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HYPNOLOGICA

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L’étrangeté du génie

par Jacques Halbronn

    Sait-on ce que c’est que le génie (du latin genius, repris en anglais) ? Il semble que l’Humanité entretienne un culte des “grands génies”, qu’elle cherche à les distinguer, dans tous les sens du terme, qu’elle en comprend toute l’importance, tout le poids pour le devenir du monde. Et cependant, il est bien difficile de définir le génie, ce qui fait le génie. Or, tant que l’on ne sait pas ce que c’est, beaucoup de questions resteront pendantes, comme celle-ci: les femmes peuvent-elles être des génies ou la génialité est-elle un spécialité masculine ?

   On peut décrire le génie comme celui qui a laissé une oeuvre importante, marquante, durable mais cela ne nous explique pas comment il en est arrivé là et ce qui a manqué aux autres. On sera d’accord pour reconnaître que de toute façon, tout le monde ne peut pas être un génie car il y aurait vite saturation. L’environnement est très important pour l’émergence du génie et donc on peut dire qu’il est partie prenante, qu’il contribue à sa fabrication. C’est pourquoi chaque pays s’approprie son ou ses génies comme s’il avait un certain mérite à cela.

   Nous dirons1 que le génie permet à un domaine de vivre ou de revivre, il y fait passer une certaine Evolution créatrice (1907), au sens du juif Henri Bergson (1859 - 1941), c’est-à-dire qu’il permet au domaine dans lequel il s’investit, quel qu’il soit, de progresser, de se développer, bref grâce à lui les choses avancent. Autrement dit, le génie est l’ennemi de la sclérose, de la répétition, de la redite.

   Mais comment procède-t-il pour ce faire ? Nous avons, ailleurs, opposé ontologie et phénoménologie et avons souligné la difficulté qu’il y avait à opérer un certain tri, à ne pas se perdre dans le dédale des mimétismes, des contrefaçons, des syncrétismes, autant de têtes d’hydre que le génie / Hercule doit savoir pourfendre, dénoncer. Le génie doit suivre quelque fil d’Ariane pour ne pas se perdre dans le labyrinthe hanté par le Minotaure.

   Celui auquel manque du génie aurait tendance à justifier l’état présent des représentations comme s’il souhaitait, plus ou moins inconsciemment, que l’évolution prît fin et qu’il n’y ait plus de secousses, et surtout de décantation, de dépouillement, dans tous les sens du terme2. L’anti-génie met un “malin génie” à verrouiller ce que le génie veut déverrouiller, quitte à ce que ce dernier ouvre la “boîte de Pandore” (sorte d’Eve grecque). C’est, si l’on veut, l’opposition entre le hasard phénoménologique et la nécessité ontologique.

   Pour que le génie puisse accomplir sa fonction d’irrigation, de revitalisation qui empêche un savoir de mourir, de dépérir, il importe qu’il en est une connaissance intime, de l’intérieur, lui permettant de percevoir la moindre brèche dans la façade des apparences. Car le génie n’est-il pas le libérateur, celui qui devine la présence d’une faille, qui parvient à défaire l'écheveau des pseudo-évidences, des imitations en trompe l’oeil. Le génie doit être aux aguets, il doit avoir, comme on dit, l’ “oeil du propriétaire” auquel rien n’échappe, il capte le détail qui trahit l’imposture, il montre que certains murs ne sont que de papier par où l’on peut transpercer, traverser, pour apercevoir de nouveaux horizons, le génie est un passe murailles quand d’autres, comme dans la caverne de Platon, se satisfont du jeu des ombres et nient qu’il y ait un ailleurs, un au-delà des apparences, sont donc sur la défensive face aux empêcheurs de tourner en rond.

   Le génie ne s’en laisse pas conter, il en est toujours à revenir à la source des choses donc à une certaine diachronie là où d’autres sont embourbés dans une synchronie faite de juxtapositions et de redondances dont on chercherait désespérément à en faire des complémentarités. Autrement dit, le hasard n’a de cesse que de se faire prendre pour de la nécessité. Le film Matrix, dont le second volet sort sous peu (Matrix reloaded), met le doigt sur le rôle de quelques uns - d’une poignée - pour ouvrir les yeux du plus grand nombre. Cela dit, on conçoit mal un génie isolé - ce qui ne signifie pas qu’il n’est pas seul - la confrontation lui permet d'affûter ses arguments, d’autant que parfois ce sont les défenseurs du statu quo qui se trahissent et donnent des verges pour se faire fouetter.

   Un personnage qu’il nous semble intéressant d’opposer au génie est l’étranger, d’où notre titre - l’étrangeté du génie. Le distinguo que nous voudrions établir rejoint peu ou prou celui que nous avions formulé entre l’étranger conjoncturel et l’étranger structurel, soit deux étrangetés bien différentes mais que l’on tend parfois à confondre.

   De fait, l’étranger conjoncturel jette un regard particulier sur le monde auquel il s’est relié mais dont il n’est pas issu. A l’inverse, le regard du génie - étranger structurel - émanerait de l’intérieur. L’un chercherait les moyens de pénétrer dans la forteresse, l’autre - le génie - de s’en échapper. Logiques donc opposées mais qui - et c’est ce qui suscite une fausse ressemblance - sont toutes deux marquées au coin de la déstabilisation, en quête de passages, de brèches dans les remparts de la citadelle. Mais est-ce que ces failles à rechercher dans le système de défense, peut-on se demander, ne sont pas objectivement les mêmes ? On répondra par un constat d’évidence: par quel miracle, selon quelle coïncidence, celui qui est à l’extérieur du système pourrait en avoir la même perception que celui qui en est à l’intérieur ?

