enfoncer dans l’erreur par une fuite en avant ou bien la corriger ?

   Mustapha Lounès parle de ses concitoyens juifs et chrétiens, ce qui signifie probablement qu’il est de nationalité française. A partir de là, il n’y a plus de problème, n’est-ce pas ? Ou alors, dira-t-il, la France n’avait qu’à ne pas m’accorder cette nationalité ou me permettre de l’obtenir en introduisant le droit du sol à la place du droit du sang. Au fond, la philosophie de Mustapha Lounès : nous sommes tous sur le même bateau, assumons nos différences.

   Pour éclairer Mustapha Lounès, nous lui signalerons que nous avons été à l’écoute des arabo-musulmans en France, que nous connaissons leurs propos, du genre “les beurs ont réussi à lever le tabou de l’antisémitisme en France”, leur façon de vouloir mettre une étiquette sur les gens : “Il est juif donc pro-israélien”. Mustapha. Lounès veut nous faire croire que les arabo-musulmans sont indifférents à ce qui se passe dans le monde arabe dont ils sont issus et singulièrement en Palestine. Nous pensons que les Juifs sont infiniment plus aptes à s’investir sans arrière pensée dans un camp ou un domaine quels qu’ils soient sans être à la merci de quelque doctrine “juive” ou de quelque solidarité juive alors que les arabes constituent un ensemble infiniment plus soudé, et cela par delà les frontières et rappelons-le infiniment plus important numériquement. Alors quand nous entendons parler de la minorité musulmane en France, nous pensons pouvoir dire à juste titre que c’est là un calque, une caricature de la minorité juive en France, cette dernière étant, elle, une vraie minorité, une minorité par excellence.

   Ce que Mustapha. Lounès ne comprend pas, c’est que notre islamophobie ne tient pas à notre judéité mais à notre francité ou plutôt au fait que notre judéité fait de nous un Français singulièrement lucide, puisque c’est au sein de la France qu’elle s’exerce, pour le pire et pour le meilleur. De la même façon, notre rapport au monde arabe quant à ses revendications sur une Palestine occidentale, ne tient pas au fait que nous soyons juifs mais parce que nous considérons que cette région appartient historiquement au monde judéo-chrétien et non pas au monde arabo-musulman. En ce sens, nous ne voyons pas d’inconvénient à voir Israël considéré comme impérialiste. Et nous nous demandons si les Musulmans de France sont capables d’adopter une position hostile au monde arabe et à ses revendications sur cette région, en tant que “bons” citoyens. Nous nous permettons d’en douter et c’est là que le bât blesse.

   Nous voudrions, pour éclairer le débat, nous référer à Sartre et à son commentateur Robert Misrahi, dont certains textes viennent d’être réédités ou traduits sous le titre Un juif laïque en France, Paris, Entrelacs, 2004. Ainsi, dans “Sartre et les Juifs : un bienheureux malentendu” (pp.273 et seq), Misrahi écrit-il : “Pour Sartre, seul le juif “inauthentique” se confère les traits juifs tandis que le juif “authentique” n’aura aucun trait spécifique, il aura à choisir entre l’être français (sans caractéristique juive) et la “nationalité juive en Palestine” (Sartre publia son texte en 1946, avant la création de l’Etat d’Israël, dont le nom n’était pas encore fixé). Nous avions fait en 1966 une conférence sur les Réflexions sur la Question Juive, à l’université Paris II Assas, il y a donc 38 ans de cela.

   En effet, le juif qui définit sa judéité par son passé familial lorsque ce passé est lié à l’étranger trahit son “métier” de Juif. Trop souvent, des juifs qualifient de “juif” ce qui n’est pas français en eux, c’est-à-dire en fait ce qui appartient à une autre culture, pas plus ni moins juive que la culture française. Cela nous ferait penser à une assiette mal lavée qui porterait encore les traces d’un précédent repas ! Ne serait-ce pas là pour cette assiette trahir sa fonction d’assiette ? En ce sens, nos positions, non sans quelque précaution, pourraient conduire à un certain existentialisme juif en phase avec L’Etre et le Néant, ouvrage publié par Sartre en 1943, en pleine période de Shoa.

   Nous sommes en faveur d’une France homogène et si le fait qu’il s’y trouve des Juifs est un prétexte pour que s’y développe un pluralisme de mauvais aloi, nous sommes disposés à renoncer à toute affirmation identitaire spécifique de type confessionnel. Les Juifs ne sauraient être les ferments d’un clivage synchronique, ils se situent bien plutôt au niveau d’un clivage diachronique, c’est-à-dire non pas en tant que minorité, en tant que faction, mais en tant qu’élite, qu’avant garde. Cela doit leur suffire.

   La question des Juifs et de l’Histoire est délicate et il ne semble pas que Robert Misrahi dispose du modèle adéquat pour l’appréhender. Misrahi écrit : “Les Juifs ont une histoire, ils sont historiques et cette histoire consiste à relier très précisément l’avènement de l’indépendance politique d’Eretz Israel et celui de la fraternité universelle.”5 Il vaudrait beaucoup mieux parler d’une historicité que d’une Histoire, laquelle historicité implique une pluralité d’Histoires dans le temps et dans l’espace. Nous rejoignons ainsi la présentation que Misrahi donne des thèses de Sartre que lui-même rejette : “S’agit-il d’une communauté spirituelle à l’intérieur d’un Etat non juif ? Qui sait ? Il ne s’agit, en tout cas, pas d’une indépendance politique et même d’une autonomie politique. Les Juifs seront une minorité spirituelle sans pouvoir politique et agissant moralement au sein d’une majorité politique plus large.” Nous ne pensons nullement en effet que les Juifs aient besoin d’un Etat qui serait leur ; en revanche, ils ont besoin de s’inscrire au sein d’Etats et d’en défendre la cohérence et les intérêts, quels qu’il soient, dès lors que c’est pour le bien des dits Etats. Et c’est en tant que défenseur de l’Etat français que nous assumons une certaine islamophobie. Bien entendu, cette islamophobie ne fait sens que pour nous en France et pour les régions du monde où la France a des intérêts à défendre. Si nous étions juif au sein du monde arabe, nous ne serions évidemment pas islamophobe.

   Cela ne signifie pas pour autant que nous interdisions de réfléchir sur la condition des Juifs dans le monde mais encore convient-il de le faire de façon satisfaisante. Si nous étions une femme française, ne nous soucierions-nous pas de la condition de la femme dans d’autres pays ? Il y a des points communs entre toutes les femmes et qui sont vécus diversement selon les latitudes ; de même, il y a des points communs entre tous les Juifs et qui sont tout autant vécus diversement. Souvenons-nous de la phrase de Marx “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !”, formule qui s’oppose, bel et bien, à la conception hégélienne de l’Etat, chère à Misrahi et aux Sionistes, opposition entre découpage vertical et découpage horizontal.6 Les Juifs, selon nous, constituent une sorte de classe sociale - alors que les Arabes constituent un monde en soi dans lequel il peut et doit y avoir des Juifs - ils ont un certain rôle à jouer de guides en quête de pistes et de traces, d’accoucheurs de mouvement, de progrès - et l’on sait à quel point celui-ci est relatif et n’est guère transposable d’un espace à un autre - et ce au sein de chaque société, de chaque structure et il faut qu’on les laisse remplir ce rôle dans de bonnes conditions, en sachant que ce qui naîtra de cet accouchement sera fonction du terrain. Ce ne sont pas les Juifs qui accouchent mais ce sont eux qui, comme Socrate - personnage proche de Job - font accoucher, font naître. Est-ce à dire que la création de l’Etat d’Israël est le meilleur moyen, désormais, de gérer la présence juive au monde, partout où elle se manifeste ? Nous préférons renforcer le rôle des Etats, car plus les Etats sont en concurrence, plus ils ont besoin d’être forts et d’exploiter au mieux leurs ressources humaines. Un Etat suicidaire, malade, un Etat en décomposition, un Etat stagnant, ne pourront respecter les Juifs en leur sein et au mieux les négligeront, les toléreront, sans savoir faire appel prioritairement à leurs services.

   Pour l’instant, nous l’avons dit, Moustapha Lounès avance masqué, nous ne savons pas ce qu’il pense véritablement, nous savons seulement ce qu’il croit de son intérêt de dire ou de répéter, pratiquant la langue de bois. Mais il suffit de gratter un petit peu ! Combien de fois avons-nous pu observer ce que dissimulent de telles postures à savoir un déni de ce que les Juifs peuvent apporter, en tant qu’individus, au monde ? On l’entend déjà répliquer : “Et pourquoi pas les Musulmans et surtout la minorité musulmane en France ?” Et tout de suite le masque tombe. Les minorités, les étrangers, ne sont-ils pas une chance pour la France, nous dira-t-on, Mais en réalité, il faut entendre : les Juifs ne sont pas autre chose que cela et nous pouvons très bien faire l’affaire nous aussi.

   Là encore, si nous réagissons négativement à de telles prétentions, on nous reprochera de le faire en tant que Juif. Répétons-le, nous réagissons ainsi parce que nous sommes lucides et que nous savons que la France n’a pas intérêt à sacrifier ces juifs à une telle démagogie. Les Juifs ne sont pas une fausse minorité comme les arabo-musulmans en France, ils sont une minorité fonctionnelle - le sel de la Terre - parce qu’une société n’a pas besoin d’un nombre considérable de Juifs pour s’épanouir et c’est pourquoi les ambitions démographiques d’Israël nous apparaissent assez délirantes. Paradoxalement, si l’on compare Israël à la France, c’est au nom de la démographie que l’Etat Hébreu mène une politique ambiguë de mise à distance par rapport aux populations arabes auxquelles elle a affaire et c’est au nom de la démographie que la France a développé une politique d’immigration assez périlleuse en direction du monde arabe et qui ne sera pas, à terme, sans effet, sur la situation des Juifs de France, si l’Etat Français continue à vouloir considérer de la même façon juifs et musulmans en son sein. Mais répétons-le, cela dépend avant tout des Juifs, en tant qu’occupant des postes de responsabilité au sein de cet Etat, et non pas en tant que citoyens de seconde zone, de déterminer ce qui est préférable pour la France et donc pour les Juifs de France - pas forcément pour les autres ! - et d’agir dans ce sens. Pour notre part, nous continuons à penser que l’intérêt de la France est de renforcer Israël et de ne pas céder de terrain dans cette région qui fut marquée par les débuts du christianisme, par les Croisades et par l’Expédition d’Egypte de Bonaparte et enfin qui fut arrachée à l’empire Ottoman : rappelons aussi la présence grecque puis romaine dans la région - on pense à la ville de Césarée ; autant de preuves de la signification historique de cette partie du monde pour l’Europe. D’ailleurs, sans la France et l’Angleterre, la Société des Nations n’aurait pas décidé la mise en place d’un Foyer Juif en Palestine ; en prenant leur distance par rapport à cette entreprise, notamment en raison d’intérêts économiques, ces pays se sont désavoué et ont laissé les Juifs se débrouiller pour faire échec aux prétentions arabes sur la région. Il est trop facile de laisser croire que les seuls pays intéressés à maintenir le contrôle de l’Ouest du Jourdain sont les Etats Unis et Israël ! C’est là une véritable démission et nous espérons que le citoyen Lounès sera d’accord avec nous pour que la France ne cède pas et cela, quand bien même il n’y aurait pas de Juifs sur place ; cette région a une dimension historique pour elle autrement plus importante que l’Algérie ! La création de l’Etat d’Israël n’a été qu’un moyen parmi d’autres pour justifier une présence européenne sur les pays du littoral méditerranéen ; si cet Etat n’avait pas existé, il aurait fallu trouver une autre solution pour soustraire la Palestine aux appétits arabes, à la suite de la dislocation grâce aux Européens de l’Empire Turc, et apparemment les arabes ne sont pas reconnaissants aux Européens de les avoir délivré de ce joug. En ce sens, reconnaissons-le, l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne favoriserait un meilleur contrôle sur l’Est de la Méditerranée. Il est dommage pour la Turquie qu’elle n’ait pas accepté vers 1900 les propositions de Herzl7, son destin aurait peut-être été autre. Notre prétendue islamophobie ne va d’ailleurs pas jusqu’à rejeter la candidature de la Turquie car son entrée dans l’Union Européenne ce serait plutôt comme une antidote contre le monde arabe et on peut d’ailleurs se demander s’il ne faudrait pas plutôt parler, dans notre cas, d’arabophobie que d’islamophobie. Mustapha Lounès en employant ce terme fonctionne un peu comme avec le terme antisémitisme, c’est-à-dire qu’il tente d’englober diverses populations pour noyer le poisson et surtout de présenter la présence arabo-kabyle en France comme étant d’ordre religieux, ce qui est une ficelle un peu grosse et permet de relativiser son étrangeté radicale en Europe; au demeurant, la présence juive n’est pas davantage d’ordre religieux. Etant donné que la laïcité est la tolérance des différences religieuses, on a tout intérêt à présenter toutes les différences comme étant d’ordre religieux mais il s’agit là d’un faux semblant. On s’aperçoit que le vrai problème n’est pas l’appartenance religieuse mais bien la provenance géographique et historique et ce sont ces paramètres là qui empêchent une véritable assimilation.

   Contrairement à ce que soutient R. Misrahi, les Juifs ne peuvent jamais se passer d’Etat ; Misrahi oppose les Juifs en Israël aux Juifs de la diaspora qui n’en auraient point :

   “Le privilège de la diaspora est sa situation internationale non étatique (...) La diaspora (...) peut se consacrer librement (...) à la réflexion sur l’épanouissement de l’humanité comme telle, indépendamment de la structure d’Etat.”8 On a l’impression en lisant Misrahi que la seule expérience étatique pour les Juifs serait dans le rapport à Israël. Il oublie que chaque diaspora ne saurait être dans un état d’apesanteur mais doit nécessairement se situer au sein d’un Etat et que ses liens avec cet Etat sont bien plus contraignants que ceux que les Juifs de diaspora pourraient tisser avec l’Etat d’Israël. Quant à cet Etat d’Israël, il nous semble devoir être peu viable tant qu’il ne sera pas laïque au sens de rassemblant des composantes juives mais aussi non juives tant il est vrai que pour nous il n’y a pas de Juifs sans Etat et pas d’Etat sans juifs. La notion d’Etat Juif nous apparaît donc comme une aberration à moins d’entendre par là un Etat qui respecterait optimalement la présence juive en son sein. Contrairement à ce que pourrait penser Mustapha Lounés, les Juifs ne sont pas des universalistes qui seraient bien mal placés, n’est-ce pas, pour faire preuve d’une quelconque phobie envers qui que ce soit, ce sont au contraire des gardiens du seuil, qui veillent à une certaine cohérence des ensembles auxquels ils se vouent car tout pouvoir digne de ce nom est centripète et non pas centrifuge et aucun progrès n’est possible si la communauté à laquelle il s’offre n’est pas animée d’un même esprit. En fait, le problème de Mustapha. Lounès, c’est d’avoir cru que les Juifs étaient le maillon faible de la société française et sa surprise est d’observer qu’il a peut-être commis, à ce propos, un grave contresens et que les choses ne vont peut-être pas se passer comme il l’escomptait.

   On nous parle d’islamophobie dès lors que l’on refuse de reconnaître que les étrangers ne sont pas ce qu’ils prétendent être et ne sont assimilés que très superficiellement comme on traite de misogyne toute personne qui ne prend pas au sérieux le mimétisme féminin. La judéophobie, en revanche, consiste à contester à une personne parfaitement intégrée cette qualité ou à mettre sur le même pied un juif et un musulman en laissant entendre que ce sont l’un et l’autre des étrangers. Le racisme ne consiste pas à contester les prétentions de l’autre mais à refuser de reconnaître ses mérites. Si je dis à un étranger qui comprend à peine le français que l’on ne peut l’accepter pour tel poste exigeant cette connaissance, suis-je xénophobe ? En revanche, si je veux déstabiliser un adversaire parfaitement compétent en faisant valoir telle ou telle particularité qui n’a rien à voir avec ses aptitudes, là il y a scandale ! Maintenant, ce n’est pas parce que quelqu’un est de nationalité française et qu’il parle à peu près le français que cela en fait un individu professionnellement performant et capable de participer pleinement à un travail collectif de haut niveau.

