BIBLIOTHECA HERMETICA


Accueil ASTROLOGICA NOSTRADAMICA PROPHETICA

PALESTINICA JUDAICA ANTISEMITICA KABBALAH

AQUARICA HYPNOLOGICA GALLICA

Editions RAMKAT




HYPNOLOGICA

65

La dérive identitariste maghrébine

par Jacques Halbronn

    On a beaucoup parlé ces derniers temps de la Loi sur les signes ostensibles/ostentatoires d’appartenance religieuse visant précisément à freiner les processus de discrimination et non pas, contrairement à ce qui souvent été perçu, pour le renforcer. Si une telle loi existe ou plutôt si l’on s’est demandé quelle loi pourrait convenir en la matière1, c’est bien parce qu’il s’agit de régler un certain malentendu que nous allons tenter de préciser. Mais, curieusement, on en est resté au plan visuel, comme si les autres sens ne comptaient pas en la matière. Au demeurant, à trop privilégier ce qui frappe la vue, ne risque-t-on pas d’accorder trop d’importance à l’apparence physique voire à la couleur de la peau ? Sans nous arrêter sur le problème de l’odeur (et donc du goût), qui, en son temps, avait défrayé la chronique, il nous semble qu’on ne saurait faire l’impasse sur l’ouïe, c’est-à-dire sur la langue parlée, sinon écrite.

   L’on sait que par le passé, la question de l’homogénéité linguistique d’un pays, d’une région, d’une ville, joua un rôle important. Bien des langues furent brimées, persécutées au nom de l’unité nationale, on pense au breton entre autres. Et de fait, on conçoit mal, en règle générale, de renoncer à recourir à la langue comme facteur identitaire, pour un Etat donné. Encore faudrait-il s’entendre sur l’identité en question car il est clair que tout attachement - le mot n’est pas trop fort - à une langue est d’ordre identitaire ; c’est là tout le problème, d’ailleurs. La langue peut donc signifier un choc, un conflit identitaires.

   Dans le cas de la France, il semble bien que la langue française soit un impératif national qui s’impose à tous ceux qui prétendent mener à bien leur intégration tant religieuse que civile. Nous avons consacré, il y a une dizaine d’années, une étude à l’attachement des immigrés d’origine russe en Israël2, nous inquiétant de la réticence de ces immigrés à apprendre et en tout cas à s’exprimer en hébreu, dans un Etat dont c’était la langue officielle (aux côté de l’arabe). Aujourd’hui, la tendance s’est confirmée, à savoir que l’hébreu ne joue plus, sinon de façon superficielle et ponctuelle - le rôle de ciment qui devait être le sien et qui l’était encore dans les années Soixante. Non seulement, les nouveaux immigrés russes ne parlent guère l’hébreu et tendent à vivre entre eux mais des immigrés de date plus ancienne sont revenus vers le russe. A partir de là, on doit s’attendre à ce qu’il en soit de même pour les francophones en Israël et pour ce qu’il faut bien appeler d’autres communautés linguistiques en Israël.

   Mais revenons à la France, qui n’a pas vraiment le même profil, la même Histoire. Est-il acceptable que les maghrébins musulmans s’y expriment en arabe ou en kabyle ? La question mérite pour le moins d’être posée et elle ne nous semble pas l’avoir été lors du débat, il est vrai plutôt limité à l’école, sur les signes d’appartenance religieuse. Mais, même dans le cadre des lieux d’enseignement, le problème peut se poser, et des groupes d’élèves se mettre à parler arabe ou kabyle entre eux, se constituant ainsi en une sorte de ghetto linguistique : les autres ne les comprennent pas mais, eux, comprennent les autres : il ne s’agit pas ici d’une incapacité de leur part, comme ce serait le cas d’un touriste, mais d’une préférence, sinon d’un choix, qui n’est pas sans conséquence. Nous avons certes pu observer en Israël, à l’Université, dans les cafétérias, des groupes arabophones se retrouvant entre eux mais rappelons-le, l’arabe est langue officielle et le nom des rues y est indiqué tant en hébreu qu’en arabe. En outre, les raisons de ce phénomène sont dues à un complexe rapport de force qui n’est pas de mise en France et qui tient à l’Histoire de la création de l’Etat d’Israël.

