Les pronostications d'un bourgeois salonnais
(1549 - 1554)

   D ès son retour d’Italie, Nostradamus va faire paraître ses célèbres almanachs et pronostications en vers et en prose. Malheureusement, tous ces ouvrages, jusqu’à 1554, ne sont pas parvenus jusqu’à nous. Cependant, on en trouve de nombreux extraits dans le premier chapitre du manuscrit intitulé : Recueil des présages prosaïques de M. Michel de Nostredame, colligé par Jean-Aimé de Chavigny en 1589, et récemment publié par Bernard Chevignard, ainsi que dans trois autres des ouvrages imprimés du disciple de Nostradamus : La première Face du Janus François, en 1594, les Commentaires sur les Centuries, en 1596 et Les Pléiades, en 1603.

    Les « prognostications », qui formaient la plus grande partie des « almanachs » au XVIe siècle, était des livrets contenant des pronostics en prose.

   Ces pronostications étaient très populaires. Les colporteurs les vendaient aux foires et elles se répandaient auprès d’un public important. Ces vieux livrets, tirés à grand nombre, se détruisaient vite, car on les soignait peu, et durant des siècles, les bibliophiles n’ont pas songé à les conserver.

   Ce que nous nommons aujourd’hui almanach n’était originellement qu’un simple calendrier donnant les mois et les jours de l’année, auxquels on ajouta les fêtes de l’église, puis vers la fin du XIVe siècle, des Prononciations astrologiques commencèrent à paraître annuellement.

   Nostradamus rédigeait généralement ses pronostications au printemps de l’année précédant celle de leur publication. Quant aux privilèges d’imprimer, ils étaient souvent accordés à l’automne et précédaient de peu la publication. Les libraires profitaient souvent de la traditionnelle foire lyonnaise, début novembre, pour lancer ces brochures sur le marché.

   Nostradamus publia sa première pronostication en 1549 et fit paraître des brochures de ce genre chaque année jusqu’à sa mort, pendant dix-sept ans. Cependant, les outrages du temps n’ont fait parvenir jusqu’à nous qu’un petit nombre de ces almanachs, le premier en date étant une Pronostication pour l’an 1555.

   Au milieu du XVIe siècle, l’almanach n’était donc pas une nouveauté. Rabelais, après avoir publié sous le pseudonyme de Maître Alcofribas Nasier (anagramme de François Rabelais) son Pantagruel (Lyon, 1532), en profita, vu le succès de l’ouvrage, pour lancer au début de 1533, un almanach bouffon, la Pantagrueline Pronostication.

   Cependant, Michel Nostradamus innovera dans ce domaine, et à partir de 1555, pour chaque mois de son almanach, on trouvera un quatrain décasyllabique devant annoncer un événement marquant. On a rassemblé par la suite la majorité de ces quatrains, qui formeront les Présages. Nous devons à Jean-Aimé de Chavigny la transmission de la quasi totalité de ces quatrains-présages.

   Les almanachs et pronostications de Nostradamus eurent un tel succès que Nostradamus les multipliera chaque année, provoquant même de nombreuses contrefaçons.

   Aucun exemplaire de sa première Pronostication pour l’an 1550 ne nous est parvenu, mais des extraits ont heureusement été religieusement conservés par Chavigny.

   Nous ne savons pas si Nostradamus publia une Pronostication pour l’an 1551. Toujours est-il que même Chavigny n’a pu s'en procurer un exemplaire.

   Dans son Recueil de présages prosaïque et dans son Janus François, Chavigny cite des passages tirés des Présages pour l’an 1552, dont aucun exemplaire n’est parvenu jusqu’à nous. Bernard Chevignard a montré que plusieurs présages nostradamiens de cette pronostication se retrouvent, avec de légères variantes, dans la Vraye prognostication nouvelle, composée par maistre Claude Fabri... pour l’an 1552. Le cas n’est certainement pas isolé. Cependant, nous ne pouvons pas dire lequel copia l’autre.

   Devant le succès de ces brochures et de leurs copies, il semble que Nostradamus commença à rédiger, dès 1552, deux pronostications pour l’année à venir.

   Par ailleurs, c’est en 1552 que Nostradamus rédige enfin les fruits de ses longues recherches chez les apothicaires, soit plus de trente années, consacré à l’art « d’embellir la face » et à celui de fabriquer des confitures. De tous temps, les « produits de beauté », comme nous disons aujourd’hui, ont intéressé beaucoup de gens, ainsi que les recettes de confitures.

