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HYPNOLOGICA

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De l’appropriation de la langue de l’autre

par Jacques Halbronn

   Les langues s’empruntent des mots les unes aux autres. Quelles sont les “vraies” raisons d’une telle circulation ?

   Dans le domaine mimétique que nous avons souvent abordé, le rapport à la langue nouvelle, étrangère, est déterminant et alimente bien des fantasmes identitaires quant au passage d’une culture vers une autre. Parler la langue de l’autre, n’est-ce pas, peu ou prou, devenir l’autre ?

   Mais un cas moins connu est celui d’une langue cherchant à se changer en une autre langue. Il ne s’agit pas dans ce cas du simple apprentissage plus ou moins massif d’une langue par les locuteurs d’une autre langue ni même d’un bilinguisme.

   Dans le cas qui nous intéresse, le processus est plus sournois puisqu’il s’agit d’amener une langue à en devenir une autre ou du moins à y ressembler. Ce serait donc l’expression d’un mimétisme linguistique d’un autre ordre que celui de l’acquisition d’une nouvelle langue.

   Le cas de l’anglais est à ce point de vue tout à fait remarquable, mais il ne semble pas qu’on l’ait appréhendé sous cet angle. On sait, en effet, qu’il existe un grand nombre de mots français en anglais. A quoi cela tient-il ?

   Certes, l’Angleterre fut-elle envahie et conquise, en 1066, par les troupes normandes dont la langue était une forme de français. Dans un premier temps, deux langues cohabitèrent : une langue germanique, le saxon et une langue latine, appartenant au domaine du français, le normand.

   Or, il apparaît que dans un deuxième temps, on ne parla plus guère le français, stricto sensu mais ce qu’on appelle l’anglais, terminologie assez floue, au demeurant et qui désigne plus une population qu’une langue spécifique vouée à évoluer. En effet, sous le nom d’anglais, on désigne à la fois l’état germanique que le nouvel état mimétique, mâtiné de français.

   On ne saurait, selon nous, comprendre l’ampleur d’un tel phénomène d’emprunt que par une volonté de substitution. Autrement dit, à un certain stade, l’anglais a voulu devenir le français.

   Il s’en est approprié de nombreux traits et notamment une large part de son lexique dont il a émaillé l’élément germanique préexistant. Et l’Histoire nous montre qu’il est bel et bien parvenu à ses fins, dans la mesure où, des siècles plus tard, au niveau international l’anglais a fini par prendre la place du français.

   Le cas de l’anglais, tel qu’il s’est transformé de par son rapport au français, est tout à fait édifiant et exemplaire. L’anglais cessa ainsi d’être ce qu’il était sans pour autant être remplacé par le français; le résultat est de l’ordre du compromis, une cote mal taillée. Mais n’est-ce pas justement le sort de toute entreprise mimétique ?

   On découvre là la marque de l'ambiguïté; on ne veut plus être ce que l’on était, on ne veut pas non plus cesser d’être différent, et on veut prendre la place de l’autre. Quadrature du cercle !

   Car derrière ce mimétisme, il y a volonté d’une certaine population de se substituer à une autre, de se faire prendre pour elle et non pas de disparaître en elle. Dans le cas anglais, le mimétisme concerne au départ non pas la France mais l’aristocratie normande francophone dont on veut s’arroger l’apparence mais par un processus de transfert, dans tous les sens du mot.

   Comparons avec un autre cas, plus délicat, celui de la Palestine au XXe siècle : pour la population juive désireuse de s’installer - pour toutes sortes de raison abordées ailleurs - il y a eu volonté de se substituer peu ou prou à une population locale - palestinienne - d’en adopter certains aspects de façon à se constituer une légitimité mise à mal par l’Histoire. Il ne s’agissait évidemment pas de se fondre dans la population arabe puisqu’il était question des intérêts des juifs soucieux de préserver leur spécificité. Et cependant, il importait que cette population juive se parât de certains traits locaux, à commencer, d’ailleurs, par l’apprentissage de l’hébreu, langue cousine de l’arabe. Certes, l’hébreu était-il la langue des juifs mais c’était en quelque sorte de l’Histoire ancienne à telle enseigne d’ailleurs qu’encore aujourd’hui, une grande partie de la population juive dans le monde ne la pratique toujours pas. Si bien que l’on peut distinguer les juifs hébréophones de ceux qui ne le sont pas ou qui ne possèdent que quelques rudiments alphabétiques et liturgiques visant à maintenir superficiellement - par un certain vernis - un mimétisme, cette fois, à l’égard du passé.. Mais comme dans le cas du rapport de l’anglais au français, force est de constater qu’il y a eu à terme tentative - avortée ou non, c’est une autre affaire - de nier, d’effacer, la présence arabe en Palestine ou en tout cas de s’y substituer.