   Le fait que les locuteurs en arabe ou en kabyle, en France, soient, dans leur écrasante majorité, de confession musulmane - montre à quel point cette question aurait du être abordée lors du débat sur les signes d’appartenance religieuse. Le cas du Liban est intéressant car tant chrétiens que musulmans s’expriment en arabe, la langue n’étant pas un élément de différenciation religieuse. Si les Chrétiens parlent arabe dans tout le monde arabe - et notamment en Egypte en ce qui concerne les Coptes - pourquoi les musulmans ne parleraient-ils pas français en France ?

   Qui oserait, en tout cas, affirmer que cette question linguistique est secondaire ? Car le propre d’une langue - c’est une vérité de La Palice - c’est qu’on ne peut la parler qu’avec ceux qui la connaissent. Peut-être faudra-t-il un jour considérer l’arabe comme une langue obligatoire au cours de la scolarité française comme c’est le cas en Israël, avec d’ailleurs des résultats assez médiocres ? On n’en est pas là et tant qu’on n’en sera pas là, il y aura problème dès lors qu’il s’agit de personnes par ailleurs censées connaître le français pour suivre un enseignement ou pour participer pleinement à la vie socioprofessionnelle.

   Et d’ailleurs, quel rapport y-a-t-il a priori entre le fait de parler arabe ou kabyle et le fait d’être musulman ? Toute l’ambiguïté de la situation est là: sous prétexte de confession musulmane, on cherche en fait à maintenir et à perpétuer des origines maghrébines qui ne sauraient se réduire à l’Islam sans quelque abus. Nous avons déjà, dans d’autres études3, souligné l’usage qui est fait de l’Islam pour justifier une réticence à s’intégrer pleinement en France avec les choix que cela implique mais nous savons que pour certain(e)s, rien n’est incompatible, inconciliable.4 A notre connaissance, les Juifs en France ne communiquent pas entre eux dans une autre langue que le français, du moins pas dans un lieu public, hormis les synagogues et la liturgie. Quant aux Catholiques, ils ont même cessé de recourir au latin à l’Eglise. Le fait que le Coran soit écrit en arabe ne saurait justifier que l’on parlât arabe en dehors de la mosquée et des lieux de culte musulmans. Un domaine, en revanche, qui peut sans problème accueillir des langues étrangères est celui de la chanson. Le cas des prénoms est aussi l’occasion de marquer une identité encore qu’un tel marqueur puisse apparaître comme un stigmate.

   La langue est un moyen de communication même si elle peut aussi servir à cloisonner, ce sont là deux facettes complémentaires. Mais se servir d’une langue pour cloisonner n’est pas innocent, cela indique une volonté de se protéger de l’autre, de ne pas lui donner accès à ce que nous faisons. En tout état de cause, le fait de parler une langue étrangère signifie que l’on fréquente des gens ayant la même attitude, ce qui n’est pas un signe évident d’intégration, de brassage.

   Force est donc de constater que la seule communauté religieuse qui s’autorise à pratiquer une langue étrangère en France, bien au delà du champ proprement religieux, est l’Islam. Il s’agirait de déterminer comment ceux qui adoptent cette posture se justifient et s’en expliquent : il semble que leur seul argument ne puisse être que d’ordre confessionnel, puisque la laïcité à la française ne tolère de différences, paradoxalement, que de ce type.