   Cela dit, en quoi les Musulmans font plus problème que les autres étrangers ? Tout simplement parce qu’au lieu de chercher à s’intégrer, ils ont trouvé une faille dans le système en disant : nous n’avons pas à nous intégrer, vous n’avez qu’à accepter le pluralisme religieux. Autrement dit, comme vous le prétendez dans votre “présentation” de mon article, le problème ne se pose nullement en termes de coexistence entre religions mais en terme de coexistence entre des étrangers et des français de souche, quelle que soit leur religion. Le plus comique, c’est qu’alors que la laïcité vise précisément à ne pas mettre en avant le critère religieux, vous inversez la formule en disant qu’elle doit laisser les clivages religieux se développer librement. En conclusion, si être islamophobe, c’est dénoncer un tel procédé de type Cheval de Troie consistant à nier la nécessité d’une intégration authentique au nom des différences confessionnelles, alors oui, nous sommes islamophobes car c’est croire ainsi que l’on peut faire l’économie d’un véritable brassage au sein de la société française et légitimer le maintien d’un corps étranger en détournant la laïcité de son esprit. Les immigrés issus d’autres pays ne pouvaient avoir recours à de telles ruses en présentant leur étrangeté sous le jour d’une différence religieuse, ils furent donc obligés de jouer franc jeu dans leur processus d’immigration. Reconnaissons, il est vrai, que certains juifs recourent à de telles méthodes et présentent comme “judaïques” ce qui n’est en fait que leur attachement à des pratiques liées à leurs pays d’origine, cela est détestable mais en disant cela sommes-nous judéophobe ? La ”nouvelle xénophobie”, que nous préconisons, consiste à dénoncer les étrangers qui refusent de s’intégrer pleinement en mettant en avant les différences religieuses et en ce sens nous sommes d’accord avec la politique du gouvernement actuel tout en pensant que celle-ci n’est pas suffisamment bien explicitée : en se plaçant sur le plan religieux, les musulmans ont trouvé le moyen de maintenir toutes sortes de différences, de pratiques, de langages, de signes et finalement de refuser de mener à bien une pleine intégration, ne serait-ce que par le maintien pour raisons religieuses (!) du prénom arabe, comme c’est le cas pour le citoyen Lounès Mustapha. On entre là dans un cercle vicieux car ce faisant, en ne s’intégrant pas, en croyant pouvoir s’en dispenser, ces populations ne peuvent que se marginaliser et développer des sentiments de jalousie envers les Juifs, ce qui, à terme, ne pourra que nourrir leur antisémitisme ; ils seront tentés de lire la situation au travers d’une grille religiosiste.

   Il ne s’agit donc ici ni d’islamophobie, ni de judéophobie mais de dénoncer un usage pervers de l’Islam et du Judaïsme à l’inverse du marranisme : le marrane est celui qui épouse la religion de l’autre en continuant à pratiquer la sienne propre, l’immigré religiosiste est celui qui met en avant sa religion pour se dispenser d’aller vraiment vers l’autre. Cela ne signifie pas que le musulman ne puisse s’intégrer en France mais nous avons voulu montrer que sa religion pouvait le faire dévier et le faire échouer dans son projet, il s’agit donc d’une immigration à risque.

   On comprend mieux dès lors9 pourquoi les immigrations issues de pays chrétiens se sont déroulé autrement. Celles-ci n’avaient pas le recours au religieux pour stopper ou freiner leur processus d’intégration, puisqu’elles arrivaient dans un autre pays chrétien. Il se trouve que nous croyons fortement au poids des conditions socio-culturelles pour expliquer certaines situations et on ne nous contestera pas que pour la première fois nous assistons à l’immigration d’une population ne partageant pas cette même religion chrétienne et qui fut ainsi conduite à ne pas savoir faire la peur entre le décalage religieux et le décalage lié à son origine étrangère. C’est l’amalgame entre ces deux décalages que nous condamnons et cet amalgame qui le fait ? Les Musulmans! On nous objectera que les Juifs, non plus, n’appartiennent pas à la religion dominante chrétienne mais de par la diversité de leurs pays d’origine, ils n’ont pas été soumis aux mêmes tentations, bien plus ils ont interprété la laïcité comme devant les libérer de leurs obligations religieuses, c’est-à-dire qu’ils ont compris la laïcité exactement à l’inverse des arabo-musulmans. Ajoutons que ce religiosisme arabo-musulman ne représente pas la totalité de l’Islam en France ; ceux qui ont su ne pas stopper leur intégration en recourant à l’argument religiosiste, ont évacué leurs stigmates étrangers. Pour nous résumer, le religiosisme consiste à piéger le xénophobe en lui tenant ce discours : vous ne nous rejetez pas parce que nous sommes étrangers mais parce que vous ne tolérez pas que nous soyons d’une autre religion que la vôtre ; ce que vous appelez “étranger” chez nous et que vous prétendez vouloir corriger pour faire de nous des Français à part entière, c’est en réalité notre islamité et ce que vous vous appelez la “francité”, c’est en réalité votre christianité, votre catholicité, votre protestantité ”. La morale de ce discours spécieux, c’est qu’il n’existe plus de creuset unique, plus de conversion vers des pratiques communes à tous les citoyens français : au fond, le Musulman qui débarque en France n’a plus qu’à rester comme il est, en tant que membre de la communauté musulmane, il n’a pas à se sentir étranger, au nom de la tolérance laïque, tout ce qu’il fait est ipso facto de l’ordre du religieux et doit être respecté et maintenu comme tel. Eh bien c’est un tel discours que, pour notre part, nous qualifierons de proprement délirant !

   Dans une étude parue en septembre 1993, dans la Lettre de LDJ (Liberté du Judaïsme), nous avions mis en garde contre le problème des immigrés russes en Israël et prévenu que leur volonté d’intégration était très émoussée, nous en expliquions ainsi les raisons, à savoir que cette immigration avait connue dans les années Soixante-dix une première vague qui avait fait un gros effort d’intégration mais qu’elle avait été suivie d’une seconde vague, au début des années 1990, faisant suite à la dislocation de l’URSS, laquelle avait largement refusé de mener à bien son intégration. Cela avait eu pour effet de compromettre l’intégration de la première vague, de la faire régresser. Les raisons n’étaient évidemment pas en apparence de type religiosiste puisque nous avions affaire à des Juifs dans tous les cas de figure. Cependant, on est en droit de se demander si le caractère laïc de ces Juifs russes, fort peu religieux, ne les avait pas conduit religiosiser leur laïcité, c’est-à-dire à se présenter comme relevant d’une autre religion que la religion juive traditionnelle. Autrement dit, en tant que juifs laïcs, les juifs russes se mirent à considérer que la société israélienne pouvait être définie selon le prisme religieux et que, eux, n’adoptant pas cette pratique religieuse, pouvaient très bien rester comme ils étaient, y compris dans un refus de l’hébreu, langue également marquée par le religieux; ils pouvaient donc tout à fait rester fidèle à la langue russe. A partir de là, la motivation de ces Juifs russes à accepter un certain brassage s’en trouva considérablement affaiblie. Il y a là un dysfonctionnement du processus de l’immigration que nous avons qualifié de religiosiste ; on voit que pour nous il n’est pas le fait des seuls arabo-musulmans en France. En nous qualifiant d’islamophobe, Mustapha Lounès se trahit puisqu’il montre qu’il essaie de présenter ce que nous appelons une nouvelle xénophobie comme ayant une origine religieuse ; chaque fois qu’on lui fera une observation sur l’échec de l’intégration arabo-musulmane en France, il répondra : mais de quelle intégration parlez-vous ? Laissez les musulmans assumer leur différence et c’est là que les Juifs sont bien pratiques aux yeux des Musulmans car s’il n’y avait pas le “précédent” juif, leur argumentation ne tiendrait guère. Heureusement, donc, qu’il y a les Juifs et notamment les juifs immigrés de fraîche date, également atteints par un certain religiosisme, et qui auraient ainsi amorcé un certain pluralisme religieux, qu’il ne resterait plus qu’à amplifier. Le problème, c’est que les Juifs immigrés n’ont pas à chercher quelque prétexte pour ne pas s’être intégrés car ils y sont parvenu, probablement grâce aux juifs de souche française qui n’ont pas élaboré un tel religiosisme du fait même qu’ils n’étaient pas eux des immigrés ; nous sommes nous-mêmes un juif de souche française, sans problématique d’immigration, ce que Mustapha Lounès ignore probablement, lui qui met apparemment tous les Juifs de France dans le même sac. L’islamophobie est un concept inventé par le religiosisme musulman pour légitimer et asseoir son droit à la différence. Certes, la situation de l’immigré obligé d’accepter un nouvel apprentissage, dans un nouveau pays, dans une nouvelle langue, peut être vécue comme humiliante ; il semble que les arabo-musulmans soient trop fiers pour passer sous les fourches caudines de l’intégration et que grâce à ce religiosisme, ils s’épargnent une telle épreuve, ce qui ménage leur fierté. Voilà qui montre bien que les arabo-musulmans ne sont peut être pas faits pour une expérience prolongée d’immigration. Faute de pouvoir ou de vouloir retourner dans leur pays d’origine, le religiosisme leur permet de rester en France tout en vivant en vase clos, en une sorte d’apartheid dans lequel ils se complaisent. Rappelons que la raison ou le prétexte pour lesquels les “indigènes” algériens n’ont pas acquis la citoyenneté française, en temps utile, tenait déjà à leur refus de renoncer à leurs lois ; les juifs algériens ne sont pas tombés dans ce panneau (décret Crémieux, 1870). Ce qui pouvait, certes, sembler légitime, en raison de l’ “occupation” française en Algérie ne l’était évidemment plus lors de l’immigration algérienne en France dès lors que celle-ci allait revêtir un caractère définitif. En fait, il semble bien que les Maghrébins aient une image de la laïcité française au travers du discours colonial lequel était intéressé à les maintenir dans leur différence et à en faire des citoyens de seconde zone et qui, de ce fait, mettait en avant le critère religieux. Mais, en métropole, ce religiosisme n’est plus de mise, à moins de vouloir maintenir une société à deux vitesses, mais est-ce l’intérêt bien compris des immigrés arabo-musulmans ?

   La laïcité à la française ne s’origine nullement dans une problématique d’immigration, elle vise à gérer les guerres civiles et non pas le rapport avec l’étranger conquis ou conquérant ; c’est une laïcité qui autorise des différenciations au sein de la société française et non pas facilite l’intégration d’éléments qui n’en font pas partie. Evidemment, on nous dira que les arabo-musulmans font bel et bien partie désormais de cette société française ; or il semble qu’il y ait là quelque malentendu et cela implique de préciser ce qu’on attend par appartenance, quelles en sont les conditions. La dimension juridique tout comme la dimension linguistique10 n’épuisent nullement un tel questionnement et peuvent quelque part n’apparaître que comme des expédients de surface. On ne saurait sous-estimer les problèmes de celui qui est ou reste étranger à une société qu’il est cependant amené à côtoyer.11 Celui à qui l’on confère un statut qui ne correspond pas à sa réalité psychosociale ne reçoit-il pas un cadeau empoisonné ? Bien mal acquis, dit-on, ne profite jamais. Ce que nous reprochons aux arabo-musulmans en France, c’est d’avoir échoué dans leur processus d’intégration. Le débat, est pour le moins ouvert et exige de mettre en place un certain nombre de critères ; en vérité, le thème de l’immigration a une grande valeur heuristique pour la recherche sociologique. Nous pensons pour notre part, et d’après nos observations, qu’il y a des traumatismes véhiculés par une intégration mal gérée, mal vécue, à commencer par une sorte d’angoisse d’être démasqué, découvert, dénoncé, humilié, déshonoré et cela s’accompagne du sentiment d’être méprisé ou la crainte qu’on le soit. Ce terme “méprisé” mérite qu’on s’y arrête car il est souvent mal défini ; il est à rapprocher des notions d’honneur, de dignité. Or, être déshonoré, c’est perdre quelque chose que l’on avait et que l’on n’a plus. Le sens de l’honneur serait donc particulièrement fort chez ceux qui sont en situation de précarité, de fragilité ; on peut se demander si l’importance de l’honneur dans la société espagnole n’a pas été nourri par l’Inquisition, par la recherche des “faux chrétiens”, est-ce que le marranisme n’est pas un modèle qui conviendrait pour rendre compte de la population arabo-musulmane en France ? On ne méprise pas un inconnu, on méprise celui qui essaie de se faire prendre pour ce qu’il n’est pas, ce qui est bien le cas de l’étranger, qui tente d’effacer les traces de ses origines et qui en fait voudrait nous obliger à ne pas voir ce qui fait problème chez lui, par une sorte de double bind ? On se comporte en étranger mais on exige de l’autre qu’il fasse comme si de rien n’était, comme s’il n’avait rien vu, en le renvoyant à ses propres principes de laïcité, tel un enfant qui se rendrait odieux tout en plaçant ses parents face à leur devoir d’amour envers leur enfant. Or, n’est ce pas ce que fait un Mustapha Lounès, quand il exige qu’au nom d’une francité commune, nous nous censurions ? En tant que juif, nous avons une grande responsabilité face au comportement et à l’avenir des arabo-musulmans en France. Nous sommes mieux placé pour intervenir dans la mesure même où nous sommes supposé profiter de la laïcité en question, plus que ne le font les Chrétiens. Et c’est pour cela que nous pensons qu’il nous appartient de dénoncer les abus et les dérives d’une laïcité détournée de son sens et disons-le pervertie. Pour notre part, nous ne pensons pas que nous risquons d’être manipulé du fait d’un quelconque sentiment de culpabilité, par le discours arabo-musulman en France : nous ne souhaitons pas que la société française perdre foi en elle-même, en ses valeurs, en sa capacité de décider, du fait d’un consensus de plus en plus délicat ; cette crise du consensus est, selon nous, fortement lié à la présence au sein de la dite société française de populations de plus en plus importantes qui n’en sont pas pleinement partie prenante et qui n’en participent que sur un mode superficiel et par le biais de faux semblants.

   Nous verrons, cependant, lors des volets suivants, que l’on peut recourir à d’autres grilles de lecture que celle de la laïcité et notamment à celle de zone-frontière (volet III). Nous ignorons si cette autre approche sera également qualifiée d’islamophobique par certains. En tout cas, la multiplicité des modèles proposés montre bien que nous n’abordons pas ces questions d’un point de vue partisan, tant il est vrai que les musulmans ont souvent une perception identitaire de l’autre et sont les premiers à lui coller une étiquette, ayant un problème avec la notion d’individu, quoi qu’ils en disent.

   Quel amalgame, en vérité ! On nous parle d’islamophobie alors qu’il s’agit la situation des Musulmans en France, on nous parle de revendications religieuses quand il s’agit en fait de légitimer un refus, une résistance de la part des Musulmans de France à une intégration authentique. Parler arabe ne va bientôt plus être un signe que l’on est étranger mais que l’on est musulman et que l’on a le “droit” d’affirmer pleinement son identité religieuse. De qui se moque-t-on ?

   Il y a des stigmates que l’on ne saurait nier sans mauvaise foi, qui sont ceux du retardataire qui ne veut pas se faire remarquer et qui éventuellement essaie de resquiller dans la queue au risque de se faire remettre à sa place, qui s’expose à certaines vexations, comme celui qui voyage sans titre de transport, et qui a peu de se faire attraper. Il y a là une hantise propre à ceux qui sont dans l’imposture. A la troisième génération d’immigrés, cette hantise n’a pas disparu mais elle n’est plus consciente de ses causes concrètes et elle se manifeste sous une forme plus diffuse où l’on a peur de ce qui pourrait se passer ou se dire. Ce qui vient encore compliquer les choses, c’est que l’on s’habitue à prendre ce genre de risque et que l’on ne souffre plus trop du mépris, on en prend son parti ; il y a là une sorte de cercle vicieux : à force de s’habituer à un certain état, on ne cherche pas vraiment à l’éviter et on va développer une certaine indifférence à la sanction sociale, en ne respectant pas certains garde-fous, en manquant de vigilance puisque le risque encouru s’en trouve minimisé. En outre, une telle mentalité de la part d’un élément d’un ensemble plus vaste est contagieuse12, car il ne saurait y avoir étanchéité entre les différents groupes au sein d’une société donnée.