   Prenons le cas de quelqu’un qui commence à apprendre la Révolution Française, va-t-il l’appréhender comme celui qui en est le spécialiste et qui est en mesure d’en déconstruire les représentations ? Non pas que le novice n’aura rien à en dire mais cela sera rarement pertinent, ne serait-ce que parce qu’il comparera ce domaine avec d’autres domaines qui lui sont plus familiers.

   En fait, nous dirons que dans les deux cas, c’est bel et bien d’un processus comparatif qu’il s’agit : l’étranger compare ce qu’il connaît avec ce qu’il découvre et relève, un peu dans le désordre, ce qui le surprend et le déconcerte tandis que le génie décèle les incohérences internes en vue de relancer la machine. Ce qui intéresse l’étranger, c’est la perméabilité, la porosité du domaine qu’il a pour projet d’investir, d’intégrer. Il profitera des ambiguïtés qu’il décèle, des failles du système immunitaire, pour se glisser à l’intérieur et ne pas s’y faire remarquer. L’étranger n’a pas franchement intérêt à ce que le dit système soit en parfait état de marche, en ce qu’il profiterait plutôt de ses dysfonctionnements.

   Toute autre nous semble être la démarche de cet étranger structurel, qui selon nous est une définition du génie. Le but de ce dernier est de rétablir la santé, la vitalité du système, de le débarrasser de la mauvaise graisse, de l’extraire d’une certaine torpeur, d’une déliquescence. En fait, il va protéger le système contre tous les maux qui y sévissent et qui le désarticulent, le défigurent, le bloquent : le génie est thérapeute, l’étranger s’épanouit dans un contexte pathogène. Le génie est le veilleur, l'anticorps, l’étranger est l’intrus, le virus.

   Mais n’est pas étranger structurel qui veut alors que chacun, avec un peu d’inconscience, peut se lancer dans une odyssée qui l'amènera sur des rivages plus ou moins exotiques.

   Pour ce faire, il faut entrer dans une spirale centrifuge et non pas, comme chez l’étranger conjoncturel, centripète. Mais il ne s’agit nullement ici d’une aventure personnelle comme c’est le cas chez l’étranger, lequel s’est coupé de toute véritable osmose avec quelque communauté que ce soit, celle qu’il quitte comme celle qu’il rejoint, et qui se forge, s’enferme dans son idiosyncrasie, forcément individuelle, en porte à faux avec plusieurs cultures, plusieurs langues. A contrario, le génie, on l’a dit, n’est pas seul, il est parfaitement intégré quant à la perception de son environnement; ce n’est pas son problème, ce qu’il veut, c’est enclencher un processus de libération qui sera bien évidemment, à terme, collectif.. Les enjeux, on le voit, sont d’une autre trempe. Et encore, il est probablement incorrect de parler ici de volonté: l’étranger conjoncturel veut; l’étranger structurel est plutôt dans ce qu’il ne veut pas, dans ce qu’il ne supporte pas, dans ce qui l’horripile, et qui est le mensonge, la falsification, l’imposture, ce qui le met tôt ou tard en conflit avec l’étranger conjoncturel dont l’itinéraire, la stratégie, passent par un certain mimétisme, qui n’est pas toujours exempt de caricature et de superficialité. Là où le génie tape dans le mille et débloque le système, l’étranger, lui, se faufile et passe à travers les mailles du filet.

   L’accès au plan ontologique passe par une archéologie du savoir, par un lent travail de décantation. Le génie est irrésistiblement attiré par l’essentiel et il élimine avec une certaine aisance ce qui n’est pas authentique, en particulier les replâtrages qui colmatent ce qui aurait du rester ouvert et c’est en ce sens qu’il fait jaillir une certaine lumière en faisant sauter certains raccords qui calfeutraient les orifices. Le génie n’a pas peur des béances, des ouvertures, il se bat contre la mort qui est simulacre de clôture alors que l’étranger est souvent favorisé par un certain état de décomposition de la société à laquelle il a le désir d’ accéder.. En ce sens, le génie est un thaumaturge qui redonne vie à ce que l’on croyait mort : lève-toi et marche ! Ne prenons pas l’expression au sens littéral qui est celui de l’Evangile mais au sens figuré : tout véritable génie ressuscite un monde que l’on croyait définitivement la proie des automatismes et d’une certaine routine et qui correspondent aux vers, porteurs d’une pseudo-vie, qui se développent sur un cadavre.

   Certes, l’étranger conjoncturel est-il porteur d’un message de dépassement des clivages socioculturels - dépassement dont il s’imagine être la personnification - ce qui lui permet de justifier son propre projet d’intégration. Mais le génie, pour sa part, garant de l’ordre social sous-jacent à un certain désordre apparent, cherche plutôt à démontrer la fonctionnalité des structures sur lesquelles la société est organisée et dont il est, au demeurant, un élément vital, à la différence de l’étranger conjoncturel, marqué par les stigmates d’une errance personnelle et qui ne roule que pour lui-même.3.

Jacques Halbronn
Paris, le 24 février 2003

Notes

1 Cf. notre étude sur la dialectique du sujet et de l’objet. Retour

2 Cf. notre étude sur “les femmes et la représentation du futur”. Retour

3 Cf. sur le Site Faculte-anthropologie.fr, notre étude “psychanalyse de l’étranger”. Retour



 

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