   On peut très bien imaginer à quel point la pratique d’une langue étrangère par toute une population peut encourager et stimuler la dissimulation, la défiance, la complicité de part et d’autre. Cette pratique nous apparaît surtout comme un exutoire, une façon d’affirmer une non-intégration, un sentiment de rejet ; on ne saurait donc, en tout état de cause, minimiser le problème, autrement plus grave que la pratique de signes ostensibles, ce qui nous fait penser que l’on voit l’arbre et non la forêt en s’attaquant à des éléments somme toute assez insignifiants, en comparaison. Le fait de nier cette affaire ne résout rien.

   De surcroît, l’arrivée de nouveaux immigrés maghrébins - et le problème s’est posé aussi en Israël - aboutit à renforcer cette pratique linguistique même chez ceux qui ont bien intégré la langue française, et l’on peut alors parler d’une régression au niveau de l’intégration. Cercle vicieux dans la mesure où c’est précisément parce que ceux qui s’étaient intégré sont revenus vers l’arabe ou le kabyle que les nouveaux immigrés n’ont même pas à faire vraiment l’effort de s’exprimer en français. A quel jeu joue-t-on ici ?

   En se refusant, chaque fois que l’occasion se présente, à communiquer en français, ces maghrébins - et le phénomène est assez général - retardent ou limitent d’autant leur intégration en France : qui le contesterait ? Et ce non seulement sur le plan linguistique mais aussi et surtout sur le plan socioculturel puisque cela signifie, ipso facto, qu’ils restent entre eux.5

   De deux choses l’une, soit ces Maghrébins ne se rendent pas compte du problème, victimes de quelque forme de schizophrénie, soit au contraire ils savent très bien ce qu’ils font et se cachent derrière le voile de l’Islam pour pratiquer ce qu’il faut bien appeler un double jeu ou le jeu du chat et de la souris. Ce qui peut nous faire réfléchir sur les véritables motivations et enjeux de la présence maghrébine en France, dès lors que ces ressortissants se comportent comme en terre conquise. Sous l’Occupation, ceux qui ne parlaient pas français en France étaient les Allemands.

   Il convient de rappeler les fortes réticences de la part des maghrébins musulmans à devenir citoyens français, à l’époque française - dilemme qui ne se posait pas, pour diverses raisons, aux Juifs.6 En devenant français, en effet, ils se soustrayaient ipso facto à la loi islamique. Probablement ces musulmans eussent-ils préféré qu’on ne leur laissât point le choix, ce qui eût évité les pressions de la part de l’autorité religieuse ?

   Au demeurant, les Musulmans ont un sens assez aigu de l’incompatibilité des conditions et des statuts mais en même temps ils sont prêts à se prêter à des gesticulations et à des dénégations qui ne trompent personne et qui relèvent carrément de la mauvaise foi, de l’ambiguïté, au sens sartrien du terme.

   Précisons que ce parler arabe ou kabyle est souvent de médiocre qualité, qu’il ne s’accompagne guère d’une aptitude à lire les textes ou d’une bonne connaissance historique des cultures concernées ; c’est en quelque sorte un argot et d’ailleurs il y a dans l’argot français bien des mots d’origine maghrébine (flousse, fissa, maqash, chouia, bled, toubib, etc), un argot qui fut souvent le fait de truands, de marginaux qui ne souhaitaient pas qu’on écoutât leurs combines avant d’être compris - mais pas forcément utilisé - de tous. Ajoutons aussi que le dialecte algérien est un mélange d’arabe et de français, à la façon de l’anglais, mélange de saxon et de normand.

   Il est vrai que par ailleurs les musulmans ont parfois le sentiment de ne pas comprendre la société français et ses subtiles conventions, leur recours à ce qu’il faut donc bien appeler un argot franco-arabe ne serait alors qu’une réponse du berger à la bergère. Face à un monde considéré comme par trop hermétique et dont le sésame ne se réduit pas à une certaine connaissance du français mais implique des codes non écrits, la communauté musulmane de France n’a pas trouvé d’autre parade que de s’enfermer dans un ghetto linguistique.