   En tant que juif, nous avons une grande responsabilité face au comportement et à l’avenir des arabo-musulmans en France. Ce qui fait que nous, en tant que juif, ne sommes pas un étranger, c’est précisément notre méfiance à l’égard de l’étranger car un étranger ne peut que s’arranger de la présence de nouveaux étrangers en ce que cela relativise son propre cas, puisqu’il y a aura ainsi plus étranger/étrange que lui. Nous sommes mieux placé pour intervenir dans la mesure même où nous sommes supposé profiter de la laïcité en question, plus que ne le font les Chrétiens. Et c’est pour cela que nous pensons qu’il nous appartient de dénoncer les abus et les dérives d’une laïcité détournée de son sens et disons-le pervertie. Pour notre part, nous ne pensons pas que nous risquons d’être manipulé du fait d’un quelconque sentiment de culpabilité, par le discours arabo-musulman en France : nous ne souhaitons pas que la société française perdre foi en elle-même, en ses valeurs, en sa capacité de décider, du fait d’un consensus de plus en plus délicat; cette crise du consensus est, selon nous, fortement liée à la présence au sein de la dite société française de populations de plus en plus importantes13 qui n’en sont pas pleinement partie prenante et qui n’en participent que sur un mode superficiel et par le biais de faux semblants et disons le de miroirs déformants.

   Nous concéderons cependant à Mustapha Lounès qu’il est des périodes où l’on tend à oublier les clivages et les différences et où l’on s’efforce de tout intégrer au sein d’un semble qui les dépasse.14 Cela donne lieu à ce que pendant la Seconde Guerre Mondiale, on appelait la “collaboration”, c’est-à-dire, au nom de principes jugés supérieurs, liés à un supposé progrès, une certaine complaisance face à une présence étrangère, qu’elle relève de la conquête, de l’occupation ou de l’immigration. Mais ce type de période, l’histoire le démontre, est toujours suivi d’un mouvement en sens inverse.

   Ajoutons que si l’étranger est parfois perçu comme un intrus, il conviendrait aussi de se demander comment lui perçoit la société qui l’accueille, le reçoit, à laquelle parfois il s’impose. Nous pensons que le regard de l’étranger sur les autochtones peut tout à fait conduire à la sensation que c’est l’autre qui est étrange voire que les étrangers sont encore les moins bizarres, les moins imprévisibles. Expliquons ce paradoxe : Prenons quelqu’un qui ne connaît pas bien une ville, s’il a pris connaissance d’un certain itinéraire, il s’y tiendra et l’on saura qu’il passe toujours par le même chemin. En revanche, un vieil habitant de cette ville sait qu’il y a bien des manières d’aller d’un endroit à un autre, il risque donc de ne pas faire toujours la même chose. Transposons ce schéma au niveau linguistique : l’étranger est habitué à ce que l’on dise les choses d’une certaine façon, que l’on emprunte tel moyen d’expression. Or, quelqu’un qui maîtrise bien une langue pourra varier considérablement sa manière de s’exprimer, utilisera notamment des synonymes, des formes argotiques voire des formules qui lui sont propres et auxquels l’étranger n’est pas accoutumé alors que c’est tellement plus simple avec une personne ayant un vocabulaire basique. Le membre d’un groupe doit être capable de retrouver la norme au travers de ses avatars voire de ses corruptions tant et si bien que ce processus de rétablissement du sens s’effectue automatiquement et qu’on ne relève même pas les déviances, les approximations, les lapsus alors que l’étranger risque fort d’épiloguer à leur sujet, de se sentir quelque peu égaré. On en arrive à des situations assez cocasses où c’est l’étranger, plus royaliste que le roi, qui adressera des remontrances au “natif”, en lui expliquant que ce n’est pas ainsi que l’on dit ou que l’on fait, alors qu’en réalité, il n’a pas compris que certaines expressions se valent et s’équivalent et doivent être reconnues, identifiées comme telles. Un sourire, par exemple, une certaine intonation peuvent largement remplacer un “s’il vous plaît”, par exemple. L’enfant, au fur et à mesure qu’il mûrit va prendre conscience de ce que les significations exigent un certain décryptage, une certaine contextualisation, que les signes ne sont pas univoques, exigent un minimum de perspicacité. Il y a là matière à effectuer des tests d’intégration fondés sur l’aptitude plus ou moins marquée à retrouver la norme derrière la diversité de ses manifestations comportementales. En d’autres termes, l’étranger a du mal à assumer l’individu dans son idiosyncrasie sémiotique, il compromet, de fait, une certaine liberté d’expression, il fait preuve d’une certaine psychorigidité laquelle peut conduire à des tensions lorsqu’il a le sentiment d’avoir été insulté, de ne pas avoir été respecté ou plus encore lorsqu’il n’est pas sûr d’avoir compris ce qu’on lui a dit ou plutôt ce qu’on a voulu lui dire et comment il faut le prendre. Encore faudrait-il que cet étranger progresse dans son processus d’apprentissage au lieu de plafonner en disant “j’en sais bien assez”, quitte à considérer ce qu’il ne comprend pas d’aberrant. Il semble que tant que l’on n’aborde pas scientifiquement la notion d’intégration et ce qui permet de la mesurer, on risque de discuter dans le vide et en rester à des appréciations par trop superficielles qui ne permettent pas de faire ressortir certaines différentiels.

Jacques Halbronn
Paris, le 10 avril 2004

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Antisionisme, antisémitisme, antiarabisme

    Nous nous proposerons dans cette brève étude d’établir un parallèle quelque peu surprenant, au premier abord, entre les effets de l’aventure normande et ceux de l’aventure ottomane. Autrement dit, les Turcs auraient suivi le modèle normand, ce qui apporte une lumière quelque peu nouvelle concernant la nature de la présence islamique.

   Nous ne pensons pas que l’antisionisme puisse être un antisémitisme mais nous pensons qu’être pour la création de l’Etat d’Israël est l’expression de ce que l’on pourrait appeler un anti-arabisme. Mais que l’on ne se méprenne pas sur nos propos, ils n’émanent nullement d’un partisan du monde arabo-musulman et ce à divers titres.

   L’antisionisme n’est pas un antisémitisme parce que l’antisémitisme, historiquement, ne vise pas un Etat mais une minorité, que le problème juif se pose du fait de la présence de juifs au sein d’une société où ils ne sont qu’une composante de la dite société. Or, un Etat Juif comme l’Etat d’Israël ne correspond pas à un tel schéma ou si l’on préfère s’il y a antisémitisme, il ne saurait émaner que des populations non juives en Israël et éventuellement en Cisjordanie.

   Nous pensons, en effet, que l’antisémitisme n’existe qu’envers les juifs de la société dans laquelle on se trouve ; il ne nous semble pas que l’on puisse détester des Juifs vivant dans une autre société que celle où l’on vit. Donc, il est possible qu’il existe un antisémitisme en Israël et en Palestine, notamment à l’égard des “colonies juives” lesquelles constituent une faible minorité en Cisjordanie et à Gaza.

   C’est pourquoi des attaques émanant de populations non juives étrangères à Israël et plus généralement au monde arabe, ne nous semblent pas pouvoir être qualifiées d’antisémites sinon par amalgame de la part des uns ou des autres. Entendons par là que certains antisionistes pourraient être tentés de se référer à l’antisémitisme pour étoffer leur position. En revanche, nous ne voyons pas des antisémites se vouloir antisionistes par antisémitisme et ce, d’autant, que le sionisme est a priori bien vu des antisémites en ce qu’ils favorise, du moins en théorie, le départ des Juifs ou en tout cas brouille leur image dans la société française.

   Dans une précédente étude, nous avons affirmé que les Juifs de France n’avaient pas à être sionistes au nom de leur propre identité juive mais qu’ils avaient à favoriser l’implantation d’une tête de pont non arabo-musulmane en Israël / Palestine en raison des intérêts historiques de la France dans cette région, et notamment depuis les Croisades. Ce n’est pas en tant que juif, que nous prônons la résistance au monde arabe dans cette région mais en tant que Français. Cela dit, les juifs appartenant au monde arabe peuvent être d’un avis et d’un parti différents car il n’y a pas à exister un consensus juif sur quelque question que ce soit et car il y a des Juifs dans tous les camps : est-ce qu’un Juif français doit avoir la même attitude qu’un Juif américain ? Absolument pas !

   En tant que juif et français, nous n’avons pas à avoir de sympathie particulière pour le monde arabe ou du moins pas en Israël / Palestine et nous n’avons pas à être pour la création d’un Etat Palestinien lequel engloberait les lieux saints de la Bible pour ne pas parler de Jérusalem, ville qui aurait du avoir un statut international selon la résolution de l’ONU de novembre 1947 relative à la création d’un Etat Juif en Israël, ce qui ne signifie pas, pour autant, que cette résolution de partage nous paraisse avoir été une bonne chose.

   On sait, en outre, que la création de l’Etat d’Israël a été voulue par les Anglais et pas uniquement ni spécialement par les juifs anglais15 et que cela correspondait à certaines attentes chrétiennes manifestes depuis le XVIIe siècle, de présence en “Terre Sainte” et qui d’ailleurs impliquaient la venue des Juifs dans une perspective prophético-apocalyptique.

   La Guerre de Suez en 1956, près de quarante ans après la Déclaration Balfour (1917), plaçait encore Français et Anglais aux côtés de l’Etat Hébreu et ce, bien au delà des attentes propres aux Juifs de France, à une époque où les Juifs d’Afrique du Nord n’avaient pas encore, pour la plupart, été “rapatriés”.

   En revanche, si nous ne croyons ni à un antisémitisme hors de Palestine, ni à un sionisme de rigueur chez tous les Juifs, en raison de la dispersion extrême de leurs engagements de par le monde, nous serions beaucoup plus enclins à concevoir une solidarité arabe envers la Palestine, et ce parce que le monde arabo-musulman est beaucoup plus soudé, plus monolithique, que le monde juif. Et nous ne voyons pas pourquoi il y aurait une quelconque symétrie entre l’attitude des juifs et des arabes face à ce qui se passe en Israël / Palestine. Autrement dit, si l’Etat Juif annoncé par Th. Herzl ne se trouvait pas en Palestine mais en Argentine, nous, en tant que juif français, ne nous y intéresserions guère parce que les enjeux historiques, pour la France, ne seraient pas les mêmes. Entendons que notre intérêt pour la Palestine serait tout aussi fort s’il n’y avait pas de Juifs là-bas.

   D’ailleurs, on ne peut dire sans simplifier considérablement que la population non arabe en Israël / Palestine soit “juive”, un point c’est tout. En tout cas, elle n’est certainement pas que cela : elle est russe, elle est allemande, elle est italienne etc, sachant qu’un Juif n’est jamais exclusivement juif. Nous avons déjà rappelé dans une précédente étude (sur Encyclopaedia Hermetica) que le gouvernement russe, à la fin du XIXe siècle, continuait à protéger ses ressortissants juifs en Palestine, alors même que ceux-ci avaient quitté la Russie. Les Juifs européens ou appartenant aux colonies européennes, servent bel et bien en Israël les intérêts historiques de l’Europe chrétienne, tant catholique qu’orthodoxe. En ce sens, on ne saurait contester qu’Israël relève d’une forme de colonialisme mais encore une fois cela ne tient pas aux seuls Juifs. Nous ne pensons pas, d’ailleurs, que l’intérêt des Etats Unis pour Israël soit uniquement du à quelque lobby juif mais cet intérêt est le fait d’un pays fortement marqué par le Christianisme et par la Bible.

   Ce qui serait en revanche de l’antisémitisme consisterait à ne faire du projet sioniste qu’une affaire juive mais ce serait là un antisémitisme de type bouc émissaire et non pas un antisémitisme foncièrement hostile aux Juifs. Quand les arabes ne veulent voir dans l’Etat d’Israël que des enjeux judaïques, ils commettent sciemment ou non un contresens.

   En définitive, en tant que Juif français, nous ne voyons pas pourquoi nous serions du côté des Arabes dans le conflit israélo-palestinien. Certes, la France a eu une politique arabe notamment au Maghreb et singulièrement en Algérie. Elle en a été rejetée dans les conditions que l’on sait - et qui conduisirent au départ de nombreux Juifs enracinés depuis des siècles - au lendemain des accords d’Evian de 1962. Nous ne pensons pas que le même sort doive être celui de l’Europe en Israël / Palestine et en ce sens, nous ne pouvons qu’éprouver de la sympathie pour les juifs Israéliens dès lors qu’ils combattent pour des objectifs sensibles pour la France en particulier et pour l’Europe et le monde chrétien en général.

   Quant aux populations musulmanes en France, nous pensons qu’elles ont bien du mal à se solidariser avec les enjeux judéo-chrétiens en Israël / Palestine et de ce fait, elles se mettent en porte à faux et soulignent leur étrangeté et leur caractère radicalement allogène par rapport à la France. A partir du moment où les dites populations musulmanes se situent en faveur d’une réduction ou d’une élimination de la tête de pont israélo-palestinienne, elles se situent en contradiction avec des intérêts français qui datent de près de 1000 ans.

   En conclusion, nous pensons que les Juifs de France doivent repenser leur politique de communication et se placer dans une optique qui n’a pas grand chose à voir avec le sionisme herzlien.

   Notre sionisme n’est nullement synonyme d’un rassemblement des Juifs en Palestine. On peut même souhaiter qu’au cours du XXIe siècle, la présence juive dans la région diminue à condition, bien entendu, qu’elle ne laisse pas le champ libre à une présence arabo-musulmane. Nous sommes en faveur d’une intensification du sionisme chrétien et nous pensons qu’il est de l’intérêt de l’Etat Hébreu de favoriser une telle immigration chrétienne, seule solution pour juguler la crainte de voir les Musulmans constituer une majorité dans cette zone située entre le Jourdain et la Méditerranée.

   Par ailleurs, nous pensons que les Juifs ne sont pas faits pour se “concentrer” de la sorte, selon le rêve des sionistes israéliens, et qu’il serait hautement préférable que leur pourcentage décroisse en Israël / Palestine, quitte, d’ailleurs, à ce qu’ils soient plus nombreux, à l’avenir, au sein du monde arabe, en dehors d’Israël, de façon à ce que ce monde arabe améliore sa situation grâce à une présence juive significative. Non pas que nous souhaitions absolument favoriser, ce faisant, le monde arabe que nous considérons comme radicalement étranger au monde européen et ce depuis toujours, mais parce que nous pensons qu’il est préférable que celui-ci avance, lui aussi, sur la voie du progrès, en rappelant qu’à l’époque de l’Age d’Or du monde arabe, les Juifs jouèrent un rôle appréciable.

   Les Arabes Palestiniens ne doivent pas jouer l’étonnement ; ils savent qu’ils occupent un lieu singulier revendiqué depuis des siècles tant par les Chrétiens que par les Juifs ; le Jourdain constitue une frontière naturelle et la Cisjordanie, littéralement, est un terme qui désigne le Foyer Juif prévu par les Traités de San Remo et de Sèvres, dans les années 1920. De l’autre côté du Jourdain, on a la Transjordanie, où commence le monde arabe. La Résolution de l’ONU (1947) prônant la création d’un Etat Juif et d’un Etat arabe nous paraît tout à fait irrecevable, on sait que ce sont les Arabes qui ont crée des conditions insupportables entre juifs et arabes de façon à parvenir à cette idée de partage et que les négociations eurent lieu dans le contexte des persécutions nazies et de la seconde Guerre Mondiale. Seule une frontière naturelle nous semble acceptable tout comme le Rhin entre la France et l’Allemagne. Pour nous, juif alsacien, la perte par Israël de la Cisjordanie équivaudrait à la perte de l’Alsace par la France. C’est initialement, la Transjordanie qui avait vocation à constituer un Etat pour la population arabo-musulmane de la région, elle était désignée comme Palestine Orientale par les Traités conclus au sein de la Société des Nations (SDN). En tout état de cause, il ne s’agit nullement d’approuver tout ce qui se passe en Israël, bien au contraire; la façon dont les gouvernements israéliens successifs ont géré la situation depuis 1967 laisse beaucoup à désirer et s’apparente souvent à une politique du pire, compromettant l’avenir. Rappelons que les Croisés purent cohabiter avec le monde musulman pendant des siècles et que ce sont certains excès et certaines imprudences qui compromirent la durée de leur présence.

