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HYPNOLOGICA

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L’espace-temps de l’Autre

par Jacques Halbronn

    Il n’y a pas d’appréhension d’autrui sans reconnaissance de son territoire mais aussi de son Temps et le temps de l’autre ne peut se situer que dans le futur, son passé ne lui appartenant plus.

   On peut entendre le mot territoire au sens strict d’espace de vie mais aussi en tant que champ d’action, de fonction. C’est ainsi que le champ du féminin et celui du masculin ne s’excluent pas mutuellement mais se complètent; par certains côtés, ils fonctionnent en parallèle. Ce serait une erreur de croire que l’un prend une fois pour toutes le relais de l’autre, le processus étant cyclique. Toute action est incomplète et doit être prolongée par une force en sens contraire et ainsi de suite. Une chose existe en tant que telle mais aussi par le contexte dans lequel elle se trouve à un moment donné. Il y a donc toujours deux vérités possibles.

   Prenons le cas du phénomène Internet. On aurait pu croire que le développement des activités en ligne aurait porté ombrage aux publications papier. Or il n’en est rien, comme s’il s’agissait de plans bien distincts et qui n’interféraient qu’assez peu l’un avec l’autre.

   Ce qui caractérise le monde d’Internet, c’est son caractère relativement peu sélectif. Etre hébergé sur un site n’implique nullement le même investissement financier mais pas uniquement de la part de l’éditeur que le fait d’être publié sur papier. Finalement, c’est moins gratifiant et on ne s’y trompe guère. Internet - et avant Minitel - c’est un peu la société au féminin, on y trouve tout et n’importe quoi ! Il y a immédiateté de la communication : aussitôt écrit, aussitôt envoyé, tel quel, on est vraiment dans la spontanéité et tout le monde peut être en ligne, se faire lire !

   Il en est de même au niveau de la politique sociale : chacun a des droits minimaux à faire valoir dans une société qui refuse l’exclusion mais, en même temps, cela n’a rien de bien flatteur que de recourir à l’aide sociale. On préférerait parfois être choisi parmi d’autres plutôt que d’avoir les mêmes avantages que les autres. Le féminin ne fonctionne pas au mérite mais aux droits propres à chacun, d’entrée de jeu.

   Cette société au féminin, on l’a dit, a au moins le mérite d’exister, elle sert de filet, de minimum (c’est le M de RMI) vital ou social mais elle n’apporte guère de distinction, dans tous les sens du terme.

   Eternel débat qui oppose la Gauche, plutôt féminine à la Droite, plutôt féminine, ce qui permet d’alterner divers impératifs qui relèvent de logiques propres et qui peuvent jusqu’à un certain point cohabiter sans que l’une attende que l’autre ait atteint un certain seuil.

   Au niveau de l’inconscient, nous attendons qu’autrui vienne compléter notre approche comme si nous ne pouvions tout faire par nous-même. Celui qui accumule sait pertinemment qu’il faudra bien tôt ou tard opérer un tri et celui qui refuse ce qui est étranger à son domaine sait fort bien qu’il faudra baisser la barre pour qu’il y ait un minimum de renouvellement. Mais notre société nous pousse à prétendre que nous pouvons assumer ces deux fonctions conjointement voire simultanément, ce qui est une façon de refuser l’altérité ou du moins de la vider de sa substance.

   Il y a certes un progrès au féminin mais celui-ci passe par l’effacement des différences ou par l’indifférence ou la dénégation de celles-ci. Les empires se construisent sur l’idée d’abolir les frontières, les limites. Mais le problème, c’est qu’à un certain moment il y a un retour du refoulé et il n’est pas toujours aisé de retrouver ses marques, de laisser l’autre réemerger de la gangue égalitaire, en tout cas non distinctive, dans laquelle on l’avait généreusement placé.

   Quand les valeurs masculines manquent, nous ne faisons pas assez effort pour trier le meilleur dans ce qui émane de nous ; le pire et le meilleur cohabitent, en vrac, par delà le bien et le mal. Ou plutôt nous attendons vainement que quelqu’un fasse ce travail de sélection, de triage, à notre place ou plutôt nous le souhaitons et le redoutons tout ensemble.

   Quand les valeurs féminines font défaut, nous risquons de rester figés dans nos rejets de ce que nous avons catalogué une fois pour toutes comme “mauvais”. Nous souhaitons, en notre fors intérieur, pouvoir être séduits par ce qui vient d’ailleurs.

