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Editions RAMKAT




PALESTINICA

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La question linguistique en Israël

par Jacques Halbronn

    La façon dont tant de juifs, de nos jours, traitent l’hébreu nous semble assez significative. Elle est au coeur du mythe d’une culture proprement juive et s’opposerait, en quelque sorte, au yiddish, un judéo-allemand qui symboliserait une errance diasporique. En ce qui nous concerne, le yiddish est plus caractéristique de la présence juive au monde que ne l’est l’hébreu, bien que nous parlions l’hébreu et pas le yiddish, ce qui nous confère un semblant d’objectivité. On pourrait probablement en dire de même pour le judéo-espagnol et le judéo-arabe.

   Herzl (1860 - 1904) n’avait guère investi dans l’hébreu, à la différence de son adversaire dans le milieu sioniste, Achad Haham (1856 - 1927) et d’ailleurs pas davantage dans les judéo-langues : il est vrai que le yiddish, à son époque, se pratiquait surtout chez les juifs vivant dans le monde slave - et non à Vienne ni à Berlin - ce qui peut paraître paradoxal, tout comme d’ailleurs le judéo-espagnol se pratiquait surtout dans les pays sous domination turque.

   Wladimir Jabotinsky (1880 - 1940), le père de ce qu’on appelle le sionisme révisionniste, était, dans les années 1920, en faveur d’une latinisation de l’hébreu, c’est-à-dire d’un changement d’alphabet1, ce qui aurait certainement facilité l’intégration linguistique des nouveaux émigrants, dans un pays dont la vocation affichée était l’accueil de ces étrangers les uns aux autres qu’étaient les juifs, issus de régions aussi diverses. Ce point de vue ne s’imposa pas, comme on le sait.

   En ce début du XXIe siècle, quelle est donc la situation de l’hébreu parmi les Juifs et quel est son avenir ? En France, le niveau de connaissance de l’hébreu dans la population juive reste des plus médiocres, même si, du fait même de l’existence de l’Etat d’Israël, nombreux sont ceux qui l’ont appris sur place et ne se contentent pas de déchiffrer quelques lignes sans comprendre, y compris et surtout chez les juifs religieux. Mais une grande majorité des 500.000 juifs vivant en France seraient bien incapables de s’exprimer à peu près couramment en hébreu, ce en quoi ils se distinguent des immigrés maghrébins dans leur rapport à cette autre langue sémitique qu’est l’arabe. En fait, ce qui caractérise les langues sémitiques2, c’est qu’il vaut mieux d’abord les parler avant de les lire ou de les écrire et ce, en raison, de l’absence des voyelles, lesquelles ne sont indiquées - rajoutées - qu’exceptionnellement. Ce qui ne peut se produire que dans un milieu hébraïsant. Si l’hébreu avait été latinisé, il en serait autrement et l’obstacle de l’alphabet n’existant plus, on ne se contenterait pas de ce seul - bien piètre - bagage, qui plus est, insuffisant, pour déchiffrer la plupart des textes de la vie quotidienne, dans la rue israélienne.

   En Israël, l’hébreu reste une langue mal parlée, si on compare son cas avec celui du français. Seule une élite la maîtrise parfaitement et a accès à sa littérature. Une grande partie de la population s’exprime régulièrement en une autre langue, qui lui est plus familière en ne recourt à l’hébreu qu’en cas de nécessité et comme un pis aller. C’est particulièrement frappant pour les russophones.

   En réalité, l’arabe aurait pu aussi bien être la langue parlée par les Juifs en Israël. C’est la première et seule fois, dans leur Histoire, où les Juifs se sont mis à parler une langue qui n’était ni la langue de la population locale, ni celle qu’ils parlaient précédemment, à moins de jouer sur les mots.

   Ce cas de figure s’est bel et bien présenté dans les premières années du Yishouv - terme sous lequel on désigne l’établissement des juifs en Palestine, avant la création de l’Etat d’Israël en 1947 / 1948. Les cultures vinicoles, chères au baron Edmond de Rotschild, exigeaient un main d’oeuvre importante et on fit largement appel aux arabes, avec lesquels il fallait bien entendu converser.3 Cela aurait donc pu conduire au schéma classique de l’installation des Juifs en quelque lieu que ce soit.