   Par ailleurs, on ne saurait placer Juifs et Musulmans, en France, sur le même pied, ce que ne semble pas comprendre Pascal Boniface, dans Est-il permis de critiquer Israël ? (Paris, R. Laffont, 2003, pp. 169 et seq). Les juifs sont socialement et culturellement partie intégrante de la nation française, ce qui ne saurait être le cas des Musulmans qui ne le sont que juridiquement et linguistiquement. Refuser une telle analyse relève, selon nous, de l’antisémitisme car il est un antisémitisme qui se complaît à faire l’amalgame entre Juifs et Musulmans en France. Au vrai, cette appartenance plus profonde des Juifs à la France est aussi source d’obligations qui incombent moins à ces étrangers que sont les immigrés arabo-musulmans, qu’ils soient de première, deuxième ou troisième génération. Les Juifs n’ont pas à entretenir avec Israël les liens affectifs qui sont ceux de la minorité musulmane en France avec le monde arabe. Comme nous l’avons dit, notre attachement à Israël passe par les intérêts de la France et de l’Europe et il existe bien d’autres enjeux de par le monde qu’Israël pour mobiliser les Juifs au service de la France, à commencer par la question délicate des Musulmans en France. En tant que juifs, les Musulmans ne constituent pas, pour nous, un problème qui nous serait spécifique : à l’époque où la Chrétienté combattait l’Islam, nombreux étaient les Juifs qui vivaient dans le monde arabe. Si nous luttons contre la présence musulmane en France, ce ne saurait donc être en tant que juifs mais bien en tant que Français tout comme si nous sommes en faveur d’un Etat d’Israël échappant à l’emprise arabo-musulmane, ce n’est pas non plus en tant que Juifs mais en tant que Français. Il serait aberrant que tout ce que nous faisons et entreprenons en tant que Français fut perçu comme un positionnement juif car il ne devrait pas y avoir de tel positionnement sans risquer de sérieusement appauvrir la présence juive au monde. La seule dimension juive se situe au niveau de la qualité de l’action, du discours, non à celui d’un quelconque embrigadement grégaire. Cette grégarité, nous la laissons aux Musulmans ! Il revient à chaque juif de donner le meilleur de lui-même, en compagnie de non-juifs, au sein des structures existantes; nous pensons qu’il faut limiter les prises de parole et les meetings spécifiquement juifs en matière politique. En revanche, il est vrai qu’être juif est un métier et qu’il peut être utile de réfléchir ensemble sur notre destin et notre identité. C’est pourquoi, il importe de bien faire comprendre que cela ne fait pas de sens d’être antisémite, judéophobe dès lors que les juifs sont partie prenante des sociétés auxquelles ils appartiennent alors que, selon nous, on peut parfaitement être anti-arabe car les arabes constituent un ensemble bien plus homogène et où l’expression individuelle est moins marquée que chez les Juifs et leur capacité d’intégration très relative.

   Il reste qu’en tant que juif et français, la politique française par rapport à Israël laisse à désirer; elle ménage par trop les attentes du monde arabo-musulman et par certains côtés évoque l’esprit munichois (1938), le cas de la Cisjordanie pouvant être rapproché de celui des Sudétes. Il ne faudrait pas que toute position refusant une présence arabo-musulmane organisée à l’Ouest du Jourdain soit mise sur le compte d’une quelconque identité juive. Il est donc urgent que l’analyse de la situation en Israël soit considérablement repensée par les membres de la communauté juive et qu’elle ne soit plus posée dans les termes qui sont les siens aujourd’hui, lesquels contribuent à l’évidence à fausser le débat.

   En tout état de cause, l’avenir des Juifs de France n’est pas Israël ; les juifs sont bien plus utiles en France qu’en Israël et le temps des regroupements juifs qui marqua dramatiquement le XXe siècle, tant en Israël qu’en Europe Centrale (Auschwitz), est révolu. Cependant, il ne faut pas se voiler la face : si la France ne sait pas gérer le problème musulman il est possible que cela fragilise durablement la présence juive dans ce pays ; si, par ailleurs, la France faisait preuve d’antisémitisme en empêchant les Juifs de donner le meilleur d’eux-mêmes, au plus haut niveau, le risque également serait grand de voir les ressources juives de la France décliner mais pas nécessairement au profit d’Israël mais d’autres pays. Rappelons, en effet, que l’antisémitisme ne débouche pas nécessairement sur l’immigration vers Israël, réalité toute récente au regard de l’Histoire de la Diaspora. Contrairement à ce que nombre d’antisémites soutiennent, en cas de crise, la solution israélienne ne s’impose pas ; les nouveaux immigrants Juifs en Israël sont des étrangers, sauf sur le plan juridique, elle n’est pas la terre de leurs parents, de leur famille comme ce serait le cas si des Musulmans devaient repartir “chez eux”.

   L’ouvrage de P. Boniface fait ressortir de nombreuses confusions de part et d’autre : contrairement à ce que laisse entendre Boniface, ce qui se passe en Palestine Occidentale - en prenant ce terme au sens le plus large (Israël plus “Cisjordanie”) n’est nullement une affaire comme les autres pour la France et pour l’Occident en général et ce n’est pas une affaire qui ne concerne que les Juifs mais équivaut à une Alsace-Lorraine trop longtemps restée sous le joug musulman et ottoman. Il en serait d’ailleurs de même si la Grèce faisait la guerre avec la Turquie pour récupérer Istamboul-Constantinople. Il y a un très ancien litige entre l’Occident et le monde musulman dans cette région de la Méditerranée Orientale et cela vaut aussi pour le littoral occidental de l’Anatolie avec des villes comme Izmir-Smyrne. Mais l’enjeu palestinien reste le seul qui à l’heure actuelle soit encore du domaine du possible et où le fait accompli ne soit pas définitif et cela tient à la politique franco-anglaise au lendemain de la Première Guerre Mondiale qui a tenté d’assurer un contrôle occidental du littoral tant en Palestine qu’au Liban, par un système de mandats et c’est dans cette logique que nous pensons que l’Europe doit se placer et non pas dans celle des concessions faites au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale : on célèbre un peu vite la résolution de l’ONU de 1947 en oubliant son corollaire très discutable de la formation d’un Etat Arabe au coeur de la Palestine Occidentale.

   Par ailleurs, Pascal Boniface tend à mettre sur le même plan Juifs et Musulmans en France et là encore son rapport à l’Histoire nous semble bien insuffisant ou bien désinvolte : le lien des Juifs avec la France n’est pas celui des Musulmans et la légitimité de la présence des uns n’est pas celle des autres si bien qu’opposer le communautarisme juif au communautarisme musulman relève d’un certain cynisme qui veut réduire les Juifs à un corps étranger en France comme c’est le cas pour les Musulmans. Il y a là un amalgame inacceptable mais qui pose en effet le problème du sens de la présence musulmane en France tout comme celui du sens de la présence juive en Palestine. Qu’on le veuille ou non, la France a plus de raisons objectives et historiques de soutenir cette présence en Palestine, au sens large et à se défier de tout communautarisme musulman que le contraire.

   Reste, bien entendu, la situation sur le terrain en Palestine et qui, en effet, présente des aspects intolérables. Mais il ne faudrait pas que sous prétexte de dénoncer des excès et des abus, on en vienne à contester une politique. La position de M. Boniface serait plus crédible s’il distinguait ces deux plans. Or, à de nombreuses reprises, Pascal Boniface ne se prive pas de déclarer qu’il ne voit pas ce qu’il y a de particulier dans cette région, à aucun moment il ne mentionne les Lieux Saints ; à l’entendre, ce coin du monde lui est ni plus ni moins indifférent que la Tchétchénie, le Tibet ou le Soudan !

   Enfin, il est clair que les Juifs de France ont une attitude extrêmement maladroite et confuse que Boniface a tout à fait raison de signaler ; ils ont en effet un devoir de réserve à l’égard d’intérêts spécifiquement juifs. Les juifs de France doivent s’inscrire dans le cadre des intérêts français ; il leur revient de démontrer ce que signifie historiquement et religieusement la Palestine pour la France et pour l’Angleterre et ils doivent le faire dans les différents cadres existants - cadres qui ne sauraient être réservés aux seuls juifs mais au moins judéo-chrétiens. Il est bien préférable que les Juifs de France apprennent à gérer la présence musulmane en France plutôt qu’en Israël car pour eux il n’est pas question d’émigrer en Israël, ce n’est pas une solution viable ; or la présence musulmane en France constitue une véritable menace pour le maintien de la présence juive en France et cela sans aucun lien avec Israël. Cette présence musulmane en France ne peut à terme qu’enfermer les Juifs de France dans un certain communautarisme car c’est la seule façon que les dirigeants français semblent envisager pour intégrer la minorité musulmane. On l’a vu encore récemment avec la question des signes ostentatoires laquelle vise les “communautés” chrétienne, juive et musulmane. Dans nos précédentes études, nous avons dénoncé ce type de découpage en soulignant à quel point les Juifs étaient en phase avec les pays où ils se trouvaient et n’incarnaient aucunement une culture spécifique. Il est normal que les Juifs israéliens ne soient pas sur la même longueur d’onde que les juifs français ou les juifs américains et les juifs français ne sont pas responsables de ce que font les Juifs israéliens.16 Pour les juifs français, seul compte l’intérêt de la France et pas celui des Etats Unis ou d’Israël sauf si bien entendu des convergences entre Etats existent mais quand bien même la France n’aurait pas une politique satisfaisante par rapport à la Palestine, ce serait là une affaire secondaire en comparaison de la qualité de la présence juive en France, cela montrerait simplement que les Juifs, qui étaient en position de le faire n’ont pas su orienter la France dans la direction la plus souhaitable pour elle et ce serait en ce sens un échec pour la contribution juive aux affaires de la France. En aucun cas, une telle action ne saurait être le fait de la “communauté” juive dans son ensemble mais uniquement de ses membres compétents pour ce faire. Car nous pensons que la qualité principale du juif est sa compétence professionnelle - et non sa compétence identitaire de Juif ! - et qu’il n’a pas à s’exprimer sur ce qui ne relève pas de cette compétence, de par sa formation.

   La France actuellement en ce qui concerne le monde arabo-musulman a deux défis à relever qui sont tous les deux liés aux processus de décolonisation survenus au XXe siècle concernant la dislocation de l’ex empire ottoman qui a été une boîte à Pandore. La France a contribué au XIXe siècle à ce processus de démembrement avec notamment à partir de 1830 la conquête de l’Algérie puis la maîtrise du Maghreb. L’Angleterre a donné le coup de grâce pendant la Première Guerre Mondiale. La résolution de l’ONU de 1947 n’a pu être votée que parce qu’elle prévoyait l’internationalisation de Jérusalem en dehors du découpage discutable de la Palestine Occidentale en un Etat Juif et un Etat arabe, c’est dire que cette région ne saurait être, en tout état de cause, abandonnée ni aux Juifs ni aux Arabes. Cela dit, la situation actuelle montre que ce sont les Etats Unis qui ont pris le relais en Israël-Palestine comme ils l’ont fait en bien d’autres points. En ce sens, le problème israélien est devenu une affaire qui se joue essentiellement entre Israël-Palestine et les Etats Unis, avec leurs juifs respectifs comme il se doit. Dont acte. Mais la France se retrouve à devoir gérer les relations avec les ressortissants des pays du Maghreb devenus entre temps indépendants et cet aspect là du démembrement progressif de l’empire ottoman lui incombe directement et il lui faut trouver des solutions dont elle ne peut trouver des relais chez des tiers mais uniquement dans des rapports bilatéraux avec les gouvernements des pays du Maghreb.

   En conclusion, ce qui nous préoccupe dans les textes de P. Boniface, ce n’est pas tant son analyse de la situation en Israël-Palestine et qui ne concerne la France désormais que bien accessoirement que son regard sur la société française. Il est éminemment souhaitable que les Juifs de France adoptent un profil bas en ce qui concerne Israël et qu’ils ne quittent pas la proie pour l’ombre. Si leur souci, c’est la sécurité des Juifs dans le monde, il serait bon qu’ils ne continuent pas à chercher la solution en Israël mais bien en assainissant leur situation sur place, en France.17 Et cette situation est de fait menacée en particulier de par leurs positions sur Israël, ce qui en fait des pompiers pyromanes. Il ne faudrait pas non plus croire que le problème musulman en France est uniquement fonction de la situation en Israël, il existe bel et bien en soi et il sera résolu à l’avantage des Juifs de France dans la mesure même où ils n’auront pas à porter le boulet de la question israélo-sioniste.

Jacques Halbronn
Paris, le 17 mars 2004

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Israël ou la fortune des zones frontière

    Nous disions dans notre introduction que le Second Empire nous aide à comprendre le cours des événements en Palestine. La perte de l’Alsace en 1870, région germanophone revendiquée par l’Allemagne et séparée de celle-ci par le Rhin, fleuve qui sépare également l’Alsace de la Suisse alémanique, n’est pas sans évoquer le cas de la Palestine séparée du monde arabe par le Jourdain, région également fort disputée et occasion d’une suite de guerres. Quant au cas de Nice, c’est en 1860 que sa région fut cédée - ainsi que la Savoie (traité de Turin) - par le Piémont à la France en récompense pour son aide pour repousser les Autrichiens, notamment à la suite de la victoire de Magenta (1859). De même la Palestine fut-elle laissée à la disposition de l’Angleterre pour son aide dans la lutte de libération des Arabes à l’encontre des Turcs, ce qui débouchera sur la Déclaration Balfour (1917).

   Indiscutablement, la conception que l’on se faisait de l’avenir de la Palestine, au début des années Vingt était littéralement colonialiste, en ce sens qu’elle prévoyait l’arrivée de colons, le mot colonisé impliquait l’idée de peuplement venu d’ailleurs. Il s’agissait donc d’apporter à la Palestine un surplus de population du fait d’un afflux de Juifs, comme on avait peuplé l’Australie ou la Nouvelle Calédonie de personnes jugées indésirables, sans parler de la Guyane ; même le peuplement des Etats Unis fut liée à des tensions religieuses. Le problème, c’est le sort des populations locales, autochtones. Dans le cas de la Palestine, le problème n’est pas simple car les Juifs ne sont pas historiquement étrangers à la région, ce ne sont donc pas des colons comme les autres, ils ont quelque légitimité à s’y installer que n’avaient évidemment pas les populations arrivant en Océanie, en Amérique ou ailleurs. En tout état de cause, le processus colonial suppose un certain transfert de population, et d’abord pour les colons qui sont ipso facto des immigrés, mais des immigrés d’un genre particulier en ce qu’ils n’ont pas forcément à s’adapter à une structure politique déjà existante, en ce sens, toute colonisation s’apparente à une forme de conquête territoriale voire d’occupation. Mais aussi transfert de population pouvant affecter les populations locales elles-mêmes. Or, dans le cas de la Palestine, on est très loin des autres cas mentionnés : il ne s’agissait en aucune façon d’envahir la totalité du monde arabe mais bien d’une fort modeste partie de l’ensemble arabe. Pour prendre le cas des Etats Unis, c’est comme si le Anglais ou les Français n’avaient conquis que l’Est de l’Amérique du Nord (Canada et Etats Unis), une bande côtière somme toute assez étroite et avaient laissé les populations autochtones dans l’intérieur du pays. En Palestine, c’est la bande côtière occidentale qui avait été ainsi confiée aux mandats français et britanniques (du nord au sud : Syrie, Liban, et Palestine) et là encore, situation rendue plus complexe du fait de la présence de ces deux puissances du temps des Croisades, quelques siècles plus tôt. Une colonisation donc à fort potentiel historique pour les colonisateurs et les colons face à une population autochtone qui elle-même était arrivée du fait de la conquête arabe ou qui aurait été islamisée à cette occasion, aux dires de certains, ce qui en tout état de cause ne saurait faire oublier la présence juive en Palestine des siècles durant et le fait que la population juive ne disparut pas radicalement de la région si bien que dans l’hypothèse d’une population autochtone non juive antérieure à l’expansion arabo-musulmane, celle-ci aurait cohabité avec les Juifs dans le passé, comme cela lui était proposée dans le cadre du mandat britannique sur la Palestine, à moins qu’il ne se fut agi de Juifs islamisés. Et si l’arrivée de la dite population avait été plus tardive, ses droits sur la région ne s’en trouveraient-ils point d’autant diminués ?