   On pourrait évidemment rappeler, par ailleurs, et à l’évidence, que le christianisme est un mimétisme par rapport au judaïsme auquel il a emprunté de nombreux traits. On peut d’ailleurs se demander, à la lumière de nos analyses, s’il ne s’agissait pas pour une population bien précise de prendre la place d’une autre. Entendons par là que dans la Palestine du temps de Jésus, il n’y avait pas que des Juifs et que diverses populations cohabitaient comme, dix siècles plus tard, en Angleterre. On connaît le cas des Samaritains 1 par exemple, de ces populations déplacées en Palestine lors de l’Exil de Babylone, au VIe siècle avant l’ère chrétienne 2. De nos jours, d’ailleurs, les arabes israéliens ne sont pas non plus sans marques mimétiques à l’égard de la population juive 3.

   Plutôt, en effet, que de présenter le rapport du christianisme au judaïsme à une plus large échelle, universelle, il serait probablement plus de meilleure méthodologie, de resituer ce mimétisme à une échelle locale, celle de populations cohabitant. De la part des Samaritains - si l’on en reste à cette hypothèse mais il pourrait y en avoir d’autres du même ordre - il convenait de s’approprier une certaine apparence de judéité, sans pour autant devenir juifs. D’où un compromis qui aura donné le christianisme et qui est une sorte de synthèse assez laborieuse entre un fonds ancien spécifique et le judaïsme. Là encore, un tel processus, on le sait, aura porté ses fruits à un niveau beaucoup plus large, celui du bassin méditerranéen et bien au delà.

   On ne saurait plus dès lors affirmer que le christianisme dérive du judaïsme dans la mesure où ce dernier apparaît davantage, pour lui, comme une perspective que comme une origine. Pas plus que l’anglais n’a dérive du franco-normand, mais s’est efforcé d’en intégrer des éléments jugés remarquables dans le but de créer une certaine confusion sinon une certaine fusion. Il y a là un terrain de recherche pour la sociolinguistique, en englobant sous le terme linguistique le plan culturel. On notera d’ailleurs que cette fascination de l’anglais pour le français n’est pas un cas unique en Europe et sur le pourtour méditerranéen et que le monde non latin, dans son ensemble - germanique, slave, musulman semble avoir suivi cette même voie, de façon plus ou moins massive, tant et si bien que le mimétisme à l’égard du français et de ce qu’il est censé représenter constitue un dénominateur commun à l’échelle de cette zone.. Le français aura été, à la suite du latin, le vecteur, le ciment, de toute une civilisation et cela explique probablement - entre autres - le rôle explicite ou implicite de la France - la “Grande Nation”, selon la formule allemande - depuis la Révolution Française - qui servira notamment de modèle à la Révolution d’Octobre (1917) - ainsi que lors des trois guerres franco-allemandes (1870, 1914, 1940) et dans le processus conduisant à l’Union Européenne. Notre analyse montre bien que l’union ne se fait pas sur une base égalitaire mais par référence à un modèle commun dominant. Cela vaut aussi pour la place qu’a joué la France dans la migration juive et les juifs francisés, tant en pays arabe qu’en Europe de l’Est, dans leurs pays respectifs, ont été attirés par la France beaucoup plus que par le judaïsme de souche française, ce qui n’est pas sans créer quelque hiatus.

   La combinaison de l’anglais et du christianisme apparaît dès lors comme remarquable. La population dite anglo-saxonne (anglais ou américain) serait donc marquée par un double mimétisme, à l’égard du français et à l’égard du judaïsme - d’où son implication particulière dans les affaires de Palestine. En ce sens, un juif français serait aux antipodes d’un chrétien anglais et des visions du monde fort différentes devraient émaner de l’un et de l’autre. Nous avons là deux pôles bien distincts qui auront façonné, dialectiquement, la culture européenne. On nous reprochera peut-être d’avoir rapproché des situations éminemment différentes ; nous pensons au contraire que seul un certain comparatisme est susceptible d’apporter un certain éclairage et de désenclaver tel ou tel sujet considéré de façon par trop particulière.

   Le cas - assez monstrueux - dans tous les sens du terme - de l’anglais moderne nous permet de visualiser, en quelque sorte, une telle stratégie mimétique dans la mesure où il nous est possible de tenter de cerner ce qui a été emprunté au français et ce qui a subsisté hors de cette influence.

   Mais on pourrait s’interroger également sur la formation du français à partir du latin et y rechercher éventuellement les marques d’un certain mimétisme qui aura conduit les populations gauloises à se latiniser tout en préservant leur spécificité.