   L’émergence de l’hébreu allait constituer une exception : langue qui n’était donc ni celle parlée par les juifs immigrés, souvent yidishisants quand ils venaient - comme c’était le cas pour la plupart pendant la première moitié du XXe siècle - d’Europe Orientale (Russie, Pologne) ni par les populations d’accueil arabophones. En revanche, lors de l’arrivée de Juifs d’Afrique du Nord, dans les années Cinquante / Soixante, il s’agissait bien de populations plus ou moins arabophones, même si le français leur était familier. Mais à cette époque, l’hébreu était perçu comme indétronable et même les arabes israéliens s’étaient mis à l’hébreu, bien que les deux langues, l’hébreu et l’arabe étaient considérées, officiellement, comme “nationales”, comme l’atteste encore de nos jours les panneaux des rues, rédigés dans les deux langues et dans les deux alphabets, avec souvent, en outre, le texte en caractères latins. Au lendemain de la Guerre des Six Jours (1967), Israël eut à gérer, à administrer, une nouvelle population arabophone, en Cisjordanie et à Gaza et les occasions de s’entretenir en arabe s’accrurent, notamment lors de pourparlers et de négociations, au cours des 35 années qui suivirent.

   On pourrait certes considérer l’hébreu comme un dialecte arabe, parmi tant d’autres, comme de l’arabe judaïsé, mais les deux langues, au cours des siècles, ont tout de même singulièrement divergé, au moins autant qu’entre le français et l’italien (toscan). En revanche, il est vrai que l’apprentissage de l’arabe à partir de l’hébreu s’avère relativement aisé.

   Le nombre d’israéliens, en ce début de XXIe siècle, qui actuellement peuvent communiquer en arabe est relativement faible et la formation scolaire en ce domaine laisse à désirer. Il est, probablement, aussi faible, proportionnellement, que le nombre de juifs, dans le monde, capables de s’exprimer normalement en hébreu. L’afflux massif de russophones, à partir des années Soixante-dix n’aura rien arrangé à cette faiblesse de l’arabophonie juive.

   Il semble bien, rétrospectivement, que le sionisme se soit finalement construit, sur place, sur un refus de l’arabe et sur une priorité accordée à l’hébreu moderne, cher à Eliezer Ben Yehouda.(1858 - 1922), né Perelman. Hébreu moderne qui, de surcroît, était une langue en partie à inventer et qui, d’ailleurs, allait, au fil du temps, procéder à de nombreux emprunts à des langues européennes.

   Actuellement, la situation est des plus confuses : l’hébreu est en perte de vitesse, il n’a plus qu’une fonction résiduelle et ne sert le plus souvent qu’à un niveau primaire, outre bien entendu son rôle sur le plan religieux, lequel n’implique guère qu’une minorité de la population juive en Israël. Nombre de religieux s’expriment d’ailleurs en yiddish, dans leurs activités séculières. De forts noyaux perdurent et notamment en ce qui concerne la population issue de l’ex URSS, laquelle a sa propre presse, ses media, son parti politique (Israel baAlya) et cela entraîne d’autres communautés à faire de même, d’où une assez faible mixité entre elles, en raison précisément du facteur linguistique.

   Aussi étrange que cela puisse paraître, au premier chef, Israël se révèle comme un excellent terrain pour l’étude de l’immigration même si on lui préfère le terme d’Ascension (en hébreu Alya, en anglais Ascent).

   Il est assez évident que toute personne préfère s’exprimer dans la langue dont elle a la meilleure maîtrise et qu’elle y revient à la première occasion, sous le moindre prétexte. C’est ce que l’on pourrait appeler, dans notre vocabulaire, une pulsion de mort4, c’est-à-dire un tropisme vers ce qui est automatique, ce qui est déjà bien assimilé, bref vers le passé. C’est là que nous avons la perception la plus aiguë, les repères les plus sûrs dans notre rapport à l’autre. Car, a priori, on ne parle pas une langue tout seul, ce sont des automatismes partagés à la différence de nombre d’entre eux qui peuvent se pratiquer sur un mode solitaire. Il faut donc une complicité. Car à quoi bon parler une langue qu’autrui ne comprend pas ou comprend mal et dans lequel il s’exprime péniblement ? C’est tout le problème de l’hébreu en Israël : ceux qui le parlent bien vont devoir également rechercher la compagnie de ceux qui ont le même niveau qu’eux.