   Quand l’idée du partage de la Palestine fit son chemin, dans les années Trente - pour aboutir à la décennie suivante - un certain transfert de population allait de soi pour éviter des voisinages jugés difficiles, les juifs de l’Etat palestinien arabe étant conviés à s’installer dans l’Etat palestinien juif et vice versa, tout en admettant la présence de minorités.18 Mais répétons-le, le sort des arabes palestiniens n’est nullement comparable à celui des Indiens (Peaux Rouges) d’Amérique du Nord, l’extension de l’Etat Juif étant dès le départ voué à rester extrêmement limité. On nous fera certes remarquer que la Guerre des Six Jours (1967) déboucha sur une extension de fait de l’Etat Juif. Certes, mais toujours dans le cadre palestinien, à l’Ouest du Jourdain, cette frontière fluviale n’ayant pas été violée. On peut certes s’ingénier à faire des Palestiniens un peuple à part, sans lien avec le monde arabe, mais une telle présentation serait tout à fait spécieuse et d’ailleurs le fait que ce qu’on appelle la Cisjordanie se soit trouvée inclut jusqu’en 1967 au sein du Royaume de Jordanie, lequel occupait ainsi les deux rives du Jourdain est suffisamment édifiant. L’annexion de l’Etat Juif palestinien par un Etat arabe s’apparente à l’affaire des Sudètes, sous Hitler, quand celui-ci obtint à Munich des Français et des Anglais et des Italiens (Mussolini) de pouvoir annexer une partie de la Tchécoslovaquie (1938). Rappelons qu’un tel partage peut être observé en Inde, avec la création du Pakistan en tant qu’Etat indien musulman et à l’île de Chypre, dont la partie Nord est, depuis 1983, liée à la Turquie et la partie Sud à la Grèce.

   Les zones frontière sont par définition des régions disputées, au destin tourmenté. La Palestine est assurément une d’entre elles, elle a été disputée entre Chrétiens et Musulmans depuis des siècles et on ne contestera pas que le mouvement sioniste a servi les intérêts du monde chrétien face au monde arabe tout comme les arabes palestiniens servent les intérêts de la politique panarabe, d’une certaine idée d’un espace arabe accédant à la Méditerranée, alors que, par les mandats français et anglais, le littoral était confisqué sur des centaines de kilomètres, quand bien même des royaumes arabes se mettaient en place dans l’arrière-pays. Comment par conséquent imaginer que les Juifs pourraient vivre dans la paix dans une région aussi disputée et depuis si longtemps ? Les Allemands n’acceptèrent pas la frontière du Rhin pas plus que les Arabes n’acceptèrent celle du Jourdain et en même temps ces zones frontières ne pouvaient-elles pas jouer le rôle d’interfaces entre deux ensembles antagonistes, c’est précisément ce qui fait l’originalité des Alsaciens et des Palestiniens.

   On pourrait dire en ce sens que les Palestiniens sont des immigrés au sein d’un ensemble européen et occidental tout comme le sont d’ailleurs les Algériens musulmans vivant en France, qui, eux, ne sont pas séparés de leurs frères par un fleuve mais par la mer. En ce sens, Palestiniens et Algériens en France sont des têtes de pont, des enclaves, du monde arabe au sein du monde européen. Mais alors que les Algériens acceptent d’être une minorité en France, ils ont du mal à le faire en Palestine du moins au sein d’une Palestine faisant partie de l’entité israélienne. Quelque part, les musulmans en France représentent les populations musulmanes qui vécurent des siècles durant dans le Sud de l’Europe et singulièrement en Espagne (Andalousie). Rappelons-nous la bataille de Poitiers (732). En ce sens, il y a quelque convergence entre Palestiniens, Arabes israéliens d’un côté et Maghrébins et Beurs, de nationalité française, de l’autre.

   Les Maghrébins en France se trouvent donc en une zone frontière et ils ne doivent pas s’attendre à ce que les choses soient simples pour eux tout comme elles ne le sont guère pour leurs frères Palestiniens. Elles ne le sont pas non plus pour les Israéliens ou pour les Français, ce qui rapproche au bout du compte ces deux peuples devant assumer la situation de zone frontière et ce d’autant que la communauté juive de France est la plus importante numériquement d’Europe. On perçoit donc des affinités assez étonnantes entre Israéliens et Français comme entre Palestiniens et Musulmans de France, entre Juifs de France et Juifs d’Israël.

   Prendre conscience de ce lien ouvre certaines perspectives stratégiques au point que l’on peut se demander si une alliance entre la France et Israël ne serait pas souhaitable pour gérer le problème musulman dans ces deux zones frontières. Si l’on admet que la présence des Arabes dans ces deux zones est une concession, puisque ces Arabes se situent au delà de la frontière jordano-méditerrannéenne qui selon nous sépare les deux mondes arabes et chrétiens. Que des Juifs soient impliqués fortement au sein de ces deux zones frontières que sont Israël et la France, les place à l’évidence dans le camp occidental et ce d’autant qu’ils ont, pour partie d’entre eux, reflué du Maghreb, autre zone frontière qui fut à un moment sous le contrôle de la France. Or, non seulement la France a reflué par rapport au Maghreb mais en plus elle a laissé les arabes maghrébins s’installer en France, de l’autre côté de la Méditerranée. Mais la légitimité de la présence chrétienne au Maghreb n’était pas comparable à la présence chrétienne en Terre Sainte et ne parlons pas de la légitimité de la présence musulmane en France et ce d’autant que cette présence n’est pas localisée en une région de France particulière, ce qui serait peut-être un moindre mal, en dépit des risques de sécession ! On pourrait faire comme avec les Vikings, lesquels reçurent ce qui allait prendre le nom de Normandie (ex Neustrie), pays, comme son nom l’indique, des hommes du Nord, autre zone frontière. Ne pourrait-on envisager d’accorder aux Musulmans une région de France, au sud - générant ainsi une zone frontière - ne serait-ce point là un moindre mal, surtout si cela se fait dans un cadre fédéral ? Cela pourrait éventuellement entraîner un certain transfert de population. Ajoutons que ces immigrés maghrébins ne seraient pas venus si la France n’était allé coloniser leurs pays et s’ils n’avaient baigné peu ou prou dans la culture française, acquérant une certaine familiarité, notamment, avec la langue.

   Aurait-il mieux valu installer le Foyer Juif ailleurs qu’en Palestine ? Rappelons que c’est l’occasion qui a fait le larron. Si les Turcs n’étaient pas entrés en guerre aux côtés de l’Allemagne, la Palestine aurait échappé à ce sort : rappelons les efforts vains de Théodore Herzl (mort en 1904) - c’est donc l’année du centenaire de sa mort - à ce sujet. pour obtenir du Sultan qu’il accorde la Palestine aux Juifs au sein de son empire ; toujours est-il qu’à la veille de sa mort, Herzl avait opté pour la solution de l’Ouganda et que dans son Etat Juif, il envisageait l’Argentine comme alternative à la Palestine.19 Il est probable, en revanche - ce que semblent oublier les Arabes - qu’avec ou sans les Juifs, la Palestine aurait été mise sous mandat européen et peut-être cette zone frontière aurait pu rester indéfiniment sous contrôle britannique ou français mais l’idée de créer un Foyer Juif (Jewish Home) apportait une légitimité supplémentaire aux puissances européennes en faveur d’une emprise européenne sur cette bande du littoral. On peut aussi se demander ce qui se serait passé si la France avait obtenu, comme elle l’avait envisagée, le mandat de la SDN sur la Palestine. Il est possible, disposant alors du Maghreb, qu’elle ait pu trouver un arrangement pour y trouver un nouveau point de chute pour les Arabes Palestiniens et y développer une politique plus cohérente notamment en Algérie à propos des “indigènes”. Il conviendrait cependant de ne pas oublier que si la présence française au Maghreb était fondée sur un certain retard, indéniable, de la population arabe, en revanche, la présence maghrébine en France ne saurait être assimilée à une quelconque colonisation de leur part sinon d’un point de vue religieux, seul domaine où les immigrés musulmans pourraient éprouver un certain sentiment de supériorité et une certaine volonté de mission, ce qui nous renvoie au statut de la religion islamique en France dont nous avons montré, par ailleurs, qu’il pouvait faire obstacle à un véritable processus d’intégration en justifiant un certain statu quo culturel, y compris linguistique, chez les Musulmans de France.

   Dans ces zones frontières, il ne faut d’ailleurs pas s’attendre à autre chose qu’à des juxtapositions, du fait de la proximité géographique de la région d’origine. Les Juifs russes, notamment, n’ont guère le désir de s’hébraïser pas plus d’ailleurs que les Palestiniens de Cisjordanie, sinon de façon très superficielle, ce qui fait de l’hébreu, selon nous, une mauvaise solution : Herzl, pour sa part, n’y croyait guère et prônait plutôt l’allemand ou le yiddish, son sionisme - le mot ne figure pas dans le Judenstaat - ne s’adressant pas au départ aux populations juives au sein du monde arabe. Apparemment, la langue russe semble de nos jours la mieux placée pour prendre le relais de l’hébreu. A entendre les arabes, ceux-ci seraient plus prêts à accepter les Séfarades que les Ashkénazes mais tel n’était pas le projet dans les années 1920 : il s’agissait de résoudre la question juive en Europe et on a vu à quel point cela était prémonitoire au regard de la Shoah et de ses six millions de victimes juives, vingt ans plus tard. Les arabes palestiniens ont certainement fait pression, auprès des Britanniques, dans les années Trente-Quarante pour que les Juifs menacés par les nazis ne puissent être accueillis en Palestine ; ils étaient d’ailleurs les seuls à l’époque à vouloir empêcher cette émigration qui arrangeait tout le monde sauf eux ; il est probable qu’ils payent pour cela. Puis en 1947 / 48, les arabes palestiniens, encouragés par le monde arabe environnant, n’acceptèrent pas le plan de partage de l’ONU, qui leur aurait permis de rester là où ils étaient, à l’Ouest du Jourdain, au lieu de devenir, pour une partie d’entre eux, des réfugiés ; avec le départ des Anglais, ils crurent, à tort, possible, refusant un Etat arabo-palestinien, de faire avorter le projet d’Etat Judéo-palestinien sur une partie du territoire mandataire palestinien.

   Selon nous, la négociation concernant Israël doit s’inscrire dans une problématique plus large, celle des zones frontières autour du bassin méditerranéen et cela concerne donc également la présence musulmane en France et dans cette Union Européenne, à laquelle la France appartient, y compris les rapports entre la France et l’Algérie et l’entrée de la Turquie dans la dite Union Européenne, une Turquie, au niveau géographique, fortement marquée par la Grèce - c’est la région de l’Asie Mineure20 - dont on rappellera qu’elle fut à l’origine de la ville d’Alexandrie, en Egypte et qu’elle domina la Palestine avant que celle-ci ne fut conquise par Rome avant de passer sous le contrôle de Byzance (Constantinople). Pourquoi, d’ailleurs, Israël ne ferait-il point partie de l’Union Européenne, au même titre que Chypre, tant ses liens avec l’Europe et avec ses colonies sont puissants ? Il y a là un round diplomatique historique en perspective.

   Dans ces zones frontières - frontalières - il ne faut pas s’attendre à une complète homogénéité; il convient, au contraire, de gérer les différences et ne pas tenir un discours irréaliste sur l’intégration. La France a-t-elle “intégré” les arabes quand elle contrôlait l’Algérie ? Elle ne l’a fait que pour les Juifs (décret Crémieux, 1870). Il faut se faire une raison, il est possible que l’on ne puisse et ne doive pas davantage “intégrer” les musulmans en France et il convient donc d’envisager une société à deux vitesses selon le modèle de la zone-frontière. Si la France n’avait pas été une zone-frontière, aurait-elle franchi la Méditerranée pour faire de l’Algérie un prolongement de la France, avec de nouveaux départements et ses “Pieds Noirs” ? A moins de distinguer une France “intérieure” et une France méditerranéenne et de n’accepter la présence musulmane, dans sa spécificité et son étrangeté qu’au Sud, exigeant en revanche une stricte laïcité au Nord, ce qui nous semble une solution envisageable à l’heure de la régionalisation de la France et de l’Europe. La zone frontière - sas- est vouée aux empiétements, aux convoitises, c’est une “marche”, un seuil marqué par une suite de débordements vers l’une ou l’autre rive, de la part de l’un ou l’autre camp en présence.

Jacques Halbronn
Paris, le 24 avril 2004

Jacques Halbronn
Paris, le 17 mars 2004

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Les Maghrébins en France : intégration et dhimmisation

    Il est des réalités que l’on ne peut comprendre qu’en croisant les modèles. La France est certes un pays laïc mais elle est aussi ce que nous avons appelé une zone-frontière. Et la question musulmane en France relève de deux modèles, l’un qui veut que l’appartenance religieuse ne soit pas un facteur de division sociale, l’autre qui fait des Maghrébins une population dont la présence obéit à une problématique géopolitique. Au demeurant, la France elle-même n’est-elle pas à la fois la patrie des droits de l’Homme - ce qui allait aboutir à l’empire napoléonien et une ancienne puissance coloniale, qui disposa longtemps d’un Empire Français ? Il semble bien que ces deux identités ne cohabitent pas si facilement. Or, les arabes en France se trouvent pris entre ces deux modèles, lesquels impliquent des traitements et des optiques différents.

   Au départ, le modèle laïc français ne concernait pas les Musulmans lesquels appartenaient à la fin du XVIIIe siècle, à une autre sphère, celle de l’empire Ottoman. La laïcité concernait des populations vivant ensemble depuis des siècles et cela incluait les Juifs appartenant à la sphère chrétienne, tout comme il y avait des Juifs qui appartenaient à la sphère arabo-musulmane et qui n’étaient pas davantage concernés au départ par le dit modèle laïc.