   Deux attitudes aussi excessives l’une que l’autre et qui conduisent à des promiscuités douteuses ou à des anathèmes appauvrissants.

   On voit ce que le couple peut réguler en faisant accepter les valeurs féminines par le masculin et masculines par le féminin, ce qui ne signifie pas autre chose que de nous ouvrir à l’autre et non pas de devenir l’autre, sauf à basculer dans le plaisir solitaire et la schizophrénie.

   Il importe, en effet, de distinguer le savoir et le repérage. L’autre en effet n’est pas tant du domaine du savoir que nous recevrions de lui sur un plateau que du guidage impliquant que nous ayons à le suivre, sans tenter de chercher à le déposséder d’un quelconque savoir qu’il pourrait nous transmettre une fois pour toutes.

   Ne jouons pas sur les mots : qu’est ce que la transmission en effet ? Il y a transmettre un objet et une fois cet objet reçu il est mien et je peux m’en servir à ma guise. Mais il y a aussi transmettre ponctuellement quelque chose sans que je puisse remplacer celui qui me transmet ce qu’il me transmet. Par exemple, si une femme reçoit du sperme d’un homme, cela ne signifie pas qu’elle pourra, à son tour, en produire. L’illusion serait de croire que l’autre peut aussi facilement renoncer à son altérité du seul fait qu’il peut/veut m’en faire profiter.

   Il importe que les relations humaines fonctionnent sur une conception acceptable de la transmission : l’arbre qui donne ses fruits ne fait pas de ceux qui mangent ou vendent ceux-ci autant d’arbres.

   Vivre en couple, c’est prendre conscience qu’hier n’est pas demain, que ce que l’autre me donne, il me le donne à chaque fois, qu’il faut qu’il soit là pour que le don puisse à nouveau avoir lieu. L’altérité n’est pas dans ce qui est ponctuel mais dans ce qui se répète. Si je ne perçois pas l’autre dans la répétition, alors l’autre disparaît dès lors que j’ai reçu quelque chose de lui et que cela me suffit pour me passer désormais de lui.

   Cette façon d’éliminer l’autre une fois que je lui ai pris ce dont j’avais besoin est illusoire et immorale, c’est une marque d’ingratitude. Il importe d’avoir un rapport dynamique à l’autre, c’est-à-dire de ne jamais priver l’autre de sa différence et de la qualité de son apport, bref d’entretenir le besoin de l’autre.

   Le mimétisme est assurément un rapport biaisé à l’autre. Je deviens l’autre pour ne plus avoir à dépendre de l’autre, à le subir, à le souffrir. Comme Dalila qui exige de Samson, dans la Bible, qu’il lui sacrifie ce qu’il est et ne se contente pas qu’il mette sa force à son service car ce serait continuer à exercer un pouvoir sur elle.

   Dans les Dix Commandements, il en est certains qui traitent du rapport à l’autre: tu ne voleras point, tu ne tueras point, tu ne convoiteras point la femme de ton prochain mais aussi Tu respecteras tes parents. Le respect de l’autre, ce n’est pas se substituer à lui, c’est accepter qu’il existe ailleurs et avant.

   La mort de l’autre, c’est une volonté d'annihiler ce qu’il représente, ce que je lui dois, ce en quoi je tiens de lui.

   L’antisémitisme appartient à ce type d’attitude de négation de l’autre, de celui qui est venu avant.1 On invente des stratagèmes pour démontrer que l’autre n’est plus l’autre que je dois respecter en tant que tel, qu’il a cessé d’être autre et que je ne peux donc plus l’accepter que s’il ne prétend plus se distinguer de moi.2

   On envahit l’autre et puis l’autre est tellement devenu moi qu’il n’arrive plus à redevenir ce qu’il était, comme s’il n’avait jamais existé en tant qu’autre. Il y a ainsi des sociétés qui ont perdu la trace de l’autre, de par l’aliénation même de cet autre qui ne sait plus ce qu’il était avant. “Si tu étais vraiment toi-même, tu serais qui d’autre ?” demande un humoriste.3

   Nous vivons dans un monde où le langage est perverti et où nombreux sont ceux qui ont appris à le rendre inefficace, obscur et qui s’en félicitent.

   Il faut donc réapprendre à percevoir la dualité et à la respecter. L’autre est comme une terre féconde mais qu’il faut ménager car nous avons besoin d’elle chaque année et non pas une fois pour toutes, pour s’en débarrasser ensuite.