   Certes, quand la communication est médiocre quant à son contenu, purement factuel, quand on s’écoute d’une oreille distraite, quand le rythme est lent, on peut se débrouiller, dans un groupe, avec une langue comme l’hébreu, mais quand il y a une plus grande exigence, quand il faut vraiment communiquer, le besoin se fait sentir de se retrouver entre personnes s’entretenant, de préférence, dans leur langue maternelle. Ne parlons pas de communication écrite en hébreu car le fossé y est encore plus grand, étant donné que nombre d’assez bons hébréophones, à l’oral, ne sont pas en mesure de lire avec aisance des textes en hébreu, que cela leur prend trop de temps et que la langue écrite a un vocabulaire plus riche qui souvent leur échappe, ce qui est particulièrement ennuyeux dans les langues qui ne recourent pas, en principe, à la vocalisation (usage des voyelles). On pense en particulier au développement de l’Internet qui fait ressortir ce clivage, à l’écrit, entre hébréophones de niveaux différents et qui n’arrange pas les choses.

   L’hébreu, en Israël, semble donc conduire à une impasse. Certes, fallait-il une langue commune à tous ces immigrés, aux origines si diverses. En France, où le phénomène est assez comparable, c’est bien entendu le français qui aura servi de ciment et c’est toujours ce qui s’est passé quand il y a eu des migrations juives, quand elles n’avaient pas une origine unique, comme ce fut le cas lors de l’Expulsion des Juifs d’Espagne qui emportèrent avec eux le judéo-espagnol (et son expression liturgique, le ladino). Autrement dit, les précédentes migrations avaient profité de la présence majoritaire de non juifs pour trouver à terme leur homogénéité. Or, en Israël, - fait tout à fait nouveau dans l’Histoire des Juifs - la population non juive et non hébréophone a un statut déprécié et ne peut apparemment pas jouer un tel rôle unificateur au profit de la population juive, tel n’est pas un des moindres paradoxes de la situation.

   Si l’arabe jouait le rôle qu’il aurait pu / du jouer, la maîtrise de l’arabe se serait imposée plus vite que ce ne fut le cas pour l’hébreu. Car à quoi sert présentement l’hébreu ? Il ne sert pas à communiquer avec les populations non juives locales, encore que certaines le parlent. Il ne sert pas davantage à communiquer entre Juifs car chacun peut se débrouiller pour fréquenter essentiellement des personnes parlant le même “non-hébreu” que soi. L’hébreu est tout au plus la langue de l’Etat Hébreu, la langue de l’administration encore que l’on trouve fréquemment des traductions en russe, dans de nombreux établissements et nombreux sont ceux qui apprennent le russe pour mieux communiquer avec une population qui a constitué plus des trois quarts de la Alya, au cours des trente dernières années. Le russe est, en quelque sorte, devenu la langue du nouvel immigrant. Il y a une dizaine d’années, nous nous étions rendu à un week end organisé à l’intention de nouveaux immigrants et nous avions été frappés par le fait que nombreuses interventions avaient été données en russe et non en hébreu. L’hébreu aura été sacrifié, du moins pour certains de ses attributs, sur l’autel de l’Alya russophone, ce qui n’aurait pas été le cas si celle-ci avait été plus diversifiée et si donc l’hébreu avait été le commun dénominateur entre nouveaux immigrants. Mais tel ne fut pas le cas comme cela l’était encore au lendemain de la Guerre des Six Jours.

   Depuis trente-cinq ans, Israël aura connu deux défis démographiques : d’une part l’annexion d’une population arabophone, de l’autre l’immigration d’une population russophone.

   On nous dira que nous sommes pessimistes, que les juifs d’Afrique du Nord se sont intégrés alors qu’ils avaient constitué, en leur temps, eux aussi, une Alya relativement massive. Le problème de l’Alya russophone est qu’elle se déroula en deux temps, sans parler bien entendu de la troisième Alya (1919 - 1923), bien avant la création de l’Etat d’Israël. Dans un premier temps, les juifs russes qui arrivèrent, dans les années Soixante-dix, au lendemain de la Guerre du Kippour, firent un certain effort pour s’hébraïser. Mais quand une nouvelle vague survint, dans les années Quatre Vingt Dix, à la suite de la dislocation de l’URSS, la première vague fit tampon et au lieu d’hébraïser la nouvelle, elle tendit plutôt à se re-russifier.

Jacques Halbronn
Paris, le 8 mars 2003

Notes

1 Cf. B. Avishai, The Tragedy of Zionism, New York, Helios, 2002, p. 127. Retour

2 Cf. nos travaux en linguistique, sur l’ergonomie des langues, sur le Site Faculte-anthropologie.fr. Retour

3 Cf. B. Avishai, The Tragedy of Zionism, opus cité, p. 31. Retour

4 Cf. nos travaux sur ce sujet. Retour



 

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