   Comme nous l’avons expliqué plus haut, la France à partir notamment de 1830 et la conquête de l’Algérie, va empiéter sur une aire géographique liée à la sphère musulmane, créant ainsi une enclave française au sein du monde arabe et qui finira par couvrir le Maghreb. Encore faut-il préciser que la Tunisie fut romaine dans l’Antiquité bien avant son islamisation tout comme l’Egypte fut hellénisée. La proximité relative du Maghreb par rapport à la France n’est nullement un facteur secondaire, il y a bel et bien prolongement, tout comme l’invasion de l’Espagne par les Arabo-berbéres tint au fait qu’il n’y avait que 15 km à passer au détroit de Gibraltar pour basculer d’Afrique en Europe. Dans les deux cas, et à des époques bien différentes, il finit par y avoir refoulement des envahisseurs ou en tout cas reflux, et ce pour des raisons diverses. Cela dit, le reflux français s’accompagna de deux phénomènes, à savoir que cela entraîna aussi le reflux vers la France - la “métropole” - des Juifs des pays du Maghreb et à terme une forte immigration arabe. On observera d’ailleurs que la présence arabe en Espagne, jusqu’à la fin du XVe siècle pourrait expliquer peu ou prou, par la suite, la présence européenne au Maghreb, à partir duquel l’invasion arabe du Sud de l’Europe s’était opérée. C’est dire à quel point le Maghreb, la France et l’Espagne, notamment, sont marqués par ce concept de zone-frontière, qui implique une cohabitation plus ou moins hostile entre des sphères fort différentes. Notons que des chrétiens purent vivre en monde musulman mais avec un statut inférieur, celui de dhimmi, ce qui n’empêche pour autant de parler d’intégration, tout comme les femmes étaient naturellement “intégrées” dans cette société, avec un statut spécifique. Intégration et égalité ne vont pas nécessairement de pair. La question est de savoir si cette dhimmitude était plus fonction d’une sorte de tolérance religieuse mesurée ou de la problématique des zones-frontière - relations de voisinage - vu que les deux modèles ont tendance à se croiser, à se superposer partiellement. En fait, l’existence même du statut de dhimmi nous semble correspondre à la reconnaissance d’un état intermédiaire, et quelque part à l’existence de zones géographiques intermédiaires, notamment en ce qui concerne les Lieux Saints, la Terre Sainte des Chrétiens. La reconnaissance par l’Islam des religions du Livre nous semble impliquer celle d’intersections territoriales entre les sphères civilisationnelles. Le statut particulier de la Palestine est d’ailleurs certainement très ancien, l’existence même, dans l’Antiquité, d’un Royaume Juif/Hébreu aux marges des grands empires - comme protégé par le Jourdain - semble bien l’attester.

   Normalement, la tolérance religieuse en Islam devait concerner la distinction entre Chiites et Sunnites, tout comme dans la Chrétienté, toutes proportions gardées, se côtoyaient Catholiques et Protestants. Quant aux Juifs, il semble que, contrairement aux apparences, leur statut ne pouvait être assimilé, au départ, à celui des Chrétiens demeurant en Islam. Dans le cas chrétien, il s’agit selon nous d’une affaire “frontalière” alors que dans le cas juif, nous sommes en présence d’une population que nous qualifierons de fonctionnelle et n’étant pas associée à une aire particulière : le juif dans le monde arabe médiéval n’incarnait pas, à notre connaissance, une sphère étrangère avec laquelle des relations devaient être entretenues, d’une façon ou d’une autre. On voit donc que sous le terme de dhimmi - que nous empruntons et souhaitons acclimater hors du champ strictement arabo-musulman dont cela pourrait être une contribution précieuse à l’organisation des sociétés en général - on introduit une certaine confusion entre les deux modèles dont il est ici question.

   On pourrait parler de la dhimmitude des Musulmans en France, mélange donc de différence religieuse et d’appartenance à un proche voisinage frontalier. Ambiguïté donc de cette dhimmitude à plusieurs facettes et dont il conviendrait d’assumer les implications et les répercussions. On commencera par une question provocatrice : le dhimmi doit-il avoir le même statut que le reste de la population au sein de laquelle il réside et qu’est ce que l’intégration pour le dhimmi ? Certes, il semble bien qu’a priori, les musulmans en France ne souhaitent guère qu’on leur applique le statut de dhimmi ; ils voudraient évidemment profiter de cette fameuse laïcité à la française qui ne fait pas de distinction entre les gens au regard de leur religion sinon de leur provenance. Le problème, c’est que le phénomène maghrébin en France ne saurait se réduire, précisément, à une affaire de religion, qu’il relève aussi d’un autre modèle, celui des populations frontières, dont il conviendrait de réfléchir sur le rôle et le traitement, sur leur condition radicalement étrangère.

   Nous avons dit que le cas juif rendait l’analyse encore plus délicate et de fait il s’agit d’un troisième modèle qui va interférer avec les deux précédents et générer des assimilations amalgames plus ou moins heureux et nous savons à quel point le modèle juif inspire, consciemment ou non, certaines revendications arabo-musulmanes en France et apparaît comme un exemple d’intégration à rechercher . Si le juif fut dans le monde arabo-musulman un dhimmi, il ne pouvait l’être de la même façon que le chrétien pour les raisons que nous avons avancées plus haut, outre la différence de son profil proprement religieux. C’est dire que le Maghrébin - terme qui englobe arabes et berbères et qui est somme toute préférable à celui de musulman et met en évidence une dimension géographique déterminante - sera tenté de se voir assimilé soit à un Chrétien, soit à un Juif, deux statuts qui ont chacun leurs avantages et se refusera au statut de l’étranger, de l’immigré, du frontalier, statut qui pourtant recoupe en partie celui de dhimmi, terme qui appartient cependant bel et bien à la civilisation musulmane, dès lors que cela impliquerait des droits moindres, tout en se situant pourtant dans une logique d’intégration relative.

   Il conviendrait également de tenir compte d’un quatrième modèle, qui est celui de l’étranger, de l’immigré et qui est distinct de celui du juif, de celui de la diversité au sein du christianisme (ou de l’Islam en pays islamique), et de celui du frontalier, issu d’une autre sphère de civilisation. Selon nous, le Maghrébin en France - ce qui n’est pas la même chose que le Musulman - appartiendrait à ce dernier modèle et ne saurait donc être assimilé aux autres catégories susmentionnées.

   Revenons sur ce concept de zone-frontière avec la notion d’enclave. Les populations enclavées ont joué un rôle important dans l’Histoire politique et militaire. On songe aux Accords de Munich, en 1938, qui accordèrent à l’Allemagne l’enclave tchécoslovaque des Sudétes, comportant une population germanophone, ce qui allait, à terme, conduire à l’invasion de la Tchécoslovaquie dans son ensemble. Une Tchécoslovaquie, issue des lendemains de la Première Guerre Mondiale tout comme d’ailleurs la Palestine. On songe à l’enclave turque subsistant en Europe, autour d’Istamboul, l’ancienne Constantinople, et qui est le reliquat d’une présence ottomane et musulmane sur les Balkans, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie etc, et qui n’est pas, à vrai dire, sans nous faire songer au cas de la Palestine, au sens qu’il avait dans la Déclaration Balfour de 1917. Un certain parallèle est à faire en effet entre Istamboul, l’ancienne Byzance, et Jérusalem/Al Quds et ce d’autant que le sort d’Istamboul se joua dans les années qui suivirent la Première Guerre Mondiale, lors de la guerre gréco-turque. On nous fera remarquer que le maintien des Turcs en Europe (Turquie d’Europe) n’est pas du même ordre que l’arrivée des Juifs en Palestine. En réalité, les Juifs qui s’installent en Palestine ne le font pas simplement en tant que Juifs mais en tant que représentants des puissances chrétiennes, ils sont d’ailleurs protégés par leurs consulats respectifs même quand ils se sont exilé, c’est notamment le cas pour les juifs de Russie. Il faudrait, en réalité, un cinquième modèle, pour appréhender pleinement la situation ainsi créée et qui s’apparente à la question des nationalismes ; c’est en effet dans ce cadre que semble s’inscrire le sionisme herzlien21 et ce d’autant que le nationalisme arabe va prendre tout son essor après la Première Guerre Mondiale et produire un certain nombre d’Etats souverains et d’ailleurs ayant chacun leur souverain - on peut d’ailleurs s’interroger sur les raisons de ce morcellement, de cette balkanisation qui allait conduire à la première Guerre du Golfe avec l’invasion par l’Irak du Koweit - sauf précisément en ce qui concerne les pays placés sous mandat français ou anglais, dont fait partie la Palestine et comportant une certaine population arabe mais aussi ces dhimis, chrétiens et juifs, installés depuis longtemps et même avant l’arrivée des Arabes ou - individuellement sinon historiquement - d’immigration récente. On voit que cette multiplication des modèles, des grilles, des angles de vue, ne facilite guère l’analyse ni le débat, surtout si l’on ne les considère pas les uns par rapport aux autres mais n’en adopte qu’un ou deux. Sur le Liban et la Palestine, point de princes arabes, du moins jusqu’à ce que les Britanniques décident d’installer un émir, Abdallah, en Transjordanie - rappelons que “Jordanie” est dérivée de Jourdain - initiative discutable et qui constituait déjà un Etat arabe au sein de la Palestine, mais du “bon” côté du Jourdain, ce qui finalement venait bien confirmer la portée de la frontière fluviale. En fait, Jordanie est, au départ, synonyme de Palestine et l’Etat Juif, en mai 1948, aurait pu adopter ce nom.

   Les Maghrébins en France ne sont pas, selon nous, des étrangers comme les autres en raison de leur appartenance à la zone frontière voisine, à savoir celle située outre-mer. On a dit que la France avait colonisé le Maghreb ; ce qui peut apparaître comme un prêté pour un rendu. On comprendra que cela soit un sujet sensible quand il s’agit d’une frontière civilisationnelle, un choc entre des religions radicalement différentes, en dépit du monothéisme qui les marque les unes et les autres. Frontière donc entre arabo-musulmans et franco-chrétiens et qui peut comporter des interférences à condition de savoir les gérer. Le danger principal est celui de voir la civilisation placée de l’autre côté de la frontière s’appuyer sur sa tête de pont pour augmenter son expansion au sein de la civilisation d’en face. On a vu plus haut le cas de la Tchécoslovaquie, lequel, cependant, ne s’inscrit pas dans un tel clivage entre civilisations à moins d’opposer le monde germanique et le monde slave. Mais il y a également le cas alsacien : sous prétexte de récupérer ou de conserver l’Alsace, l’Allemagne s’est octroyé un droit d’ingérence en France beaucoup plus large, comme on a pu le voir au cours des deux guerres mondiales du XXe siècle. Le processus d’immigration maghrébine s’apparente d’ailleurs au processus de l’immigration juive en Palestine en ce qu’il ne relève pas d’une conquête militaire mais procède, si l’on peut dire, par infiltrations successives. Il se distingue en revanche, en ce qu’il se situe au delà de la frontière civilisationnelle, ce qui n’est pas le cas de sa contrepartie juive qui se situe en deçà et qui relèverait plutôt d’une consolidation que d’une incursion, étant donné que la Palestine, à l’Ouest du Jourdain, n’appartient pas, selon nous, à la sphère arabo-musulmane, quand bien même y trouverait-on des musulmans, puisque nous avons montré qu’il pouvait y avoir des transgressions et des débordements au sein des zones frontières. En ce sens, les musulmans de Palestine seraient en position de dhimis du point de vue de la sphère de civilisation occidentalo-chrétienne. On voit que les divisions géographiques ne recouvrent pas strictement les divisions religieuses ou civilisationnelles et c’est ce décalage qui mérite d’être examiné en ce qu’il génère des situations particulières.

   La France, en tout état de cause, ne saurait gérer de la même façon les populations suivantes :

   
- maghrébines
- juives
- chrétiennes
- religions non chrétiennes. (ex : Bouddhistes, Musulmans, Juifs)
- étrangères mais non voisines ( ex : Russes, Vietnamiens)
- voisines mais non maghrébines (ex : Espagnols, Allemands)

   Une personne peut relever de plusieurs de ces catégories : un maghrébin est aussi un musulman, un étranger peut être chrétien etc.

   A la lumière de ces modèles, le cas maghrébin apparaît dans toute sa spécificité et ne saurait être réduit à celui d’une autre population. Du fait des interactions de voisinage, et notamment de la colonisation française, les maghrébins sont peu ou prou francophones, ce qui facilite leur intégration ; du fait de leur appartenance à une autre aire civilisationnelle, ils ne sont pas censés devoir être assimilés car telle n’est point leur fonction qui est plutôt celle d’une interface voire celle d’otages en contrepartie de situations inverses, où ce sont les Occidentaux qui se trouvent dans une aire civilisationnelle qui n’est pas la leur ou qui doivent se garantir contre certaines incursions risquant de leur faire perdre la zone frontière à laquelle ils ont traditionnellement droit. L’on songe bien entendu au cas israélien, la Palestine se trouvant dans une région exposée, séparée du monde arabe par la Mer Morte et le Lac de Tibériade et entre les deux par le Jourdain (voir le cas de l’Alsace et du Rhin, volet III). D’ailleurs, les maghrébins cherchent-ils à s’assimiler en France ? On peut en douter. Tout se passe au contraire comme s’ils considéraient pouvoir échapper à une telle exigence. Certes, ils ne recourent pas à nos modèles pour s’en expliquer, ils parlent de l’Islam et de la laïcité française au lieu de se définir comme les représentants du monde arabe en Occident et de faire jouer le concept de zone-frontière.

   Nous voudrions, en conclusion, insister sur les points suivants :

      1 - La politique de la France ne saurait conférer un seul et même statut à toutes les populations vivant en son sein et ce au nom même de leur intégration. Les Juifs, notamment, ne sauraient être assimilés à des populations étrangères ; il convient de leur reconnaître des droits particuliers, sans que l’existence de l’Etat d’Israël n’interfère dans ce processus.

      2 - La notion de dhimmi est une formule à creuser. Les arabes israéliens sont d’une certaine façon des dhimis tout en étant citoyens israéliens. Ils se trouvent hors des limites de la sphère civilisationnelle arabe; ils sont néanmoins tolérés du fait de l’existence d’une zone-frontière. Ils sont de facto exactement dans la même situation que les Maghrébins en France. La question de la nationalité des populations en question est un facteur somme toute secondaire.

      3 - La présence occidentale en Palestine peut apparaître comme symétrique au maintien des Turcs à Constantinople, sur le continent européen mais sensiblement plus légitime historiquement. On rappellera le nombre important de Turcs en Europe et notamment en Allemagne. On pourrait aussi parler de la Bosnie musulmane, vestige de la présence ottomane dans les Balkans. Nous parlons de présence occidentale et non pas juive, le fait que les Juifs soient l’élément essentiel de la population non musulmane en Palestine ne saurait faire oublier que nous sommes en présence d’une revendication occidentale très forte. Il serait extrêmement souhaitable que l’on favorise le renforcement de la présence chrétienne en Palestine de façon à ce que la proportion des Juifs diminue sensiblement.

   En conséquence, nous ne sommes pas favorable - et cela n’a rien à voir avec le fait que nous soyons juif ou non ou qu’il y ait ou non des Juifs en Palestine à la création en Palestine, au sens de la Déclaration Balfour ou sur une partie de la Palestine, et notamment en Cisjordanie - d’un Etat Palestinien exclusivement arabo-musulman. En 1964 fut fondée l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine) donc avant la Guerre des Six Jours de 1967 et alors que la Cisjordanie était arabe, au sein du Royaume Hachémite de Jordanie. Que voulait l’OLP, sinon le reste de la Palestine, C’est-à-dire la suppression de l’Etat Juif, nommé Israël, prévu par la résolution de l’ONU de novembre 1947 ? Il faut que les choses soient claires : la Palestine n’appartient pas à la sphère civilisationnelle arabo-musulmane. La présence de musulmans dans cette zone-frontière n’est qu’un tolérance, impliquant une dhimmisation, avec notamment l’interdiction de constituer un Etat spécifique au sein de la dite zone-frontière. Une tolérance qui comporte, rappelons-le, un risque, à savoir la munichisation de la Palestine au profit du panarabisme. Cette dhimmisation peut comporter de grands avantages pour la population arabe; en renonçant à certains droits politiques, les arabes palestiniens ne constitueront plus une menace démographique pour la démocratie israélienne et pourront retrouver leurs terres sur l’ensemble du territoire palestinien, au sens large. De même, en France, la dhimmisation des maghrébins leur accordera une plus grande liberté de manoeuvre religieuse puisqu’ils ne seront pas soumis aux lois de la laïcité, tout comme d’ailleurs ils ne le furent pas en Algérie, lors de la domination française. Il convient22 enfin que le Maghreb s’ouvre davantage, à hauteur de 10% de sa population, à une présence étrangère et notamment issue de celle qui s’y trouvait antérieurement (Pieds Noirs, Juifs) quand bien même serait-elle placée dans le cadre de la dhimmisation. Incontestablement, l’absence d’étrangers au sein de la sphère civilisationnelle arabo-musulmane se présente comme une grave anomalie comme si les Musulmans avaient le droit de franchir les limites de la dite sphère mais sans qu’il y ait réciprocité. Il y a là d’ailleurs de la part du monde arabe une stratégie qui s’est longtemps trouvée payante : l’évacuation des personnes non musulmanes du Maghreb a pu apparaître le meilleur moyen d’éviter tout retour, sous un prétexte ou sous une autre, de l’ancienne puissance colonial : voilà des gens qui ont médité sur la leçon de Munich d’où précisément la munichisation, la sudétisation ou l’alsacianisation du problème palestinien qui a conduit à revendiquer la Palestine au nom précisément des populations arabes qui s’y trouvaient et ce de façon à réduire la sphère civilisationnelle occidentale, enjeu millénaire. Pour ce faire, les politiques arabo-musulmans ont évidemment joué sur le fait que la présence occidentale avant et après la création de l’Etat d’Israël était largement le fait de Juifs, pourtant issus de pays chrétiens pour la plupart, du moins jusque dans les années Cinquante, avec l’afflux de Juifs originaires notamment du Maghreb, mais marqués néanmoins par une colonisation française s’étant exercée en dehors de la sphère civilisationnelle occidentale, ce qui ne pouvait que brouiller les cartes.