   Il y a un double jeu assez flagrant dans les phénomènes que nous avons essayé de décrire. Puisque à la fois on veut devenir l’autre et à la fois on ne veut pas renoncer tout à fait à ce que l’on est. Il y a là du règlement de compte et pas seulement de la fascination conduisant à la conversion pure et simple, ce qui est exclus. On reste largement dans le domaine des apparences, dans un certain marranisme qui n’échappe pas complètement à la schizophrénie, favorisant ainsi ou en tout cas ne prémunissant guère contre les situations fausses.

   On retrouve là, au vrai, les stigmates de l’étranger et de l’immigré qui clame à la fois son intégration du moins pour éviter qu’on le mette en situation d’infériorité, avec un statut de mineur, sans voix au chapitre et qui n’en entretient pas moins, à l’arrière-plan une autre identité et d’autres allégeances.

   Il y a là, nous semble-t-il, expression d’une conflictualité sociale cherchant à se résoudre par le biais du mimétisme, ce qui correspond pas un peu à l’adage : le beurre et l’argent du beurre (et on pourrait là jouer facilement sur le mot beur, désignant l’arabe en France)

   On ne supporte pas / plus la supériorité de l’autre, on veut lui confisquer certains de ses attributs symbolisant cette supériorité. Parler comme l’autre, c’est s’attribuer de son pouvoir ou du moins une certaine apparence. Car cet autre que l’on veut imiter, sait-on vraiment qui il est, en quoi réside réellement sa supériorité ? Est-ce que cela tient vraiment à cette langue qui semble le caractériser au premier abord ?

   Le cas juif semble démontrer que les choses ne sont, en effet, pas si simples : en insistant sur le fait que le judaïsme se réduit à une religion, à des croyances, on laisse entendre qu’on peut l’imiter, le reproduire. En revanche, s’il s’agit d’un autre niveau de réalité, le projet mimétique perd de son crédit et devient assez vain. C’est pourquoi le juif non pratiquant, dé-judaïsé soi disant, est-il un défi, souligne-t-il l’échec rétrospectif de la démarche mimétique par laquelle on aura tenté de se parer des plumes du paon.

   Ainsi, convient-il de replacer à leur juste place les enjeux linguistiques et plus largement culturels qui alimentent le mimétisme ordinaire. Ce ne sont là que des moyens pour parvenir à une fin, et cette fin concerne une population, au départ, bien délimitée et directement en prise sur la situation vécue par les protagonistes. Par la suite, certes, l’on peut passer à une autre échelle mais il importe, pour l’historien, de se replacer dans le contexte d’origine, à savoir avant tout politique sinon politicien. Une population ne veut pas cesser d’être cette population mais elle veut bien qu’on la prenne pour une autre qu’elle-même. Nous avons, dans d’autres travaux, montrer le subterfuge de la mouvance juive laïque. Sous ce drapeau consensuel se dissimule, en réalité, une population bien typée, celle des Juifs ashkénazes et principalement yidishisants et originaires de Pologne, à l’Histoire spécifique et prégnante. Il y a là toute une acrobatie où il s’agit de donner le change et qui relève peu ou prou de la contrefaçon.

   A partir d’un modèle linguistique, nous pensons avoir éclairé certains paradoxes de l’Histoire à savoir que la présence d’éléments dans une tradition peut être le fait d’emprunts et n’implique nullement de filiation certaine. Rappelons aussi que le fait que des populations parlent la même langue ne signifie pas forcément qu’elles appartiennent au même camp politique ou religieux, même si cela peut occasionner à certaines époques des rapprochements à caractère souvent syncrétique, le syncrétisme étant la conséquence à peu près inévitable, à terme, de tout processus mimétique.

   Or, nous pensons que le XXIe siècle sera marqué, à de nombreux titres, par cette quête sinon l’obsession de la contrefaçon, des faux, des imitations, en un temps où les trucages, les effets spéciaux - sans parler des androïdes - se multiplieront, la mise en évidence des processus mimétiques deviendra une priorité vitale pour la civilisation 4.

Jacques Halbronn
Paris, le 6 février 2003

Notes

1 Cf. L. Poliakov, Les Samaritains, Paris, Seuil 1991. Retour

2 Cf. Sarwat Anis Al-Assiouty, Jésus le non-juif, Paris, Letouzey, 1987. Voir aussi les thèses de Paul Le Cour, dans Héllénisme et Christianisme, Bordeaux, 1943 et Gérard Israël, La question chrétienne, Paris, Payot, 1999. Retour

3 Cf. Valérie Féron, Palestine(s). Les déchirures, Paris, Ed. Du Félin, 2001, pp. 81 et seq. Retour

4 Cf. notre contribution sur “la créativité de l’erreur”, in collectif Eloges de la souffrance, de l’erreur et du péché, Paris, Lierre & Coudrier, 1990. Retour



 

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