   Importance de l’argot qui n’est d’ailleurs pas propre aux maghrébins et qui se manifeste chez les jeunes générations par un abus du verlan (chanmé, chelou, meuf, keum, teuf, keuf, feuj et bien sûr beur etc) Soulignons que dans un cas, ce sont des étrangers, les maghrébins qui tiennent à conserver leur langue alors que dans l’autre il s’agit de Français qui cherchent à se différencier. En fait la laïcité a surtout pour fonction de gérer ce besoin de différenciation au sein d’une société par trop homogéne et non pas de tolérer les échecs d’intégration de la part de certaines populations immigrées. Il ne convient pas de faire preuve d’un excès d’optimisme d’autant que de tels comportements observables chez les maghrébins sont contagieux. Heureusement, la dispersion, la mixité relatives des populations conduisent à atténuer le problème. Par ailleurs, force est de constater qu’il faut se méfier des électrons libres qui ne soumettent à aucun cadre, étant déconnectés de toute appartenance communautaire. Toujours est-il que le fait pour un groupe de parler en arabe ou en kabyle éloigne ceux qui ne pratiquent pas ces langues et au contraire favorise les contacts avec les nouveaux arrivants des pays arabes. On pourrait donc parler des risques d’israélianisation de la société française, synonyme d’échec de l’assimilation d’immigrations massives et se succédant en plusieurs vagues : les maghrébins seraient pour la France ce que sont les russes pour Israël, une sorte de société dans la société, non sans quelques aspects mafieux, tant ce type de situation empêche la censure et le contrôle. Au lieu d’assumer un état passager d’infériorité par rapport à la société supposée intégrante, les immigrés de ce type préfèrent constituer une contre société ou une société parallèle et placer l’autre, de facto, en situation d’étranger.

   C’est en quelque sorte le coup de la glace sans tain que nous jouent les maghrébins, en situation de voyeurs : j’observe mais on ne me voit pas, j’écoute mais on ne me comprend pas, ce qui ne peut que créer un complexe de supériorité; il est difficile de résister à une telle tentation que l’on pourrait qualifier de perverse et qui peut générer un certain sentiment/fantasme d’impunité : je vois mais on ne me voit pas. Il ne s’agit pas tant ici d’exclusion que de distanciation si l’on admet que ces populations sont quelque part francophones car si elles ne l’étaient pas le problème se poserait bien entendu autrement.

   Il conviendrait d’ajouter un autre paramètre, celui d’une transposition d’une situation propre au Maghreb vers la France : on sait à quel point le débat existe au Maghreb sur le rapport qu’il faut avoir avec la langue française, on parle d’arabisation. Au Maghreb, résister au français fait autrement sens qu’en France mais est-ce que tous les maghrébins vivant en France s’y retrouvent face à une langue à la fois exigée en France et rejetée “là-bas”, eux qui se trouvent otages de deux politiques linguistiques radicalement opposées ? On voit donc tout ce qu’il y a d’étrange à se rendre dans le pays colonisateur quand le pays colonisé refuse la langue du dit pays colonisateur : poursuivre le combat contre le français en France fait-il sens ?

   La France reconnaît et admet un certain bilinguisme régional mais certainement pas national. Que les Alsaciens parlent “chez eux” dans une langue germanique et les Bretons dans une langue celte, sans parler des Corses : à la rigueur car, après tout, la France a bel et bien annexé leurs territoires assez tardivement. Mais il n’en est pas de même, à notre connaissance, pour l’arabe : l’Algérie est indépendante depuis 1962 et les maghrébins ne sont même pas concentrés dans une région donnée et quand bien même cela serait, le Maghreb ne se trouve pas ou plus en France ! Si le Maghreb était resté français, au niveau étatique, les choses seraient probablement différentes mais tel n’est pas le cas et il convient d’en tirer les conséquences : la France aurait peut-être pu conserver son empire d’Outre Mer, elle ne l’a pas fait, une autre voie s’est présentée à elle qui implique une autre stratégie par rapport aux populations existant en son sein. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre ! Pour parler comme les maghrébins : Inchallah !