   Cependant, si l’on resitue l’afflux de juifs en Palestine dans le contexte politique européen, on s’aperçoit à quel point il s’agissait bel et bien d’un enjeu européen à commencer par la Shoah. Par ailleurs, on ne saurait oublier que cette Palestine, jusqu’en 1947/1948 était placée sous mandat britannique - seul interlocuteur de la Société des Nations (SDN) que l’ordre y était assuré par l’armée britannique et non point par une armée juive. On peut donc considérer que les Britanniques ont trahi la cause et les intérêts de l’occident chrétien dans cette affaire, et ce probablement par amalgame avec les autres problèmes coloniaux, d’un tout autre ordre, dans lesquels ils se trouvaient placés à la même époque. La grande erreur aura été, avec le recul, d’accorder le mandat sur la Palestine à une puissance coloniale comme l’Angleterre et le problème aurait été le même avec la France. En ce sens, et à plus d’un titre, l’Allemagne eût été mieux placée mais elle était vaincue et subissait le diktat de Versailles, et la Russie était prise dans les lendemains de sa Révolution. Cette Allemagne dont l’empereur Guillaume II avait rencontré le viennois Théodore Herzl et le Sultan - lequel empereur s’était rendu jusqu’à Jérusalem; le sionisme, à plus d’un titre, on le sait était marqué par la langue allemande comme cela apparut lors du premier congrès de Bâle d’ août 1897. A n’en pas douter une Palestine sous contrôle allemand eut été préférable pour les intérêts européens. Rappelons d’ailleurs que l’empereur du Saint Empire Romain Germanique, Conrad IV de Hohenstaufen fut roi titulaire de Jérusalem, au XIIIe siècle. Il était à craindre que la débâcle de la décolonisation, après la Seconde Guerre Mondiale, compromît l’avenir de la Palestine, dès lors que les puissances concernées, la France et l’Angleterre, étaient également impliquées au Proche Orient. Il peut certes sembler surréaliste de parler d’un mandat allemand sur la Palestine quand on sait ce qu’il advint dans les années Trente, avec les nazis. Mais les nazis n’auraient eu alors aucun mal à se débarrasser de leurs Juifs en les installant en Palestine - tant il est vrai que sionisme et antisémitisme font bon ménage - ce qu’ils ne purent obtenir des Britanniques, évitant ainsi la solution finale qui ne fut décidée que bien plus tard. On voit à quel point les dissensions européennes ont compromis le sort des Juifs tant sur le continent européen qu’en Palestine et à quel point les politiques arabo-musulmans ont su jouer, en mélangeant délibérément les modèles, la carte de l’anticolonialisme, exploitant une mauvaise conscience, pour saborder et dénaturer le projet palestinien qui se situait dans une toute autre logique, celle non pas d’un empiétement en dehors de la sphère civilisationnelle occidentalo-chrétienne mais dans son renforcement face à la sphère civilisationnelle arabo-musulmane.

   Les interventions en Irak ont été bien évidemment une ingérence du monde occidental dans la sphère géographique arabo-musulmane et tout parallèle avec la situation en Israël serait regrettable car, bien que les deux régions soient relativement proches l’une de l’autre, l’Occident judéo-chrétien (en l’occurrence Américains et Britanniques, en 2003) n’a aucune légitimité à intervenir au coeur du monde arabe, entre le Tigre et l’Euphrate (Mésopotamie), alors qu’il a des droits bien établis de le faire à l’Ouest du Jourdain. Là encore, un amalgame risque de se faire, comme pour le colonialisme (cf. supra) d’autant que les Américains, intervenus et intervenant en Irak, dans des conditions critiquables, sont également derrière Israël. On peut se demander si la dernière guerre en Irak n’a pas été une sorte de compensation aux problèmes insolubles et frustrants de guerilla rencontrés avec les Palestiniens, en s’appuyant d’ailleurs sur des prétextes fallacieux. On voit que le problème palestinien constitue un danger pour le monde arabe, puisqu’il justifie peu ou prou une telle intervention - Sadam Hussein n’aidait-il pas les “terroristes” ? - il serait donc bon qu’une solution fût trouvée en Palestine qui permît aux Arabes qui s’y trouvent, en adoptant un profil bas, de vivre dans la paix en sachant qu’ils vivent de l’autre côté de la frontière civilisationnelle, avec les avantages et les inconvénients qui en découlent et cela vaut en France, en ce qui concerne leurs frères maghrébins. D’ailleurs, si le monde arabe comportait, lui aussi, son lot d’immigrés venus y vivre, nul doute qu’il prendrait mieux la mesure de la situation.

Jacques Halbronn
Paris, le 3 mai 2004

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Anthropologie de la Guerre Sainte : le fruit défendu

    Nous avons, dans les précédents volets, insisté sur l’appartenance géopolitique de la Palestine au monde chrétien et non pas au monde arabe. On conçoit que ce point soit déterminant pour la crise relevant de cette région. On s’accordera d’emblée sur un point : à savoir que la présence d’une certaine population en une certaine région ne suffit nullement à asseoir sa légitimité, à moins évidemment que l’on manque dramatiquement de tout repère géopolitique, ce qui semble d’ailleurs bien être le cas. C’est comme si du fait d’un emprunt, d’une immigration, d’une conquête, l’on pouvait s’approprier tel territoire. Il est temps de fixer certaines frontières et de s’y tenir, tout en tolérant un certaine mouvement de population. Que des arabes puissent demeurer hors de leur sphère civilisationnelle est acceptable dès lors que cela ne prête pas à confusion.

   Selon quel raisonnement nous affirme-t-on que la Palestine appartient au monde arabe - et on peut supposer que cela vaut, a priori, pour tout ce qui se trouve entre le Jourdain et la Méditerranée ? On vient de dire que la présence d’Arabes en Palestine, à telle date, ne saurait être un argument suffisant. On sait que l’intérêt que les Musulmans accordaient à la Palestine était largement du à ce qu’il s’agissait du berceau du christianisme et du théâtre de bien des événements bibliques. Ce n’est d’ailleurs sans doute point par hasard que l’on édifia des mosquées sur le Mont du Temple, à Jérusalem.

   Mais que l’on y songe : dans quelle direction le christianisme essaima-t-il : vers l’Ouest ou vers l’Est ? Si la Palestine avait appartenu au monde arabe, le monde arabe n’aurait-il pas été christianisé ? Et inversement, pourquoi l’Occident aurait-il été christianisé si l’origine de la religion Chrétienne s’était trouvée hors de sa sphère civilisationnelle ? Selon nous, si le christianisme a “envahi” les pays du Couchant (Ouest) et non pas ceux du Levant (Est), c’est parce que c’était bien là sa zone naturelle de rayonnement. Force est de constater que l’Islam et la Chrétienté constituent des sphères civilisationnelles bien distinctes. La Méditerranée n’est pas une mer arabe, elle constitue tout au plus une frontière. Certes, l’Histoire de l’Islam est-elle celle du Djihad, il faut inlassablement miner et réduire les frontières de ce qui n’est pas encore passé sous le joug de l’Islam. De deux choses l’une, ou bien la terre convoitée comporte déjà des Musulmans et c’est un excellent argument pour intervenir et la stratégie des implantations juives en Cisjordanie et à Gaza s’apparente de façon frappante à un modus operandi musulman, sauf qu’il n’est pas tout à fait certain que les Israéliens l’envisagent de la même façon ; en tout cas cela fait écho chez les Arabes car ils connaissent la musique. Ou bien cette terre est vide de Musulmans, et elle n’en est pas moins une terre de conquête, de mission, dès lors que le sort des armes le permet. L’erreur des Occidentaux à la fin de la Première Guerre Mondiale est d’avoir oublié que toute terre où résident des Musulmans est à plus ou moins long terme menacée, quand bien même le pouvoir ne serait pas aux mains des Musulmans; ce n’est alors que partie remise.

   Nous avons montré que l’on pouvait recourir à toutes sortes de grilles ; cela ne signifie pas pour autant que celles-ci s’équivalent. Il en est que ne recoupent le domaine étudié qu’accessoirement et ponctuellement alors que d’autres s’articulent plus nettement sur la situation étudiée sans pour autant ne valoir que pour elle. Le moins en tout cas que l’on puisse faire, en l’occurrence, est bien de prendre conscience de l’existence de plusieurs éclairages. La plupart des acteurs peuvent en effet être appréhendés sous plusieurs dénominations lesquelles précisément les situent dans des grilles différentes : dire que celui-ci est arabe, musulman, maghrébin ou immigré n’a pas le même sens et pourtant une même personne peut correspondre à ces quatre qualificatifs, chaque qualificatif orientant autrement l’analyse et ne situant pas celle-ci au sein du même ensemble Il est parfois tentant d’insister sur telle appartenance aux dépens de telle autre, selon la convenance du moment. En fait, le modèle le plus approprié est bien celui qui résout certaines contradictions et certains paradoxes dont le maintien est le signe que l’on ne recourt pas au bon modèle.

   En fait, tout ne se passe-t-il pas comme si, de facto, les Maghrébins arguaient d’une exception culturelle qui les autoriserait à maintenir leur différence, à refuser toute réciprocité : accueille moi sur un pied d’égalité mais ne t’attends pas ce que je te rende la pareille ! On est dans une logique relationnelle complètement asymétrique qui ne fait sens que dans le cadre de la théorie des zones-frontières et c’est pourquoi le problème qui nous intéresse n’est pas celui des immigrés en général, pas celui des musulmans en général, pas celui des arabes en général, pas celui de la diversité religieuse en général, pas celui d’un antisémitisme englobant tous les peuples sémites, mais bien celui des Maghrébins et il est remarquable que cela ne soit pas le plus souvent présenté sous cette forme éclairante. On aurait donc à considérer non pas une islamophobie mais une maghrebophobie, non pas en prenant phobie dans le sens d’un rejet mais dans celui d’un questionnement.

   Plutôt que de tenter désespérément d’élaborer un modèle qui intègre tous les cas de figures posant des problèmes plus ou moins graves d’intégration, il nous semble bien plus raisonnable de considérer à part le cas maghrébin, faute de quoi on ne parviendrait qu’à une cote mal taillée. Il y a d’un côté le creuset laïque français et de l’autre la question des populations maghrébines. Distinguo d’autant plus heuristique et précieux qu’il contribue, par la même occasion, à mettre en perspective le problème des arabes palestiniens et israéliens, puisque selon nous les deux problèmes relèvent peu ou prou d’un même cas de figure, celui de la frontière entre Dar al Islam et Dar al Harb, lesquels, du point de vue musulman, ne relèvent pas d’une seule et même éthique: il y a des choses que l’on peut faire dans la sphère civilisationnelle non islamique (Dar al Harb, sphère de la Guerre) et que l’on ne peut faire au sein de la sphère civilisationnelle islamique (Dar al Islam) Est-ce que notamment l’affaire des bombes humaines appartient à ce qui peut se pratiquer dans le Dar al Islam ou bien est-elle un révélateur de ce que la Palestine n’appartient justement pas au Dar al Islam puisque deux poids deux mesures ?

   A quoi rime la partition, décrétée en 1947, de la Palestine en un Etat arabe et un Etat arabe ? La Palestine, nous semble-t-il, est une et indivisible. Si d’ailleurs, la Cisjordanie échappa au contrôle arabe en 1967, à l’issue de la Guerre des Six Jours, est-ce vraiment par hasard ? Voilà donc qu’en voulant s’emparer d’Israël, les pays du Dar Al Islam -Egypte, Syrie, Transjordanie, allaient perdre leur tête de pont de l’autre côté du Jourdain ! Pourquoi ne pas avoir accepté le statu quo ? C’est là que plusieurs grilles sont disponibles : il y a la version selon laquelle la Palestine appartenant au monde arabe, il fallait bien la revendiquer, la récupérer et l’autre version selon laquelle, comme au jeu de go, la Palestine apparaissait comme une proie facile dans le cadre d’une stratégie d’empiétement sur la sphère civilisationnelle chrétienne, dont il eut été dommage de se priver. Deux logiques en présence: celle d’un nationalisme se rebellant contre le colonialisme et celle d’un impérialisme arabe incorrigible. On voit qu’on a toujours deux fers au feu, qu’il y a un double langage comme pour la question maghrébine : séquelles du colonialisme français ou bien renaissance d’un mythe andalou, prenant pied sur le sud de l’Europe, du fait même de la présence assez massive d’immigrés musulmans. Il ne faudrait pas oublier que la notion de progrès, dans le monde arabe, se situe moins sur le plan technologique que sur celui de l’expansion territoriale, avec son corollaire de la razzia, du partage du butin, ce qui correspond, au vrai, à une forme de parasitisme institutionnalisé.

   L’idée de partage territorial, si à la mode de nos jours, est probablement une des pires idées jamais émises et l’on songe évidemment au Jugement de Salomon : la mère qui a perdu son fils préfère que l’enfant survivant soit coupé en deux ! Qu’importe en effet aux Arabes de voir charcuter un pays qui n’est pas le leur ? On ne peut pas à la fois revendiquer de se fondre dans la société française et d’exiger, en Palestine, la sécession des territoires à population arabe majoritaire, pourquoi pas, pendant qu’on y est, des “implantations” maghrébines dans certaines villes de France comme on parle d’implantations juives / israéliennes dans certaines villes palestiniennes comme Hébron ? Car ces populations maghrébines en France ne sont-elles pas repérables, plus ou moins localisées, maintenant leur spécificité, quitte à constituer des ghettos ?

   Selon nous, ce qui est excitant pour le monde arabe, c’est moins la défensive que l’offensive, dans le fait de conserver que dans le fait de s’emparer. Si la Palestine appartenait pleinement au monde arabe, elle ne serait pas un enjeu considérable car on se situerait alors dans une logique de dhimmitude, à savoir la tolérance envers le non musulman, minoritaire, qu’il ait ou non le pouvoir, dans le fait de relever d’un autre régime juridique, ce qui fut précisément le cas en Algérie. Les Musulmans ont montré qu’ils vivaient assez bien la présence de l’étranger dans le dar al Islam. En revanche, la perspective de mordre sur le dar al Harb a une connotation politico-religieuse beaucoup plus forte. Rappelons que la nationalisation du canal de Suez par Nasser, en 1956 fut vécue moins comme un geste défensif qu’offensif - une sorte de traversée de la Mer Rouge - et conduisit à un affrontement avec les armées française, anglaise et israélienne. C’était en fait le premier pas non pas tant d’une (re)conquéte - au sens de reconquista - d’un territoire arabe mais d’une nouvelle tentative de conquérir cette zone frontière, l’étape suivante étant envisagée pour un peu plus tard, ce qui fut tenté, de façon assez catastrophique, en 1967. Mais dès que cette reconquête eut échoué, les Arabes jouèrent une nouvelle carte, de type victimaire, moins glorieuse, prenant le monde à témoin des plaies dont ils étaient frappés. On est frappé de constater à quel point, certains parviennent ainsi à changer de rôle, de registre, à puiser des motivations contradictoires, non sans une certaine duplicité, ce qui risque de donner quelque peu le tournis.