   On a jugé plus remarquable la compétence que l’ouvrage manifeste que son style. Nostradamus parlait sans doute mieux latin ou provençal que français. De toutes les façons, les phrases mal bâties et les tournures incorrectes dont il use, tiennent plus de sa liberté de poète et écrivain que de son incompétence à écrire dans un français « irréprochable », compte-tenu de son époque. D’ailleurs, cela ouvre de singulières perspectives sur la compréhension des vers « prophétiques » des Centuries. Le Traité des Fardements et Confitures eut cependant du succès, car il fut réimprimé dès 1555 (plusieurs fois par la suite : 1556, 1557, 1567, 1572, etc.)

   L’ouvrage contraste remarquablement avec les Centuries qui seront publiées trois ans plus tard, et dont le style sera cette fois sibyllin, sombre et inquiétant.

   Dès les premières années de son installation à Salon-de-Provence, au moins jusqu’en 1552, date de rédaction du Traité des Fardements, Nostradamus se plaint de vivre « entre bestes brutes et gens barbares... ennemys mortelz de bonnes lettres et de memorable erudition ». Cependant, dès l’année suivante, et surtout après le voyage à la Cour (1555) et la visite de la reine Catherine de Médicis (1564), Nostradamus changea, sinon sa perception des choses, pour le moins le comportement de ses contemporains.

   Ainsi, en 1553, année de naissance de son premier fils César, notre médecin-astrophile jouissait à Salon d’une considération importante.

   Les autorités de la ville lui demandait son avis quant il s’agissait, par exemple, d'adresser un compliment à un grand personnage du royaume, ou même pour des problèmes purement administratifs, comme composer une inscription sur un monument.

   Il participa ainsi à l’inauguration d’une fontaine publique par les Consuls de Salon. A cette occasion, Nostradamus composa une inscription en latin qu’on grava sur un fronton triangulaire en marbre. Le texte de cette plaisante inscription latine est ainsi composé :

   1553
   SI HVMANO INGENIO PERPETVO SAL-
   ONAE CIVIB. PARARI VINA POTVISSET
   NON AMOENVM QVEM CERNITIS FO-
   TEM AQVARVM. S.P.Q. SALON. MAGNA
   IMPENSA NON ADDVXISSET
   DICTA. N. PALAMEDE MARC-
   O ET ANTON. PAVLO COSS.
   M. NOSTRADAMVS
   DIIS IMMORTALIB.
   OB. SALONENESES.
   M.D.LIII.

   On peut ainsi traduire :

   « Si, par un effet de l’humaine industrie, le Sénat et les Magistrats de Salon avaient pu fournir à perpétuité du vin à leurs concitoyens, ils n’auraient pas dû dresser, à grand frais, sous le consulat d’Antoine Paul et de Palamède Marc, la médiocre fontaine d’eau que l’on aperçoit ici. Aux Dieux Immortels, M. Nostradamus, pour les gens de Salon, 1553. »

   En 1553, Nostradamus rédige sa Prognostication pour l’an 1554, dont aucun exemplaire ne subsiste aujourd'hui, et que Bertot, dit La Bourgogne, publiera à Lyon. Nostradamus fera remettre à cet imprimeur un almanach par un courrier à pied, mais les copies que ce dernier en tirera seront si mutilées que Nostradamus donnera pouvoir à Antoine de Royer, dit Lizerot, également imprimeur à Lyon, de retirer des mains du premier l’ouvrage en question. Et il charge son mandataire d’imprimer textuellement cette Pronostication d’après ce qu’ils ont convenu, et il l’autorise, par ailleurs, à se faire remettre par Bertot ses Ephémérides en français, si celui-ci ne les a pas encore livrées à un marchand de Salon, Jaumes Paul, auquel Nostradamus avait donné mission de les réclamer. La procuration est datée du 11 novembre 1553.

   En l’année 1554, deux « monstres » furent vus en Provence, le premier était un enfant pourvu de deux têtes, né au village de Senas, et le second était un chevreau avec deux têtes également, né au village d’Aurons, près de Salon. Michel Nostradamus les examina et fit un pronostic pessimiste, augurant qu’il s’agissait des monstres de la division, sur le plan religieux.

Un enfant à deux têtes, né à Senas le 31 janvier 1554,
et apporté à Salon, vers la fin du mois de février

   C'est César de Nostredame qui raconte :

    « L’année cinquante quatrième par je ne sçay quels tristes & mauvaises rencontres commence & suit hideusement par créatures difformes & prodigieuses. Janvier est à peine expiré qu’on void naistre & souspirer à Senas un enfant monstrueux, ayant deux testes, que l’oeil ne pouvoit regarder sans quelque sorte d’horreur : il avoit esté presagé quelque temps auparavant par ceux qui ont cognoissance aux concours des choses futures autant que le peut permettre le divers : il fut apporté à mon père, & veu de plusieurs personnes, qui le trouvèrent estrange & de malheureux rencontre. »

    Senas est situé à 12 km au nord de Salon-de-Provence.