   Pour relativiser le problème, on nous parle de ce qui se passe dans d’autres pays, du comportement des Français à l’étranger mais nous sommes là en présence d’un cas extrême, celui d’une langue vécue de façon aussi contradictoire, dans le rejet et la fascination et qui plus est il s’agit de deux langues totalement différentes et non pas cousines comme le sont le français, l’anglais ou l’espagnol, qui partagent toutes trois, tant de mots en commun et donc qui favorisent une certaine interaction. En revanche, l’arabe et le kabyle sont des langues sur lesquels un francophone n’a aucune prise, même si de fait le dialecte algérien accueille généreusement les mots français.

   Il nous semble donc qu’il faut faire pression pour empêcher l’arabisation ou la défrancisation des pays du Maghreb, dès lors que cela gène sensiblement l’intégration linguistique des Maghrébins, ce qui, dans notre esprit, ne se réduit pas à parler français mais à cesser de parler arabe en public lorsque tout le monde ne comprend pas cette langue.

   Pour nous, la société a une fonction répressive, de surveillance, nécessaire qui est exercée par tous ses membres les uns par rapport aux autres. Il n’est donc pas concevable que des membres de la dite société échappent à ce contrôle en pratiquant une langue qui n’est pas comprise par le reste de la population. Ces populations peuvent intervenir dans nos discussions mais la réciproque n’est pas vraie. Une solution consisterait à traiter les maghrébins comme des non francophones qui ne sont pas invités à intervenir dans une discussion se tenant en français et à leur demander de rester entre eux.

   Il est en tout cas navrant de voir des différences non pertinentes au sein d’un ensemble supposé national se maintenir voire se renforcer et s’étendre - à moins de les considérer carrément comme celles qui distinguent diachroniquement l’immigré et l’autochtone - alors que par ailleurs des différences essentielles, sur le plan synchronique, celles de l’homme et de la femme, sont de plus en plus mal conscientisées.

   Insistons sur le fait que nous ouvrons ici un débat et que nous voudrions que l’on répondît à nos arguments : est-ce que notamment l’Islam développe une attitude de non réciprocité avec l’autre et revendique, de façon plutôt caractérielle, une exception culturelle liée à une théologie qui veut avoir le dernier mot ?

   Rappelons que tout changement implique des choix. L’immigration est un changement, elle est passage d’un état à un autre, tant dans l’espace - ici et ailleurs - que dans le temps-avant et maintenant. Il ne fait pas sens de vouloir changer d’espace temps sans accepter de se changer. En d’autres termes, certaines attitudes passées ne sont plus acceptables, ne sont plus compatibles avec le changement que l’on veut délibérément opérer ou tout simplement qui s’opère au niveau d’un destin collectif plus ou moins subi.

   Pour en revenir au niveau sociolinguistique, l’immigré a le devoir d’apprendre, de pratiquer et de s’en tenir à la langue du pays d’accueil, c’est-à-dire de s’adapter au nouvel espace linguistique dans lequel il entre, il est admis. Car la langue est un impératif social de première grandeur qui passe bien avant toute manifestation identitaire de type alimentaire ou vestimentaire et on se doit d’être intransigeant sur ce point quand bien même certaines sociétés ne seraient pas parvenu à gérer correctement ce problème, ce ne sont pas les dites sociétés qui feront référence et qui vont jusqu’à trouver souhaitable que chacun possède une seconde langue dans laquelle il pourra s’isoler. Autrement dit, ceux qui n’ont que le français n’ont qu’à apprendre une autre langue pour être comme les maghrébins : c’est le modèle maghrébin qui devrait donc carrément s’imposer, si on pousse les choses jusqu’à l’absurde. Il faut dire qu’une population comme l’algérienne pour qui cela ne pose aucun problème de mélanger, au quotidien, deux langues au sein du même dialecte - l’arabe et le français - n’en est plus à une contradiction et à un compromis près !