   Nous avons donc décrit une véritable valse des modèles ; à tout moment, il s’agit d’opter pour le plus commode, le plus adéquat, tous les moyens étant bons pour paralyser les Infidèles, les piéger à leurs propres discours, faire de leur générosité - la laïcité - une faiblesse, une faute, quand on ne peut faire autrement, ce qui correspond à une période de trêve avec l’ennemi, prévue par l’Islam. Il est remarquable que la géopolitique occidentale ne soit pas parvenue à désamorcer certains discours ; il est peut-être encore temps ! On ne saurait en tout cas prendre la question maghrébine à la légère et il nous semble bien, en dépit de certaines apparences, que la question palestinienne soit du même acabit, il s’agit dans les deux cas de zones disputées depuis des siècles. Alors que l’Espagne a réussi à éloigner le péril arabe de son sol, en 1492, la France est allée en 1830 se mettre dans la gueule du loup, dans une colonisation aux allures de jihad laïque ; la guerre d’Algérie, du point de vue de la France, était une sorte d’empiétement sur la sphère civilisationnelle arabo-musulmane, avec ce goût de fruit défendu auquel elle eut du mal de se départir tout comme l’Allemagne fut plus valeureuse pour envahir l’Alsace, de l’autre côté du Rhin, que pour se protéger des envahisseurs. S’emparer, pour l’Allemagne et le pangermanisme, de l’Alsace, exemple on le sait si comparable, pour le panarabisme, à celui de la Palestine, relevait bel et bien de la Guerre Sainte et le but de guerre fut bel et bien en 1914 et en 1940, d’atteindre Paris, au coeur d’une autre sphère de culture, l’Alsace germanophone et pourtant liée depuis des siècles à la France, n’étant finalement qu’un prétexte. Nous ne pensons pas que si l’Alsace avait vraiment fait partie de la sphère allemande, elle eut excité autant les passions, outre Rhin. Les hommes sont ainsi faits.

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Stratégies d’intégration

    Les débats se multiplient en ce moment : citons quelques intitulés pour le seul mois de mai 2004 : “Laïcité, religion, démocratie : une opposition indépassable”, “Peut-on vivre mieux ensemble quand on est Juif, Chrétien, Musulman ou Athée ?”, “Cultures et spiritualités en un temps désorienté”, “Juifs et Musulmans. Une histoire partagée - un dialogue à construire”. Il nous semble, malheureusement, que le débat est souvent mal engagé, en ce qu’il cherche une solution unique à des problèmes distincts au lieu d’admettre que dans la pratique, plusieurs modèles sont susceptibles de s’entrecroiser et qu’il importe de les recenser. Ceux qui condamnent le jacobinisme sont contaminés par lui en ce que le jacobinisme, c’est avant tout la recherche du plus petit commun dénominateur.

   Il faudrait d’abord comprendre qu’une société, quelle qu’elle soit, a deux types de tension à gérer : internes et externes. Par internes, on entendra les problèmes qui se posent entre ses membres et par externes, ceux qui se posent avec des éléments étrangers vivant sur son sol, notamment du fait de l’immigration, ou du moins sur lesquels elle exerce un certain pouvoir, notamment du fait de la conquête. Or, il semble qu’ on voudrait traiter problèmes internes et externes par un seul et unique moyen ou remède comme si guerres civiles et guerres étrangères revenaient au même.

   C’est ainsi que l’intégration économique ne saurait être confondue avec l’intégration sociale, sinon à la marge. On sait que l’immigration est souvent liée au travail et que pour travailler, il n’est nullement indispensable de faire partie intégrante de la société concernée, du moins pour toute une série de tâches qui ne l’exigent que fort superficiellement. Dès lors, assimiler intégration économique et intégration sociale nous paraît parfaitement abusif. Et d’ailleurs, le problème se pose quand précisément on veut passer d’un type d’intégration à un autre, ce qui est le cas, nous semble-t-il de la population maghrébine. Que dans certains cas, on ne sache pas avec certitude à quelle catégorie appartient tel problème est une chose, que l’on nie l’existence de plusieurs catégories en est une autre mais pour éviter de se voir mis dans une catégorie jugée indésirable, certains n’hésitent pas à refuser toute idée de catégorie. C’est un peu comme casser le baromètre pour ne pas savoir quel temps il fait.

A - Résolution des problèmes internes

   Comment une société gère-t-elle ses tensions intestines, ses “guerres civiles” ? L’idée de laïcité nous semble s’inscrire dans ce cas de figure et non pas dans l’autre (cf. infra). La laïcité à la française est née en réaction aux guerres de religion et il est regrettable que dans les débats organisés, on ne fasse pas dialoguer Catholiques et Protestants mais que l’on se contente d’un représentant “chrétien”, ce qui est bien une façon de fausser le débat, de ne pas en cerner la genèse. La France, en effet, a énormément souffert de ses déchirements religieux, lesquels d’ailleurs produisaient éventuellement des interventions étrangères. Comme nous l’avons indiqué, dans d’autres textes, la laïcité n’a pas vocation à gérer le problème des rapports avec les immigrés ou les étrangers colonisés, et si la laïcité peut être décrite comme un vecteur d’intégration, cela ne saurait l’être que dans certaines limites et sous certaines conditions.

   Prenons le cas d’un régime comme le R. M. I. (Revenu Minimum d’Insertion). Là encore, nous pensons que la première raison d’être de ce régime est de calmer les tensions sociales existant au sein de la population française stricto sensu. On admettra que les tensions religieuses et sociales doivent être gérées prioritairement, ou en tout cas, par des moyens spécifiques, au sein d’un corps social par ailleurs homogène. Il s’agit là avant tout, de la sorte, de réconcilier les divers éléments d’une société, partageant une culture, une langue, une histoire commune et non pas d’intégrer des éléments étrangers.

B - Résolution des problèmes externes

   A ces tensions viennent s’en ajouter d’autres qui exigent d’autres solutions et qui sont d’une autre portée. La population maghrébine relève de ce groupe et non point du précédent. Le cas de figure est inverse: il ne s’agit plus de réguler ce qui pourrait menacer la cohésion sociale mais de contribuer à compenser une étrangeté plus ou moins radicale par quelques facteurs d’intégration minimale. Que l’on en soit venu à confondre ces deux processus en dit long, nous semble-t-il, sur la perversion du langage.

   Il faut bien comprendre, en effet, que l’intégration des éléments externes a ses limites et qu’aucune société ne dispose d’une baguette magique pour transformer des étrangers en nationaux, et ce malgré les prétentions régaliennes du Droit, de la Loi à contourner, à forcer, le cours normal des choses. Un étranger intégré en France reste, au niveau individuel, un étranger en France, c’est à dire qu’il se distingue d’un étranger intégré en Angleterre ou en Allemagne, par une certaine familiarité avec certaines pratiques françaises. Ni plus, ni moins.

   En ne voulant pas comprendre l’existence d’un tel clivage, celui d’une société à deux vitesses, où va-t-on ? On en arrive à torturer, à tordre, le concept de laïcité pour lui faire dire ce qu’il ne dit pas et finalement cela aboutit à une laïcité caricaturale, repoussoir, contraignante, qui s’en prend aux signes religieux ostensibles ou visibles, quels qu’ils soient, tant chrétiens que musulmans. Or, sous le nom de musulmans, on désigne, selon une sorte d’euphémisme, en réalité des étrangers, immigrés ou issus d’une immigration récente, et notamment des maghrébins, soit une question qui dépasse très largement le seul problème de la différence confessionnelle et s’inscrit dans le cadre de ce que nous avons appelé les zones-frontières.

   Au nom d’une volonté d’assimilation, nous le disions, on veut tout embrouiller, neutraliser les anticorps sociaux. On nous dit que de toute façon, dans l’absolu, tout le monde a bien un jour ou l’autre immigré en France et qu’un peu plus, un peu moins, cela revient au même. Il y a là une sorte de poison sémantique que l’on s’ingénie à répandre dans le corps social français. Certes, on l’a vu, la société française se défend-elle, à coup de lois, de circulaires mais le remède risque bien d’être pire que le mal du fait que le diagnostic n’est pas le bon. Ce n’est pas au niveau religieux que le bât blesse mais bien au niveau culturel : les Maghrébins appartenant à une autre sphère civilisationnelle et ne respectant pas les mêmes valeurs, n’ayant pas les mêmes repères. A vouloir refuser l’idée d’une société à deux niveaux (cf. supra), on propose des solutions impratiquables et qui conduisent à terme au communautarisme, par réaction et comme un moindre mal. La société française risque fort d’y perdre son âme et il est remarquable que nombre de ceux qui se penchent sur elle, non sans une certaine désinvolture, et passent à côté du vrai problème, ne soient pas Français de souche, ce qui les mettrait eux-mêmes en cause, quelque part. Il conviendrait que le débat s’établît avant tout au sein de la société française stricto sensu avant de s’ouvrir à des ressortissants de pays étrangers, quelle que soit d’ailleurs leur religion, musulmane, juive ou autre, l’appartenance religieuse n’étant pas assimilable à l’appartenance nationale. Ce n’est pas parce que les Juifs français ont été émancipés en 1791 que tous les Juifs du monde sont ipso facto assimilables en France et notamment ceux qui sont issus du monde arabo-musulman - y compris ottoman - autre sphère civilisationnelle. Les problèmes propres à la société française ne sont pas stricto sensu d’ordre religieux ; ils ne sont de cet ordre que parce qu’on juge bon de les poser en ces termes et parce que la laïcité considère comme légitimes les clivages religieux tout en leur accordant, en principe, un statut mineur au sein de la société française. D’ailleurs, quand on réfléchir sur l’Islam, ne peut-on pas dire que cette religion n’est-elle-même que l’expression, le révélateur, de données socioculturelles ? Si l’on parle d’Orient et d’Occident, bien au delà du critère strictement astronomique de levant et de couchant - ce n’est pas non plus par hasard, mais bien pour souligner une frontière, une barrière fondamentale. Si l’on désigne la présence occidentale en Orient comme étant de l’ordre d’une colonisation - les pays du Maghreb ont longtemps été désignés sous le nom de “colonies” - et non d’une conquête, comme c’est le cas pour l’invasion d’un pays occidental par un autre, c’est bien parce que cela fait ressortir la différence entre les activités se déroulant au sein de la sphère civilisationnelle occidentale et celles se déroulant au dehors de celle-ci. Il est remarquable que dans le dictionnaire Larousse, on trouve “colonial : personne qui a vécu aux colonies” alors qu’il n’y a pas de définition dans le dit dictionnaire de ce qu’il faut entendre par là ! Les populations maghrébines en France - et ce bien que le terme maghreb désigne en arabe ce qui est à l’ouest - constituent une enclave orientale en Occident.

   Un autre paramètre de l’intégration, trop souvent négligé, de nos jours, est celui des mariages mixtes. Il faudrait se demander la proportion de Musulmans qui ont épousé des non Musulmans. Or, une des justifications, à travers les siècles, de la présence d’étrangers est liée à la procréation en compagnie d’éléments autochtones. Rien à voir donc avec le remembrement familial encouragé en France, notamment depuis les années Soixante-Dix, et qui n’a pu que ralentir l’intégration des Musulmans, sans compter la création d’un habitat spécifique assez peu réussi.23 Il eut été souhaitable, d’ailleurs, d’entrée de jeu, de n’accepter que des travailleurs célibataires, non mariés. C’est ainsi que le passage de l'intégration économique à l’intégration sociale nous semble avoir été assez défectueux.

   En conclusion, l’Islam pose problème pour les Juifs, tant en Israël qu’en France. Nous avons déjà dénoncé le parallèle entre question juive et question palestinienne. Pour un Juif de France, s’intéresser à Israël - “Foyer Juif” selon la Déclaration Balfour - c’est se préoccuper des conditions de la survie des Juifs dans le monde. Pour un arabe en France, la question palestinienne ne touche nullement un tel enjeu, elle ne concerne que le fait d’un Etat arabe de plus ou de moins, à moins de s’amuser à opposer peuple juif et peuple palestinien, ce qui relève carrément d’un abus de langage, ce qui correspondrait, selon nous, à une certaine forme de judéophobie, consistant à nier la spécificité du phénomène juif dans le monde, assimilant Israël à un pays comme les autres et les diasporas juives à des minorités comme les autres. Ainsi, qui contesterait que la présence musulmane, “sémitique”, en France ne déstabilise les Juifs de France et ne les amène, pour le moins, à repenser les modalités de leur propre “intégration” ? Il semble bien, cependant, que les dirigeants juifs soient très fréquemment tombés dans les pièges qu’on leur a tendus et qu’ils se sont d’ailleurs aussi tendu à eux-mêmes, encourageant ainsi les amalgames les plus fâcheux.

Jacques Halbronn
Paris, le 8 mai 2004

Bibliographie

      - Bat Ye'or : Le Dhimmi. Profil de l’opprimé en Orient et en Afrique du Nord depuis la conquête arabe, Paris, Ed. Anthropose, 1980.
      - Bat Ye'or : Les Chrétiens d’Orient entre Jihad et dhimmitude, Paris, Ed. du Cerf, 1991.
      - Bat Ye'or : Juifs et Chrétiens sous l’Islam. Les dhimmis face au défi intégriste, Paris, Berg International, 1994.

Notes

1 Cf. notre texte “Eloge des automatismes” in A. Kieser, A. Rose, J. Halbronn, Eloges de la souffrance, de l’erreur et du péché, Paris, Ed. Lierre & Coudrier, 1990. Retour

2 Cf. E. Benbassa et J. C. Attias, Les Juifs ont-ils un avenir, Paris, Hachette, Reed. 2002. Retour

3 Cf. R. Misrahi, “Pour un messianisme laïque”, Un juif laïque en France, op cit, pp. 301 et seq. Retour

4 Cf. R. Misrahi, “Sionisme : création et défense d’un nouvel Etat Juif”, in Un Juif laïque en France, op. cit., pp. 143-144. Retour

5 Cf. “Sartre et les Juifs : une histoire très étonnante“, Un Juif Laic en France, op. cit, p. 268. Retour

6 Cf. nos précédentes études sur Encyclopaedia Hermetica, rubrique Judaica. Retour

7 Cf. Le sionisme et ses avatars au tournant du XXe siècle, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002. Retour

8 Cf. “Pour un messianisme laïque”, op. cit., pp. 307 et seq. Retour

9 Cf. Vincent Viet, Histoire des Français venus d’ailleurs, de 1850 à nos jours, Paris, Perrin, 2004. Retour

10 Cf. notre article sur “La crise actuelle du langage: l’aveugle et le paralytique” sur Encyclopaedia Hermetica. Retour

11 Cf. “Psychanalyse de l’étranger”, www.Hommes-et-faits.com. Retour

12 Cf. notre étude sur “la contamination de l’influence du français sur l’anglais”, rubrique Gallica, sur Encyclopaedia Hermetica. Retour

13 Cf. notre étude “L’aveugle et le paralytique”, op. cit. Retour

14 Cf. nos travaux en astrologie mondiale, sur Encyclopaedia Hermetica. Retour

15 Cf. Le sionisme et ses avatars au tournant du XXe siècle, Feyzin, Ramkat, 2002. Retour

16 Cf. notre article sur le Site Cerij.org “Faut-il cautionner l’incurie ?” et sur www.Hommes-et-faits.com. Retour

17 Cf. R. Fauroux et Hanifa Chérifi, Nous sommes tous des immigrés, Paris, Laffont, 2003. Retour

18 Cf. nos études sur les plans de partage, sur le Site Encyclopaedia Hermetica, rubrique Palestinica. Retour

19 Cf. Le sionisme et ses avatars, au tournant du XXe siècle, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002. Retour

20 Cf. la Guerre de Troie, célébrée actuellement par un film, Troy. Retour

21 Cf. notre ouvrage, Le sionisme et ses avatars au tournant du XXe siècle, op. cit. Retour

22 Cf. H. Barrada et G. Sitbon, L’Arabe & le Juif. Dialogue de guerre, Paris, Plon, 2004. Retour

23 Cf. J. L. Brunin, L’Islam, op. cit., pp. 97 et seq. Retour



 

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