   Je peux certes m’imprégner de l’autre mais je ne deviens pas l’autre et surtout je ne peux me substituer à lui, à son regard. C’est comme un enfant qui voit que l’on corrige ses fautes et qui se dirait : à présent que mes fautes ont été corrigées, “qu’ai-je donc besoin de l’autre ?”, croyant ainsi qu’il ne commettra plus de nouvelles fautes. L’autre serait-il un citron que l’on presse puis que l’on jette ?

   Force est de constater que le refus de l’autre tient souvent à l’ignorance de ce qu’est l’autre et de ce qu’il représente véritablement non pas dans le passé seulement mais aussi pour l’avenir. Il semble que l’on n’accepte plus l’autre, en effet, que pour ce qui a été comme si pour l’avenir il n’était plus nécessaire, que l’on pouvait s’en passer. Décidément, l’autre n’a plus droit qu’à la portion congrue !

   Or, le féminin a beaucoup plus de mal à admettre l’autre comme autre que le masculin. Non pas, certes, que le mot “autre” ait disparu du vocabulaire féminin mais il n’a plus guère qu’une signification virtuelle, résiduelle: l’autre, c’est celui qui n’est pas moi, qui n’est pas dans mon corps. Ni plus, ni moins. L’autre ne serait plus qu’un individu de plus qui est certes identifiable par ses habits et ses habitudes mais qui ne saurait se présenter comme radicalement autre avec tout ce que cela impliquerait de dépendance par rapport à lui. Il ne faudrait quand même pas que l’autre me dise ce que j’ai à faire ! Et de quel droit, n’est-ce pas ?

   Refuser l’imprégnation de l’autre, c’est refuser sa prégnance - en anglais pregnant veut dire enceinte pour une femme. Pourquoi ne serions nous pas en effet “enceint” de l’autre en sachant qu’il peut nous faire non pas un mais plusieurs enfants et que sans lui cela nous sera impossible ? Notre avenir passe bel et bien par l’autre, pour qu’il nous apporte de nouvelles énergies. Et quand bien même cet autre là mourrait, cela ne signifierait pas pour autant que nous pourrions prendre sa place; il nous faut alors trouver son remplaçant comme lorsque la femme, selon la règle du lévirat, épouse le frère de son époux défunt.

   Tôt ou tard, nous aurons besoin de l’autre et que se passe-t-il s’il a disparu, si nous ne parvenons plus à l’identifier ? En réalité, cet autre n’a pas cessé d’être autre sur un plan inconscient et par conséquent il se comporte comme autre mais sans en être pleinement conscient. Or, il faut périodiquement que l’altérité remonte à la conscience car on ne peut pas vivre en permanence dans la non conscience de ce que nous sommes et de ce qu’est l’autre.

   L’Europe, sur un plan politique, d’Est en Ouest, en se dégageant, en se retirant, en se soustrayant à l’emprise du colonialisme et de l’impérialisme, a retrouvé, ce faisant, un certain sens de l’altérité, ce qui ne l’empêche pas de construire une certaine union supranationale ; en fait, il est possible de penser ces deux niveaux de réalité conjointement. En revanche, le monde arabe a le plus grand mal à renoncer à des territoires qu’il a conquis il y a bien longtemps il est vrai - mais le temps ici est relatif - et cela bien que l’autre, le Juif en l’occurrence, ait tous les éléments pour lui rafraîchir la mémoire et justifier son retour.

   Rappelons que l’autre, c’est aussi un espace qui n’est pas nôtre et que cela n’a pas de sens de reconnaître l’autre si on ne lui accorde pas un lieu qui lui soit propre. Il faut constamment se recentrer pour aller à la rencontre de l’autre. Si je ne laisse plus l’autre être autre, comment pourrai-je avoir le sentiment de l’envahir et de le conquérir ? Et si je ne laisse pas l’autre me dominer quelque temps, comment pourrai-je avoir le plaisir de m’en libérer un jour ? Celui qui n’accepte pas le changement finit par ne plus savoir ce qu’il fait et pourquoi il le fait car ce qui s’est passé remonte à trop longtemps. L’humanité a besoin d’un temps à échelle humaine, au niveau d’une génération et non pas de siècles. Mais il va de soi que lorsque les choses ont trop duré, les changements peuvent s’articuler sur une histoire très ancienne.