   En conclusion, contrairement à ce que le débat sur les facteurs identitaires religieux l’a laissé entendre, seule la question linguistique n’est pas négociable au niveau national car son non respect entraîne une inégalité : ceux qui disposent de deux langues exercent par le fait un privilège exorbitant, et, selon nous, ce point relève des droits de l’homme : les Français ont le droit absolu et inaliénable de vivre dans une société où chacun peut entendre ce que dit l’autre, une société fluide, sans barrière de communication. Il serait grave que l’immigration d’un pays vers un autre compromette cette fluidité et de ce point de vue la question du voile nous apparaît comme tout à fait secondaire au regard de la constitution d’un ghetto linguistique, dès lors que celui-ci se transforme en une sorte de citadelle, de refuge qui permet de s’abstraire, selon son bon plaisir, de la société à laquelle on est censé appartenir et à laquelle, en tout état de cause, on appartient de facto, par delà ses états d’âme personnels. Il ne faudrait pas, notamment, que les maghrébins profitent d’une société française qui a su préserver une certaine homogénéité et en même temps en compromettent le bon fonctionnement en faussant, en détournant, le processus normal de communication.

   Ce qu’on appelle identité, c’est en fait, le plus souvent, une façon de désigner ce qui appartient à une autre époque et à une autre société. Dans ce cas, que serait l’identité française pour les Français vivant en France ? L’identité ne serait-elle alors qu’un produit d’exportation, une sorte de bagage que l’on emporte quand on change d’espace-temps ? Ou bien faudrait-il que les Français cultivent le souvenir d’époques révolues de leur Histoire ? On conçoit tout ce qu’il y a de rétrograde dans le concept d’identité entendu de la sorte. En réalité, ne vivrait-on pas en permanence des conflits identitaires, entre le passé et le futur ? Le futur est un lieu de convergence, de recentrage, pour tous les membres d’une société : il n’y a pas que les immigrés en titre qui doivent faire le deuil de leur passé, nous sommes tous, en passant d’une ère, d’un âge à un autre, des immigrés, deuil de l’enfance, deuil d’un métier, deuil d’un mandat, deuil d’une ville que l’on a du quitter, deuil d’une époque où les choses se passaient autrement, où les valeurs n’étaient pas les mêmes etc. Et c’est par ce deuil imposé à tous que les hommes peuvent se rencontrer et communiquer sinon communier. Si un adulte continue à s’habiller comme un enfant, devra-t-il s’étonner qu’on ait du mal à le considérer comme un adulte ? On conçoit donc ce qu’il peut y avoir d’immature dans certaines revendications identitaires. Certains maghrébins se plaignent de faire l’objet de discrimination et quand on leur propose de renoncer aux signes qui entretiennent la dite discrimination, ils s’offusquent. En tout état de cause, les Juifs ne se cachent pas, quant à eux, derrière une langue incompréhensible pour leur environnement et n’ont d’ailleurs aucune langue en commun: quand ils parlent entre eux telle ou telle langue, cela ne saurait être assimilé à un fait ou à un acte religieux comme c’est le cas pour les musulmans : il y a aussi des maghrébins juifs, il ne faudrait pas qu’ils donnent le mauvais exemple mais, à tous points de vue, le risque n’est pas comparable.

   La dérive identitariste maghrébine, dont on ne saurait sous-estimer la dimension paranoïaque, de défiance par rapport à l’autre dont on cherche à se protéger tout en l’approchant - trouve sa pierre d’achoppement au niveau de la langue et, paraphrasant une formule de Clermont-Tonnerre à propos des Juifs : accordons aux Maghrébins tous les signes ostensibles qu’ils désirent, au niveau individuel, s’ils souhaitent absolument se distinguer, à la seule condition qu’ils ne se coupent pas de la nation française par la pratique d’une autre langue que le français. La femme qui porte le tchador peut en effet le porter en tant qu’individu, parmi des personnes non maghrébines. En revanche, elle ne pourra parler l’arabe et le kabyle qu’avec d’autres maghrébin(e)s et en se fermant, au niveau de la communication, à ceux qui ne le sont pas.