Un chevreau à deux têtes, né à Aurons le 31 janvier 1554,
et apporté à Salon

   César de Nostredame rapporte également :

   « Un mois & quinze jours apres en fut apporté un autre du lieu d’Aurons à une lieüe de nos murs, de contraire espece, mais de mesme difformité : c’estoit un chevreau blanc & noir, la partie antérieure noire, & celle de derriere aussi blanche que cotton : beste, de vray, merveilleusemenrt hydeuse, n’ayant qu’un seul corps entier avec une teste double, comme celle des chevreaux, les deux museaux separez convenablement, à chacune teste deux yeux, une gorge, une langue & deux oreilles, sans deffaut ny manquement, combien que au dessus, vers l’endroit où naissent les cornes, se monstroit la division & l’adjoustement des deux testes, les deux oreilles de la partie dextre, & de la gauche estoyent doubles : au surplus si proprement separées, que toutes les deux avoyent leur largeur & leur longueur naturelle & proportionnée. Somme que toutes les deux testes estoyent si parfaites & consonnantes en un seul col, que s’il estoit permis de comparer les monstres brutaux aux humains, il estoit du tout semblable au petit enfant de Senas, tout le reste estant de vray & parfait chevreau, hormis qu’il avoit les jambes du derrière de hauteur inusitée & quelques peu monstrueuses. »

    Aurons est situé à 5 km au nord-est de Salon-de-Provence.

   Nostradamus examina le chevreau à deux têtes en présence du comte de Tende et d’autres notables : ils conclurent que cela présageait un schisme religieux :

   « En ce temps gouvernoit Sallon en qualité de premier Consul, Palamedes Marc Sieur de Chasteauneuf, Gentilhomme des plus splendides & honorables de nostre ville, singulier amy de mon pere (ez mains duquel ainsi que celuy de l’enfant, le chevreau avoit esté remis par une expresse curiosité), qui suyvant son advis & des plus nobles & apparens Citoyens, trouva bon de le faire voir au Gouverneur de la Province, lequel, avec le Baron de la Garde, & le commandeur de Beynes, & plusieurs autres Barons & Gentilshommes se trouvant de fortune à Sallon, alloit pour accomplir un Baptesme à sainct Remy du Sieur de Granville.
   Ce qui fut mis en effect, & le monstre porté le soir mesme, bien veu & consifderé avec une telle admiration, qu’il me fut parlé durant presque toust le soupper que de ces monstres hideux, & des maheurs & divisions qu’ils semblent pronostiquer toujours infailliblement, voire du schisme sanglant, & des guerres de Religion qui suyvirent peu après : estant tousjours produits contre l’ordre & l’art de nature, non certainement comme cause, mais vrais signes & nonces extraordinaires & certains de choses tristes et funestes. »

    Jean de Reynaud, gouverneur de Granville, fut le parrain d'un neveu de Nostradamus, fils son frère Bertrand.

Nostradamus utilise ce fait divers au quatrain (I.90) :

   Quand monstre hideux naîtra près d’Orgon...

    Orgon est à 19 km au nord de Salon-de-Provence.

Description de la chute d’une météorite dans le ciel de Salon
par Nostradamus, le 10 mars 1554

   Nostradamus fut personnellement témoin, à Salon, de la chute d’une météorite, le soir du 10 mars 1554 ; sa description du phénomène et son interprétation du présage fit l’objet d’une lettre d’avertissement, datée du 19 mars 1554, à Claude de Savoie, comte de Tende. La lettre fut traduite en allemand et publiée à Nuremberg sous la forme d’un placard intitulé : Ein Erschrecklich und Wunderbarlich Zeychen..., imprimé par Joachim Heller.

   Traduction d’un extrait de cette lettre :

    « Un spectacle horrible et merveilleux fut aperçu par de nombreuses gens, le samedi juif 10 mars entre 7 et 8 heures dans la ville de Salon en France... »

   Ainsi, nous avons noté qu’il ne reste plus aucun exemplaire connu des pronostications pour les années 1550 à 1554.

   C’est en novembre 1554 que Nostradamus publie sa Prognostication nouvelle et prédiction portenteuse pour l’an 1555, qu’il fait éditer à Lyon par Jean Brotot, et dont au moins un exemplaire a traversé les temps. Il s'agit vraisemblablement de la première Pronostication qui contienne des vers prophétiques, si on en croit Jean-Aimé de Chavigny.

   L'épître, datée du 27 janvier 1554, est dédiée au Prévôt de Cavaillon, Monseigneur Joseph des Panisses.

   L’ouvrage comportait les premières « vaticinations » ou oracles versifiés, composés pour l’année entière et pour chacun des douze mois, soit treize quatrains prophétiques qui devinrent la marque propre des almanachs nostradamiens.

 

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