   L’espace de l’autre n’est ce qu’il est par ce que l’autre en a fait et si je prends sa place, il risque fort de ne plus être ce qu’il était. Certes, cela ne sera pas perceptible immédiatement, tout ne se dégradera, ne dépérira pas du jour au lendemain mais l’absence de l’autre en cet espace qui lui est imparti et avec lequel existe un lien privilégié se fera ressentir tôt ou tard. En réalité, notre rapport à l’autre se situe dans le futur ; dans le virtuel, le facultatif, c’est-à-dire ce qui relève des facultés de l’autre, de ses potentialités. La mort est avant tout la fin du futur, la perte d’espoir d’une nouvelle avancée. L’éthique de l’altérité se conjugue, se décline, sur le mode du futur car je peux m’emparer de ce qu’il a déjà produit mais non de ce qui n’est pas encore venu à l’existence et qui est ce qui n’appartient qu’à lui, qui est insaisissable. L’avoir est dans le passé, l’être est dans le futur. Voilà qui relativise sensiblement l’importance à accorder à ce qui est l’oeuvre accomplie et transmise de l’autre et qui ne saurait épuiser ce qu’il est. Or, privilégier ce que l’autre pourrait faire sur ce qu’il a déjà fait n’est ce pas reconnaître que le bagage de l’autre est avant tout génétique, c’est-à-dire situé au sein de l’individu, dès avant sa naissance ? Toute tentative d’inscrire l’autre dans une culture fait problème car une culture se transmet, s’imite, c’est un territoire qui peut s’investir, qui est déjà là. L’autre se doit de nous apparaître dans ce qui émane, émerge de lui en tant qu’individu même s’il est évident que cet individu est porteur d’un héritage enfoui dans son Inconscient. D’ailleurs, notre rapport à l’autre en tant qu’enfant qui n’a encore rien accompli n’est-il pas fonction d’une telle conscience de la virtualité ? Quant au mariage, cet engagement pour l’avenir n’est-il pas la marque même d’une confiance dans ce que l’autre, irremplaçable, pourra trouver en lui-même à m’offrir, demain et qui mérite et justifie que je reste indéfiniment - pour toujours - à ses côtés ?

   Respecter le territoire de l’autre, cela signifie que même si je m’empare de son espace4, je sais que ce n’est pas le mien et que je ne pourrai le gérer à la place de l’autre sans son aide; vouloir devenir l’autre sans pouvoir remplir correctement la tâche qui lui est impartie est aberrant car qui remplira à sa place cette tâche nécessaire à l’ensemble ? On ne peut pas être en même temps au four et au moulin, dit un vieil adage. Il faut le cas échéant pousser l’autre à assumer ce qui lui revient au lieu de l’en décharger. Il en dépend l’équilibre du monde. Ce n’est donc pas respecter l’autre que de lui confisquer son territoire en lui offrant à la place le nôtre, c’est aussi laisser entendre que l’autre n’avait pas de raison d’être. C’est quand je me persuade que l’autre a donné tout ce qu’il pouvait donner et donc que je peux m’en emparer et le faire mien, quand je minimise ce qu’il pourrait avoir encore à apporter, que je suis dans la négation de l’autre. L’altérité, c’est d’abord ce que je continue à attendre de l’autre, en ce dont il est porteur, qu’il en soit ou non pleinement conscient. Il y a probablement quelque paradoxe apparent entre le fait d’insister sur la dimension future de l’altérité tout en insistant sur le poids formidable du passé qui ne nous permet pas de devenir l’autre. C’est en effet bel et bien à une réflexion à frais nouveaux sur le rapport entre le passé et le futur que nous invitons nos contemporains : c’est parce que nous avons un rapport biaisé au passé que nous ne respectons pas le futur. Certes, ce futur nous échappe en ce qu’il n’est pas encore écrit mais ce n’est pas non plus, pour autant, une auberge espagnole, il se situe nécessairement dans une certaine cyclicité.

Jacques Halbronn
Paris, le 29 août 2003

Note

1 Cf. T. Aronzon, “Psychanalyse de l’antisémitisme”, Les Cahiers de l’Alliance Israélite Universelle, 29, juillet 2004, pp. 57 et seq. Retour

2 Cf. notre article “La Palestine comme théâtre d’une dépossession”, La Voix de la Communauté, 51, septembre 2004, Saint Fons (69), également rubrique Judaica, Encyclopaedia Hermetica en ligne. Retour

3 Cf. Télérama, 28 juillet 2004. Retour

4 Cf. “L’antisémitisme comme stratégie d’occupation”, rubrique Judaica, Encyclopaedia Hermetica en ligne. Retour



 

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