   Il serait temps de comprendre que la langue laisse à chacun le soin d’exprimer sa personnalité - c’est ce qu’on appelle l’individuation - et même sa culture: rien n’empêche, s’ils le souhaitent et quand ils le souhaitent, les maghrébins de parler le français à leur manière et avec un accent qui leur soit propre, comme le font les marseillais ou les bordelais. C’est précisément l’extrême diversité d’expression que permet une langue qui permet d’appréhender la personnalité de chacun, ce qui n’est évidemment pas possible quand l’autre ne parle pas la même langue. En outre, ce n’est pas parce que l’on parle la même langue que les autres que l’on se dévoile forcément, toutes les barrières ne tombent pas du seul fait que l’on partage une même langue. Une individuation, au sein d’une société donnée, qui passerait par le recours à des langues radicalement différentes ne respecte pas l’équilibre qui doit régner entre le particulier et le collectif. De la même façon, une langue pour évoluer n’a nullement besoin de recourir à des emprunts à d’autres langues - ce n’est nullement une fatalité, elle doit être en mesure de se diversifier au niveau sémantique, sans nécessairement subir un métissage, lequel métissage ne saurait affecter et hypothéquer en tout cas le maintien d’un outil commun à toute une société.7 Tout membre d’une société donnée a toute latitude pour trouver moyen d’exprimer sa différence sans rompre et sans refuser les structures de la dite société.8

   Des termes comme “identité” ou “intégration” sont utilisés sans beaucoup de précaution : ainsi, peut-on empêcher quelqu’un de s’identifier à un groupe donné, sans même d’ailleurs que le dit groupe en soit informé ou de déclarer qu’il s’est intégré alors qu’il est le seul à le penser, selon des critères qui lui sont propres ou encore qu’il ne “voit” pas de différence entre lui et autrui ? Paradoxalement, moins les gens sont intelligents et moins ils ont conscience de leurs limites et plus ils ont des prétentions fondées sur des raisonnements douteux. Avec Bourdieu, nous savons qu’il y a des pesanteurs sociales dont on ne peut faire fi. Il est une utopie qui prétend que nous pouvons reprogrammer le monde à notre guise et qui s’imagine un peu vite que ce que les hommes ont fait, d’autres hommes peuvent le défaire et ce sans chercher à comprendre ce qui a été établi avant de prétendre le dépasser. Cela aboutit à multiplier les identités chez une seule et même personne bien plus qu’à en remplacer une par une autre.

Jacques Halbronn
Paris, le 17 septembre 2003

Note

1 Cf. Jean de la Guérivière, Amère Méditerranée. Le Maghreb et nous, Paris, Le Seuil, 2004, pp. 365-366. Retour

2 Cf. La Lettre de LDJ (Liberté du Judaïsme), septembre 1993. Retour

3 Cf. Encyclopaedia Hermetica en ligne, rubriques Hypnologica, Judaica. Retour

4 Cf. “Des signes et critères de la féminité”, Encyclopaedia Hermetica en ligne, rubrique Hypnologica. Retour

5 Cf. notre étude sur “Xénophobie et islamophobie : l’amalgame”, sur Encyclopaedia Hermetica en ligne. Retour

6 Cf. Jean de la Guérivière, Amère Méditerranée. Le Maghreb et nous, op. cit., pp. 374-375. Retour

7 Cf. nos études linguistiques, Encyclopaedia Hermetica en ligne, rubrique Gallica. Retour

8 Cf. Bernard Lahire, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, Ed. La Découverte, 2004. Retour



 

Retour Hypnologica



Tous droits réservés © 2004 Jacques Halbronn